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samedi 27 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (3) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

   L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

L’ETAT REEL DE L’ALGERIE EN 1847 ET LES ILLUSIONS QU’IL SUSCITE

 Alors que Tocqueville écrivait dans son opuscule de  1841 « Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés », il donne, dans son rapport de 1847, un bilan des désastres occasionnés par la guerre menée par Bugeaud et l’armée d’Afrique. Quelques extraits significatifs méritent d’être cités ni extenso :

 DANS LES VILLES :

« les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées  par notre administration plus encore que par nos armes. »

 LES SPOLIATIONS ET LES SACCAGES DE LA CAMPAGNE

     . « Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites.

     . « Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus »

     . « Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. « 

  .  « Ailleurs, des tribus, ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles …, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. »

 En conséquence, « Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on laisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux, la possession du sol et la situation de ceux qui les habitent, » dépendent uniquement des besoins des européens et du bon plaisir de leurs gouvernants

 L’ETAT D’ESPRIT DES TRIBUS

Loin d’être prêtes à reconnaitre les apports positifs de la présence française en Algérie, Tocqueville  montre que les ravages de la guerre ont à la fois détruit les ressources du pays et désorganisé toutes les structures sociales et administratives traditionnelles.

 «  Les populations de l’ouest, celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises, et en même temps plus frémissantes (que celles de l’est)   Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée. »

« A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. …, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire. »

 En conséquence, les membres des tribus livrées à elles-mêmes, privés de leurs dirigeants tant politiques que religieux, devenus apathiques et incapables de réagir, vivent dans la terreur de nouvelles razzias et, pour y échapper, acceptent, contraints et forcés, la présence des français et la cohabitation obligée avec eux.

 LA DESTRUCTION DE LA CIVILISATION ARABE DE L’ALGERIE

Selon Tocqueville, elle est la conséquence de la confiscation des terres Habou et de la suppression de leur inaliénabilité Or, ces terres servaient à financer non seulement les mosquées mais aussi les écoles et les institutions charitables :

 « Il existait un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout, nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »

 Tocqueville donne alors un exemple précis de ce qu’il avance :

 « à  l’époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à  50, et les enfants qui les fréquentent à 550. »

 Ce constat, particulièrement sévère, prononcé devant la plus haute autorité législative du pays, témoigne que la plupart des français était au courant de ce qui s’est passé réellement en Algérie du fait des ravages de l’armée et des spoliations des colons comme de l’administration.

 Assez paradoxalement, Tocqueville va tempérer son propos en montrant que cette situation ne doit pas être généralisée et que, dans certains secteurs, les autochtones algériens ont reçu de multiples bienfaits de la France, qu’ils apprécient sa présence sur leur sol et la ressentent comme bénéfique : 

     . « Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes.

     . Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du Prophète.

     . Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens.

     . Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière …(et)… ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs honneurs et leur pouvoir. 

      .  Il y a plus ; dans plusieurs des lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice. »

 De ce qui précède, Tocqueville tire la conclusion suivante : « Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens. »

 Ainsi, selon ces derniers textes, Tocqueville semblerait penser que l’on se trouve à un tournant historique : selon lui, l’ère de la violence est terminée, désormais, il convient de passer à une nouvelle étape, celle de la pacification qui seule permettra aux peuples « arriérés » de l’Algérie de progresser sur la voie de la civilisation au contact des colons et des immigrants européens.  

 Cette mutation ne pourra cependant s’effectuer que si on passe d’un gouvernement militaire à un gouvernement civil, ce qui sera l’objet des propositions pour l’Algérie effectuées dans la dernière partie du rapport.

mercredi 17 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (2) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

  L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

Alexis de Tocqueville s’est intéressé au problème de l’Algérie à deux reprises :

   . En 1841, il publie un opuscule de 55 pages appelé « travail sur l'Algérie »

   . En 1847, il est rapporteur des travaux de la « commission chargée d’examiner le projet relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie ». Le rapport, lu à la chambre des députés le 21 mai 1847, est conservé dans les procès-verbaux de cette assemblée.

Ces deux documents correspondent exactement au séjour de Bugeaud en tant que gouverneur général et il est intéressant de les comparer afin de déterminer l’évolution survenue à la fois dans les conceptions formulées par Tocqueville et, plus généralement, dans les mentalités dominantes à propos du fait colonial.

Je découperai mon propos en trois parties

-          L’approbation de la politique menée par la France en Algérie et en particulier par Bugeaud,

-          L’état réel de l’Algérie et les illusions qu’il suscite,

-          Les perspectives d’avenir.

L’APPROBATION DE LA POLITIQUE MENEE PAR LA FRANCE EN ALGERIE ET EN PARTICULIER PAR BUGEAUD

Cette approbation, selon moi, concerne trois aspects :

            . l’intangibilité de la présence française en Algérie et les arguments qui la démontrent.

            . l’acceptation de la colonisation.

            . la caution de la politique de terreur.

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’INTANGIBILITÉ DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE EN ALGERIE

Dès 1841, alors que des doutes subsistent sur cette présence, elle est clairement proclamée par Tocqueville.

 Pour cela, il utilise d’abord trois justifications politiques que l’on retrouve chez tous ceux qui sont partisans du maintien de la France sur la côte nord-africaine :

   . D’une manière générale, abandonner une conquête est signe de faiblesse, de repliement sur soi et de décadence.

   . L’Algérie  possède une place de choix dans la géopolitique méditerranéenne : grâce aux deux ports de Mers-El-Kebir et d’Alger dont l’importance stratégique est essentielle et qui pourront devenir des bases navales, la France pourra dominer et contrôler toute la Méditerranée occidentale.

   . En cas d’évacuation de l’Algérie, d’autres puissances pourraient s’y installer faisant évoluer le rapport de force au détriment de la France.


   . A ces affirmations, il ajoute surtout un argument civilisationnel : la conquête a mis le « contact, même par la guerre, entre deux races dont l'une est éclairée et l'autre ignorante, dont l'une s'élève et l'autre s'abaisse. Les grands travaux que nous avons déjà faits en Algérie, les exemples de nos arts, de nos idées, de notre puissance ont puissamment agi sur l'esprit des populations mêmes qui nous combattent avec le plus d'ardeur et qui rejettent avec le plus d'énergie notre joug. 

En un mot, il est évident pour moi que, quoi qu'il arrive, l'Afrique est désormais entrée dans le mouvement du monde civilisé et n'en sortira plus. Il faut donc conserver Alger. »

Il ajoute également une phrase qui résume bien sa pensée et ses illusions : «  la société européenne est venue, la société civilisée et chrétienne est fondée »

 Ainsi, selon Tocqueville, la France a commencé à apporter à l’Algérie les lumières de notre civilisation, les autochtones ont entamé leur progression vers le progrès du fait qu’ils peuvent observer tous les jours la supériorité de notre civilisation occidentale : les abandonner conduirait à les faire retomber dans leur ignorance !

Cet état d’esprit et le concept de la supériorité de la race blanche sur les autres peuples ressentis comme arriérés est une idée acceptée et défendue par la plupart des penseurs du 19è siècle et au-delà.

 Dans le  rapport de 1847, Tocqueville n’évoque même pas  le problème du maintien de la présence française en Algérie, tant il est évident qu’il n’est plus remis en cause : les victoires de l’armée française de la période Bugeaud ont conforté tous ceux qui considéraient que la possession de l’Algérie est désormais intangible.

LA NÉCESSITÉ D’AMPLIFIER  LA COLONISATION

En 1841, alors que l’échec de la colonisation de la Mitidja est patent et que les ordonnances gouvernementales ouvrent prudemment les règles concernant l’émigration en Algérie, Tocqueville  fait l’apologie de la colonisation en indiquant qu’elle est absolument nécessaire si la France veut se maintenir en Algérie et si elle veut diminuer les lourdes charges occasionnées par la présence d’une armée importante :

Voici ce qu’il écrit : « La colonisation sans la domination sera toujours, suivant moi, une œuvre incomplète et précaire »… « En un mot la colonisation partielle et la domination totale, tel est le résultat vers lequel je suis convaincu qu'il faut tendre, »… « tant que nous n'aurons pas une population européenne en Algérie, nous serons campés sur la côte d'Afrique, nous n'y serons pas établis. Il faut donc faire marcher ensemble, s'il est possible, la colonisation et la guerre…, si une population européenne est plus difficile à établir en Afrique pendant la guerre, cette population, une fois établie, rendrait la guerre plus facile, moins coûteuse et plus décisive en fournissant une base solide aux opérations de nos armées »

 Dans le rapport de 1847 rappelle, cependant, que la France ne peut cependant pas faire tout ce qu’elle veut, eu égard aux dispositions de la capitulation d’Alger concernant la propriété :

« On nous livrait la ville, et, en retour, nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis avec toutes les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent. » 

Ces citations montrent bien l’ambiguïté de la pensée de Tocqueville qui essaie de concilier deux réalités inconciliables :

-          L’acte de capitulation de 1830 a garanti aux habitants  le respect de leurs propriétés, de leur religion et par voie de conséquence de leurs coutumes et de leur civilisation.

-          La nécessité de la colonisation implique que la France puisse récupérer des terres pour y installer les colons.

 Pour tenter de résoudre cette contradiction, Tocqueville, dans son rapport de 1841, prône trois modes d’action :  

     . l'expropriation effectuées des terres appartenant aux tribus hostiles à l’occupation française et ayant fui pour rejoindre la rébellion. Ces terres seraient définitivement confisquées même si ces tribus arrivent à rémission et acceptent de faire allégeance à la France : «  La plus grande partie de la plaine de la Mitidja appartient à des tribus arabes qui, de gré ou de force, sont aujourd'hui passées du côté d'Abd-el-Kader. Il faut que l'administration devenant la maîtresse de ce territoire, il ne soit point rendu, même à la paix. Les tribus qui l'occupaient nous ont fait la guerre ; leur terre peut être confisquée d'après le droit musulman. C'est un droit rigoureux dont il faut, dans ce cas, user à la rigueur. »

   . Le rachat des terres acquises d’abord par des spéculateurs européens dans le seul but de les revendre sans ayant pour objectif de les mettre en valeur, « soit de gré à gré, soit de force, en les payant largement. de très grands espaces sont non pas occupés, mais possédés par des Européens qui les ont acquis des indigènes… la plupart, qui sont des agioteurs en fait de terres, ne vendent point parce qu'ils pensent qu'une époque viendra où ils pourront faire de meilleures affaires que maintenant. »

   . ce mode de rachat concernera aussi les terres des tribus aux mêmes conditions : « il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la forme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. »

cette dernière allégation montre clairement la méconnaissance manifestée par Tocqueville du régime de propriété des terres que l’acte de capitulation de 1830 avait pourtant accepté de respecter.

Tocqueville était néanmoins conscient que faire racheter ces terres soi-disant vacantes par l’administration risquait de mettre  en péril la survie des tribus : en effet, la plupart des terres des tribus étaient communes du fait qu’elles étaient utilisées soit pour des cultures temporaires comme c’était le cas dans la Mitidja, soit en tant que terres de parcours pour les troupeaux (terres Arch).

 Pour y pallier, il cautionne les idées défendues par Bugeaud : resserrement, cantonnement, sédentarisation.

il ne s’agit pas de déplacer les tribus pour laisser leurs terres aux colons, car cette politique «   a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. » en conséquence, «  On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire »

 Celle-ci implique la sédentarisation des tribus et avec construction de maisons et pratique de l’agriculture. Certains «  désirant nous complaire ou profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont bâti des maisons et les habitent. Dans (la province) de Constantine, de grands propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine de Bone, Carési, cultive ses terres à l’aide des bras et de l’intelligence des Européens…(ce sont) d’heureux indices de ce qu’on pourrait obtenir avec le temps. »

 Ces idées illustrent parfaitement les théories raciales exprimées dans le paragraphe précédent : les peuples africains sont arriérés, si on veut les faire progresser vers le progrès, il est nécessaire de les mettre au contact avec les colons européens en les amenant à constater les bienfaits de la civilisation occidentale. On a l’impression, à la lecture de ces citations, que Tocqueville, à l’image de ses contemporains, justifie par de nobles ambitions, la nécessité de confisquer les terres sans se préoccuper du devenir réel des tribus ainsi dépossédées. En fait, pétri de l’idée de la supériorité de la civilisation occidentale et du progrès qu’elle apportera aux peuples arriérés, il se refuse à concevoir que ces peuples, soi-disant arriérés, puissent avoir conçus des modes de vie adaptés à leur environnement, par essence même, différents de ceux des européens.

 En ce qui concerne la manière dont doit s’effectuer la colonisation. Tocqueville mentionne la nécessité, comme le prône  Bugeaud, de ne pas laisser les colons s'éparpiller dans la campagne mais de créer de manière rationnelle et coordonnée  des villages de colonisation, il prône également une méthode semblable à celle que Bugeaud et Guyot voulurent pour l’Algérie à toutefois une exception la terre doit être vendue aux colons et non concédées aux colons :

«   L'administration doit cadastrer avec soin le pays à coloniser, et, autant que faire se pourra, l'acquérir afin de le revendre à bas prix aux colons quitte de toute charge. Elle doit fixer l'emplacement des villages, les fortifier, les armer, les tracer, y faire une fontaine, une église, une école, une maison commune et pourvoir aux besoins du prêtre et du maître. Elle doit forcer chaque habitant à loger lui et son troupeau dans l'enceinte et à clore son champ. Elle doit les soumettre tous aux règles de garde et de défense que la sécurité commande ; et mettre à la tête de leur milice un officier qui maintienne dans la population quelques habitudes militaires et puisse les commander au dehors. Il faut de plus que, soit par elle-même, soit par l'intermédiaire de compagnies colonisantes, elle fournisse aux colons soit des animaux, soit des instruments, soit des vivres, afin de faciliter et d'assurer la naissance de l'établissement »

Par contre, il s´oppose à Bugeaud sur une de ses idées-forces : L’implantation des colonies militaires chères au Maréchal «  Quant aux colonies militaires, je dirai d'abord qu'il faudrait ne les composer, d'abord au moins, que d'hommes non mariés. Ce qui est un inconvénient immense. C'est avec des familles et non des individus qu'on colonise…, il paraît bien déraisonnable de croire qu'on trouvera beaucoup de soldats qui, après leur service, veuillent rester en Algérie pour y cultiver la terre militairement en vue d'avantages éloignés et précaires. … même si au bout d'un certain nombre d'années, ils doivent  devenir propriétaires libres. »

  Tocqueville indique enfin que la seule solution permettant la réussite de  la colonisation de l’Algérie est que les colons en tirent avantage :

     . En leur vendant la terre en toute propriété,

     . En les laissant se placer où ils veulent et cultiver comme ils l’entendent sans leur imposer quoi que ce soit,

     . En leur permettant de s’enrichir et pour cela en leur permettant de vendre « chèrement et aisément » leurs productions en France ainsi, il faut que la métropole achète désormais son tabac en Algérie plutôt que de l’importer d’Amérique. 

« L'appât du gain et de l'aisance attirera bientôt dans le Massif et dans la Mitidja autant de colons que vous pourrez en désirer » : tel est le message que Tocqueville livre des ambitions de cette société qu’il voudrait implanter dans la colonie au nom de sa supériorité !


LES MÉTHODES DE GUERRE

 Dès 1841, Tocqueville cautionne la méthode des razzias en indiquant qu’elle est la seule qui puisse vaincre les tribus. Par voie de conséquence, il approuve la nouvelle stratégie de guerre mise en place par Bugeaud :  « On peut donc dire, en thèse générale, qu'il vaut mieux avoir plusieurs petits corps mobiles et s'agitant sans cesse autour de points fixes que de grandes armées parcourant à de longs intervalles un immense espace de pays. »

 De plus, il avalise les méthodes de terreur et de violence commandées de Bugeaud  en dépit de leur inhumanité et tente même de les justifier en montrant, qu’au final, elles se sont révélées bénéfiques.

Son argumentation est assez surprenante : selon Tocqueville, la nouvelle technique militaire a permis non seulement d’emporter la victoire mais aussi d’apprendre à connaître les tribus arabes, d’étudier leur comportement et de discerner leurs mentalités :

 « La longue guerre… nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. »

«  L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patience et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. ... nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements »

Cette meilleure compréhension a permis à l’armée de constater deux particularités que Tocqqueville résume ainsi :

     . «  la société musulmane d’Afrique n’était pas incivilisée, elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite »

     . «  les peuples à demi-civilisés comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence, ils n’entendent bien que la justice… la justice exacte et rigoureuse »

On en revient donc toujours à la même idée : les autochtones algériens sont à demi civilisés, de ce fait, ils ne peuvent comprendre que la loi du plus fort ; c’est seulement par la loi du plus fort que l’on pourra les faire progresser dans la voie du progrès :  il faut donc nécessairement que les tribus soient tenues d’une main de fer par le pouvoir militaire. C’est seulement quand ces tribus auront été vaincues que l’on pourra les civiliser en leur montrant tous les bienfaits de notre civilisation.

vendredi 12 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet : PROLOGUE (1)

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

Comme je l’ai fait en donnant le point de vue de Louis Veuillot à propos de la situation en Algérie en 1845, je voudrais évoquer, dans ce chapitre, les analyses de trois intellectuels concernant l’état de la colonie à la fin de la monarchie de juillet.

Ces trois penseurs présentent à la fois un état des lieux existant en Algérie et établissent des perspectives d’avenir pour cette colonie :

-          Alexis de Tocqueville est un laudateur rarement lucide de la politique de Bugeaud en Algérie qui cautionne en grande partie les méthodes du gouverneur général mais fait état aussi des conséquences désastreuses que ces méthodes ont générées sans toutefois les remettre en cause.

-          Le second témoin est Alphonse de Lamartine, député de Macon en 1846, qui prononça le 10 juin un discours sur l’Algérie ayant, à la fois, pour but de dénoncer les atrocités perpétrées par le système des razzias et de mettre les députés face à leur conscience pour les amener à élaborer un autre système politique dans la colonie.  

-          Le troisième intellectuel est moins connu, c’est un des tenants du socialisme utopique et un des inspirateurs du Saint-Simonisme, Prosper Enfantin, dont le but fut de tenter d’harmoniser le système du capitalisme naissant de l’Europe occidentale et les modes de vie traditionnels des tribus algériennes.