REMARQUE
. Tous les articles de ce blog ont été rédigés par moi-même sans emprunt littéral à d'autres auteurs, ils sont le fruit d'une documentation personnelle amassée au cours des ans et présentent ma propre vision des choses. Après tout, mon avis en vaut bien d'autres.
. Toutes les citations de mes articles proviennent de recherches sur les sites gratuits sur Internet



Mon blog étant difficilement trouvable par simple recherche sur internet, voici son adresse : jeanpierrefabricius.blogspot.com

lundi 30 juin 2014

A LA GLOIRE DE TOUS LES MOULOUD (1) poèmes  de tolérance et d'antiracisme

Il y a quelques semaines, je reçus par courriel une série de ces blagues xénophobes qui se colportent un peu partout sur Internet. Ce genre de plaisanteries semble banaliser le racisme ambiant dont je ressens souvent et de plus en plus les effets pervers.

Une des ces histoires parlait d'un Mouloud qui vivait aux crochets des autochtones de ce pays et était devenu plus riche qu'eux

J'ai été profondément ulcéré par ces histoires de mauvais goût inventées par des esprits haineux et intolérants et ai voulu, à ma manière, répondre à ces propos racistes de parasitisme concernant les immigrés ; c'est pourquoi, j'ai écrit cette série de sonnets qui raconte l'histoire de tous les Mouloud qui nous ont plus donné qu'ils n'ont reçu.

Mouloud est de tous les pays colonisés, il est un archétype plus qu'un personnage réel.

DANS LES TRANCHÉES. 

Le grand père de Mouloud combattit ardemment
Dans les sombres tranchées où sévissait la mort.
Il était courageux, heureux et plein d'allant. 
Il aimait la patrie, lui remettant son sort.

Il revint au douar éclopé et détruit : 
Les gaz l'avait brûlé, il n'était que douleur. 
Oublié du pays qu'il avait bien servi,
Il n'eut à sa mort ni discours ni honneur.

Effroyable destin que ces gens d'Algérie
Qui se voulaient français et que l'on envoya
Sur les fronts exposés au péril de leur vie

Coloniaux au grand cœur, vous avez espéré
Qu'un avenir meilleur naîtrait de vos combats
Il n'en fut rien hélas, rien ne sera changé

NOTE émanant du site du musée de L'histoire et de l'immigration :
En 1996, l’Historial de la Grande Guerre organisait à Péronne, dans la Somme, une importante exposition intitulée : "Mémoires d’Outre-mer ; les colonies et la Première Guerre mondiale". Les documents qu’elle donnait à voir, rappellent que, dans le "camp français" de l’époque, combattaient des tirailleurs algériens, marocains et sénégalais, des goumiers et des spahis, bref, quantité de jeunes gens recrutés dans l’empire colonial de la République française. Sur ces 600 000 enrôlés en Afrique du Nord, en Afrique occidentale française, en Afrique équatoriale française, en Indochine, à Madagascar, aux Antilles, dans les cinq comptoirs de l’Inde et dans le Pacifique, 80 000 périrent. Dès le début du conflit, les premiers contingents algériens et sénégalais débarquèrent à Marseille et à Sète d’où ils furent expédiés sur le front de la Marne. Il est à noter que parmi toutes les colonies françaises, l’Algérie représente pour la France, avec l’Afrique occidentale française, la plus grande pourvoyeuse en ressources matérielles et en hommes. Le bilan humain est cependant lourd pour les Algériens : "25 711 tués ; 72 035 blessés". En 1918, les tirailleurs algériens sont parmi les plus décorés, même si l’emphase en la matière fait partie d’une "politique indigène" de séduction.

dimanche 29 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (6) la PIETA RONDANINI  de Michel Ange

La PIETÀ RONDANINI présentée au château Sforza à Milan est la dernière œuvre de Michel Ange, il y travaillait même encore quelques jours avant sa mort : l'étude de cette statue permet donc de déterminer quelles furent les évolutions ultimes de sa pensée à la fois au niveau de son art mais aussi à celles de ses conceptions religieuses. 

Cela est d'autant plus intéressant que l'on dispose de deux éléments qui permettent de mesurer les phases d'élaboration de cette pietà :
   . D'abord sont conservés à l'Ashmodian Muséum d'Oxford les dessins préparatoires de l'œuvre.
   . Ensuite et surtout parce que la statue montre deux phases successives d'élaboration.

Les ESQUISSES PRÉPARATOIRES témoignent de la phase initiale du projet : à l'origine, il n'était pas très différent de celui de la Pietà Bandini : la Vierge Marie est debout, soutenant de ses deux mains passées sous les aisselles le corps de son fils mort. Elle a du mal à le faire tant le corps de Jésus est lourd.

Comme sur la Pieta Bandini, le Christ est présenté comme un cadavre :
     . la tête est renversée sur le côté sur une esquisse, et penche en avant sur l'autre,
     . Les jambes sont ployées,
     . Le corps présente une courbe qui semble le projeter vers le sol,
     . Les deux bras pendent de part et d'autre du corps, animés seulement par le mouvement que la Vierge leur imprime.

Le corps du Christ recèle, par la torsion qui le caractérise, une tension habituelle aux sculptures de Michel Ange mais cette tension est celle de l'abandon et de la mort et non la manifestation d'une énergie vitale.

La SCULPTURE SUR MARBRE  effectuée est totalement différente de l'esquisse tant au niveau de sa forme qu'à celle des conceptions mentales qui la sous-tendent. La comparaison avec la Pietà Bandini le montre à l'évidence.
 
En premier lieu, le corps de Jésus, la seule partie de la statue qui semble achevée, n'est plus celui d'un homme musculeux, dont les traits corporels ressortent vigoureusement, ils sont si adoucis que le corps en paraît lisse, on retrouve les traits du David mais aussi ceux des statues d'Apollon de l'époque Greco-romaine. Cette caractéristique se remarque tout particulièrement au niveau des jambes : aux formes décharnées de la Pietà Bandini se substitue une plastique harmonieuse. Le terme d'harmonie est d'ailleurs ce qui qualifie le mieux l'aspect du Christ dans cette sculpture.

De même, le corps n'est plus violemment déformé par la mort, les jambes sont à peine ployées et surtout la tête est à peine penchée presque redressée,

La sculpture des bras de Jésus est, pour moi,  l'élément essentiel qui témoigne du changement mental qui s'est opéré chez Michel Ange.

Pour en mesurer l'importance, il faut considérer la statue du côté droit : on voit y apparaître deux bras que j'ai numérotés :
   -1 le premier bras témoigne de la première phase de la sculpture : Michel-Ange l'a représenté tel qu'il apparaît sur l'esquisse, il pend le long du corps dans un geste d'abandon. S'il subsiste toujours, c'est que la statue n'était pas terminée, il est évident que l'artiste aurait détruit cette partie, il a d'ailleurs commencé à le faire en supprimant le raccordement de ce bras au torse de Jésus.
   -2 le manteau de la Vierge Marie qui forme une courbe  enserrant le corps de son fils,
   -3 le bras définitif apparaît derrière le manteau de la Vierge ; il est bien visible même s'il est à peine dégagé de la pierre.

le bras gauche (4) est sculpté de la même manière, ressortant à peine de la pierre.

Une telle  évolution donne tout son sens à la signification de cette pietà : le Christ n'est plus ce corps mort qui s'affaisserait  lourdement sur le sol s'il n'était pas soutenu, il devient un être longiligne qui, pour moi, évoque plus l'Ascension que la Passion, la Résurrection plus que la descente de la croix.

Cette impression est encore renforcée par la manière dont la Vierge est représentée :
   . dans la Pietà Bandini, elle est assise et peine à tenir le corps de Jésus que l'on vient de descendre de la croix, si elle n'était pas aidée par Nicomède, le cadavre s'affaisserait sur le sol.
   . Par contre, la Pietà Rondanini présente la Vierge Marie debout derrière son fils qu'elle enveloppe de son manteau : la main droite est posée sur son épaule : on a la sensation qu'elle accompagne le corps du Christ semblant sortir de la mort pour  prendre son ascension vers le ciel par la résurrection.

Cette impression est renforcée par la composition de cette Pietà qui mèle étroitement le corps de la Vierge et de son fils dans une courbe d'une étonnante harmonie. Il en est de même de la juxtaposition des deux visages qui, même non terminés, renforcent cette impression d' harmonie.

Le choix effectué par Michel Ange d'une Vierge Marie qui accompagne le corps du Christ mort sur la voie de résurrection n'est pas fortuit : cette sculpture est réalisée à l'époque où vient de se terminer le concile de Trente (1545-1563) qui a recréé de nouveaux concepts religieux pour la chrétienté catholique : ils montrent que l'homme seul, sans secours, ne peut accéder au salut et qu'il a besoin de l'intercession de la Vierge et des saints pour le faire : pour une âme aussi tourmentée que celle de Michel Ange, cette vision renouvelée de l'intercession comme porte du salut (déjà existante par le culte ancien des reliques) fut sans doute un élément important dans l'évolution de sa piété, c'est probablement ce qui explique cette vision nouvelle de la PIETÀ RONDANINI : la Vierge Marie devenant moins une mère éplorée que celle qui aide à gagner le ciel.

Si on replace cette pietà dans l'évolution générale des mentalités du XVIe siècle, elle témoigne de la fin du "règne de la mort" et de la prégnance de Satan sur la terre, les deux composantes religieuses élaborée au XVIe siècle l'avaient permis :
   . Le catholicisme par l'importance accordée aux intercesseurs,
   . Le protestantisme par la primauté de la foi sur les œuvres humaines.

L'art subira ensuite une nouvelle évolution qui mènera aux fastes de l'art baroque...

vendredi 27 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (5) la PIETA BANDINI de Michel Ange

Les deux pietàs dite Bandini, conservée au Duomo de Florence et Rondanini exposée au plais Sforza de Milan sont  toutes les deux des œuvres de vieillesse de Michel-Ange et sont inachevées, l'une parce qu'elle a été rejetée par l'artiste qui voulut la détruire, l'autre parce que la mort de l'artiste empêcha sa finition. Elles sont intéressantes en ce sens qu'elles témoignent de l'état d'esprit de Michel Ange dans la dernière partie de son oeuvre et de sa vie.

À cette époque, Michel Ange avait renié son passé de démiurge et pensait que l'artiste n'oeuvrait que par la grâce de Dieu qui lui révélait, par une vision, l'oeuvre à accomplir et guidait sa main afin qu'il puisse dégager du bloc de pierre la statue qu'il contenait en puissance. Dans cette perspective, les dernières sculptures de Michel Ange témoignent de sa piété avec un art spiritualisé et quasiment mystique.

La question qui se pose alors est de savoir comment cette profonde religiosité de l'artiste va s'exprimer. Les deux Pietàs de Florence et de Milan sont révélatrices de deux conceptions diamétralement opposées. L'une, celle de la PIETÀ BANDINI sera rejeté, l'autre, celle de la PIETÀ RONDANINI qui,  même inachevée, témoignera de l'évolution mentale survenue chez Michel Ange au moment de sa mort.

La PIETÀ dite BANDINI de FLORENCE, date de 1555. Michel Ange avait alors 75 ans. Cette Pietà, selon ce que j'ai pu en lire, ne correspondait pas à une commande mais était une œuvre personnelle que l'artiste aurait sculptée pour son propre tombeau. Dans cette perspective, il se serait représenté lui-même sous l'aspect du personnage se trouvant dans la partie supérieure de la pietà et qui figure soit Joseph d'Arimathie, soit plus sûrement Nicodème.

Cette sculpture aurait détruite si un des serviteurs de Michel Ange ne l'avait pas demandée pour lui-même. La Pietà fut ensuite restaurée par un disciple du maître, Calcagni, qui la répara et la termina en ajoutant le personnage de Marie Madeleine afin d'équilibrer la composition pour lui donner une forme triangulaire. Le visage de Marie Madeleine est très différent du style des visages tourmentés de Michel Ange et on peut reconnaître immédiatement qu'il s'agit d'un ajout.

Le Christ mort est la figure centrale de cette sculpture, on y retrouve les caractéristiques des sculptures du "règne de la mort", tant des pietàs que des mises au tombeau ; ces caractéristiques sont d'autant plus mises en valeur que Michel Ange  construit son œuvre en lui donnant l'amplitude du mouvement : sans le soutien que lui prodigue Nicodème et la Vierge Marie, le corps de Jésus tomberait lourdement sur le sol.

Le corps de Jésus est représenté en tant que cadavre, il montre une torsion exacerbé qui ne peut appartenir qu'à un mort, la tête serait violemment rejetée en arrière si elle n'était pas soutenue par le visage de la Vierge Marie, le bras gauche est quasiment désarticulé, la seule jambe représentée est décharnée et ployée à l'extrême (1) le visage est marqué par la mort.

Tout dans ce Christ rappelle les poncifs du règne de la mort. De même, la Vierge Marie est représentée sous les traits d'une femme âgée, ce qui établit un contraste frappant avec la Pietà de 1499.

Il reste à rendre compte de cette évolution : on peut en donner deux explications :

L'une est propre à Michel Ange lui-même qui, à la peur de ne pas être capable de figurer dans sa sculpture les desseins de Dieu, s'ajoute l'angoisse de sa mort prochaine et la crainte d'avoir voulu, par ses prétentions de jeunesse, défier Dieu.

À cette impression personnelle de l'artiste devait s'ajouter des considérations concernant l'ambiance de l'époque : le XVIe siècle est tout autant que les précédents, un siècle de violence, de guerres, de famines, de misères et d'épidémies. En outre, se produisit ce terrible déchirement de la chrétienté entre catholiques et protestants dont les positions devinrent si antagonistes qu'elles ne pouvaient conduire qu'à de nouvelles guerres ; il est, à cet égard, symptomatique que cette pietà ait été sculptée au moment de l'abdication de Charles Quint, découragé dans son échec d'unification du monde chrétien.

Ainsi, le splendide optimisme du Quattrocento semble avoir disparu pour laisser la place soit à un maniérisme dans laquelle toute préoccupation philosophique semble avoir disparu, soit à un retour du "règne de la mort".

Dans de telles conditions, la pietà BANDINI reflète les mêmes affres et souffrances mentales que des œuvres telles que le TRIOMPHE DE LA MORT de Pieter Brughel : l'idée du Christ ayant abandonné le monde pour le livrer au diable et à ses acolytes.

Pourtant, Michel Ange reniera cette œuvre et tentera même de la détruire. Comme toujours les raisons en sont ambivalentes :
   . On peut d'abord penser à une maladresse technique de l'artiste, en particulier au niveau de la jambe du Christ,
   . Il se peut aussi que Michel Ange ait ressenti que cette œuvre n'était pas conforme à la vision intérieure par laquelle se transmettait le dessein de Dieu,
   . Peut-être également que sa propre représentation dans la pietà, si elle était avérée, lui sembla sacrilège.

Pour moi, c'est la deuxième explication qui me semble dominer au vu de la dernière Pietà dite Rondanini du château Sforza de Milan.

NOTE
1- le Christ ne possède dans cette pietà qu'une seule jambe, l'autre aurait été détruite par Michel-Ange lui-même dans sa rage de faire disparaître cette œuvre, il se peut aussi qu'elle n'ait pas été sculptée a cause d'une erreur de proportion ou volontairement non dégagée de la matière.

jeudi 26 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (4) le NON FINITO de Michel Ange

Le NON FINITO est une des caractéristiques les plus surprenantes de l'œuvre de Michel Ange : un nombre important de sculptures furent commencées et non terminées : les historiens de l'art se sont longuement posé la question de savoir pour quelle raison ces œuvres furent ainsi non finies.  Il convient néanmoins  de faire une distinction entre les œuvres à peine émergentes du marbre et les autres qui ne paraissent pas terminées que par le fait que leur revers était adossé à une paroi dans une perspective de vision frontale et donc qui ne ressortent pas du Non Finito. 

Deux explications semblent apparaître : l'une ressort de motifs rationnels, l'autre témoigne des préoccupations métaphysiques de l'artiste.

On peut trouver deux EXPLICATIONS RATIONNELLES ET PRATIQUES AU NON FINITO

En premier,  il peut s'agir de l'abandon ou de la transformation d'une commande par le commanditaire lui-même : ce fut le cas en particulier pour les sculptures destinées au tombeau du pape Jules II : après la mort du pape, survenu en 1513, le projet fut modifié et réduit jusqu'à son élaboration finale (1542) :  de cette évolution subsistent quatre statues d'esclaves ou plutôt de prisonniers à Florence et deux au Louvre. À cette époque, Michel-Ange était un artiste renommé ayant une activité multiforme, sculpteur, peintre, architecte : il recevait de nombreuses commandes, commençait à travailler à leur élaboration ; si la commande était annulée, il cessait les sculptures s'y rapportant pour passer à d'autres choses. En ce sens, l'inachèvement des statues s'explique par le fait qu'il n'eut pas le temps de les terminer ; les biographes de l'artiste signalaient qu'il travaillait pourtant de jour comme de nuit ayant même créé un système frontal d'éclairage.

Une deuxième raison objective était l'abandon d'une œuvre à cause d'un " vice caché" de la pierre. Michel Ange choisissait la pierre avec beaucoup de soin, n'hésitant pas à réutiliser des pierres antiques ;  pourtant, il se pouvait que la pierre présente un défaut ce qui entraînait Ipso-facto l'abandon de la sculpture et même sa destruction, Pour Michel Ange, le travail de sculpture était un combat contre la matière qui nécessitait des mouvements rageurs et violents, ce qui peut expliquer les cassures occasionnées dans la pierre par la force de son marteau.

À ces causes objectives s'en ajoutent d'autres qui correspondent à des EXPLICATIONS D'ORIGINE METAPHYSIQUE.
Michel Ange, rappelons-le, travaille selon les concepts platoniciens, il ne sculpte pas la réalité imparfaite des êtres qu'il côtoie mais la vision intérieure que son esprit reçoit. Cette inspiration qui l'illumine provient, selon lui,  dans ses œuvres de jeunesse du monde des Idées platonicien ; cependant au fur et à mesure qu'il progresse dans son art, il va considérer que cette vision intérieure provient en réalité de Dieu.

À cela s'ajoute une autre considération : la pierre qui est choisie par l'artiste n'est pas le fruit du hasard : en application de l'idée aristotélicienne de l'hylémorphisme, le bloc de pierre contient en puissance l'oeuvre qui va être sculptée : ainsi s'établit une double démarche métaphysique qui s'articule comme suit :
   . L'artiste reçoit de Dieu la vision de l'oeuvre à créer,
   . L'artiste se borne à retirer du bloc de pierre la gangue qui enveloppe cette œuvre afin de la dégager, il est simplement le rédécouvreur d'une beauté qui existe dans l'absolu et est contenue dans la matière du marbre.

Dans cette perspective l'homme n'est plus à l'égal de Dieu, il ne crée plus, il se borne seulement à retrouver cette forme qui préexistait dans le bloc de pierre. Michel Ange réfute totalement à la fin de sa vie le transfert à l'homme de la puissance créatrice. Il renie cette idée que l'artiste crée son œuvre de la même manière que Dieu l'a accomplie, c'est d'ailleurs à ce point qu'il dénoncera toutes les vanités de son art.

Cette conception des choses mène à des comportements chez l'artiste qui sont pour lui  à la limite du supportable : on a dit que Michel Ange menait un combat incessant contre la matière qui lui résiste ; à ce combat s'ajoute une angoisse constante, celle de ne pas être capable de dégager de la matière ce qui y est contenu. Il sait qu'il ne peut le faire que par son savoir faire d'artiste et la puissance de son bras maniant les outils. Lors de son travail, il devait prendre conscience du dualisme entre la grandeur de la tâche à accomplir et la faiblesse des forces qu'il peut utiliser. S'il y parvient c'est uniquement par la grâce de Dieu.

Cette analyse est corroborée par les poèmes écrits par Michel Ange, en voici un exemple :
   Si mon rude marteau tire du dur rocher
   Telle ou telle forme humaine, c'est du ministre
   Qui le tient en main, le guide et l'accompagne
   Qu'il reçoit son élan...

   Sonnet 101

C'est dans ce cadre de pensée métaphysique  que peut se produire le NON FINITO avec deux possibilités :
     . Le savoir-faire de Michel-Ange ne suffit pas à faire émerger du bloc de marbre la forme qui s'y trouve en puissance, en ce cas, il ne finit pas la statue et elle est conservée inachevée ou détruite.
     . À un moment de son travail. Michel Ange prend conscience que l'oeuvre a été totalement dégagée de sa gangue de pierre et que la statue correspond à la vision que Dieu lui avait transmise, dans ce cas, il cesse de la sculpter et la conserve en l'état.

Ces deux types de conceptions mènent à ce NON FINITO qui est le propre de nombre de statues : quelle hypothèse correspond à la réalité ? Impossible de le dire, sans doute toutes ont pu fonctionner à un moment donné.

Ces œuvres du NON-FINITO sont pourtant assez extraordinaires : voici trois des prisonniers (ou esclaves) qui devaient orner le tombeau de Jules II ; on leur a donné arbitrairement les noms suivants : esclave barbu, esclave s'éveillant, jeune esclave.

Pour moi, le plus surprenant de ces personnages est celui du milieu, il semble s'éveiller d'un long sommeil et essaie se lever, pour cela, il doit se dégager de la gangue de pierre qui l'entoure, tout comme le sculpteur doit lutter contre la matière, le personnage endormi semble prisonnier et doit lutter contre ce qui l'enserre, la sculpture témoigne des torsions quasi désespérées qu'il effectue, cette image témoigne tout à la fois de la tension intérieure du personnage représenté et de celle du sculpteur.

Cette volonté de puissance du personnage qui émerge de sa gangue de pierre  est encore beaucoup plus expressive si on considère l'extrait ci-dessous :

Parmi les œuvres qualifiée de NON FINITO trouvent deux Pietàs, ce qui me ramènera à mon sujet d'origine sur le règne de la mort.

mercredi 25 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (3)  la Pietà de MICHEL ANGE

Afin de témoigner de cette surprenante différence de mentalité entre l'art du quattrocento italien et celui du reste de l'Europe, en proie au règne de la mort, il suffit de comparer deux Pietàs contemporaines l'une de l'autre : l'une est sculptée sur une croix de chemin dans un petit village lorrain, Dolaincourt, l'autre a été crée par Michel Ange Buonarotti. 

Pourtant se limiter à cette simple comparaison serait fallacieux, car elle ne dévoile que l'un des aspects de cet artiste, c'est pourquoi, je comparerai cette pietà, la première sculptée par Michel-ange en 1499  à la dernière, celle appelée Ronderini, datée de 1564. et presque contemporaine du tableau de Pieter Brueghel du "triomphe de la mort."(2)

Au niveau de leur composition, ces deux pietàs se ressemblent :  la Vierge Marie assise tient son fils sur ses genoux, elle est vêtu d'un large manteau qui lui recouvre une partie de la tête, elle maintient Jésus par la main passée sous les aisselles. Le Christ est représenté en diagonale, la tête est renversée et le bras extérieur pend vers le sol.

Cette similitude s'arrête là ; ce que l'on ressent à la vue de ces deux pietàs, c'est essentiellement leur différence.

LA PIETÀ DE DOLAINCOURT est sculptée sur le revers d'une croix de chemin qui montre à l'avers le Christ en croix entouré de la Vierge Marie et de saint Jean. On les aperçoit ici de dos de part et d'autre de la Pietà.

Cette Pietà comporte les aspects habituels de ce type de représentation :
   . La Vierge Marie est représentée sous les traits d'une femme âgée, enlaidie par la tristesse et la douleur regardant son fils mort avec le désespoir d'une mère qui vient de perdre son enfant.
   . Le Christ est figuré en tant que cadavre supplicié, portant les stigmates de la mort.

La PIETÀ DE MICHEL ANGE (1475-1564) fut sculptée en 1499, (l'année de la mort de Marcile Ficin), elle se trouve dans la basilique saint Pierre de Rome.
   . Le visage de la Vierge Marie est celui d'une jeune femme dans la plénitude de sa beauté, son visage est impassible, il ne reflète ni douleur ni tristesse, à peine de résignation. On a l'impression que la Vierge Marie est plutôt dans un stade intermédiaire entre la mort de son fils qu'elle a assumée et la résurrection à venir qu'elle attend impassiblement.
   . Le cadavre du Christ n'est pas celui d'un crucifié qui a subi de terribles souffrances, c'est à peine si on aperçoit l'emplacement des clous à la main et la blessure du coup de lance. Le corps est intact, le visage est celui d'un homme jeune dans la plénitude de sa beauté ; on a l'impression qu'il s'agit moins du corps d'un homme mort que de celui d'un homme endormi, moins d'un cadavre que celui du Messie en attente de la résurrection.

Ainsi, selon moi, ces deux pietàs témoignent d'un finalité différente : tandis que l'une est orientée vers la mort, l'autre témoigne de la résurrection imminente. Comment cela était-il possible ? Pour le comprendre, il faut revenir aux CONCEPTS PHILOSOPHIQUES DEVELOPPES A L'EPOQUE DU QUATTROCENTO dont Michel-Ange était un disciple averti.

En premier lieu, cette pietà correspond aux idées développées par l'académie platonicienne de Florence : l'homme est capable de transcender le monde imparfait par la force de son esprit pour accéder au monde des Idées et en l'occurrence à l'Idée du Beau. Michel Ange possédait de solides connaissances en anatomie mais cela ne suffisait pas, il lui fallait représenter l'homme tel que Dieu l'avait conçu à son image par un processus d'idéalisation qui ne pouvait se produire que par l'illumination d'une vision intérieure : ainsi, la Vierge Marie est représentée idéalement dans son essence plus que dans son aspect réel.

Certes, Michel Ange s'inspire de la nature mais il rend ce qu'il voit dans la nature conforme à un canon idéal provenant de son esprit. ( " puisque les belles femmes sont rares... J'utilise une certaine idée qui me vient à l'esprit" disait-il ). La beauté du monde extérieur suscite une image intérieure que l'esprit a recomposée.

À cette recherche platonicienne de l'Idée de Beauté s'ajoute d'importants emprunts au pythagorisme : Les visages imparfaits des modèles sont aussi transcendés par l'application de la règle des nombres et de la proportionnalité tel qu'on le trouve dans les recherches sur le corps humain dont le plus bel exemple est " l'homme de Vitruve" de Leonard de Vinci. les visages de la Vierge Marie et du Christ révèlent, par l'harmonie de leur proportion, l'emploi des règles mathématiques ayant servi à leur élaboration.

Il apparaît aussi deux types d'emprunts à la doctrine d'Aristote : le premier est cette idée que l'âme naît en même temps que le corps et que c'est l'âme qui donne forme au corps, qui le formate pourrait-on dire. (1) : ainsi, au travers de la vision du corps, l'artiste doit représenter l'âme et le spectateur doit ressentir, au delà de la plastique corporelle, la beauté de l'âme, c'est par ce biais que l'on peut établir les pensées qui animent la Vierge de cette pietà.

Enfin, Michel Ange utilise le concept aristotélicien de l'hylemorphisme (1) de la même manière que l'âme (hulè) donne forme à la matière (morphè), l'artiste donne forme à la statue à partir d'un bloc informe de marbre. Michel-Ange traite le corps comme une prison terrestre de l'âme immortelle, son travail de sculpteur ressemble à un combat,  celui qui permet de dégager l'âme en échappant à l'esclavage de la matière. Certes, la matière résiste mais au bout du compte, ce doit être la forme qui doit triompher avec une parfaite équivalence de l'oeuvre d'art avec l'Idée que l'artiste recèle dans son esprit.

Ainsi, la Pietà de Michel Ange, loin d'être une simple copie d'oeuvres antiques est la mise en application de théories philosophiques renaissante à l'époque du Quattrocento. Sans ces notions, on ne peut comprendre le "non finito" qui sera l'objet du prochain article.


(1) voir l'article sur Aristote et saint Thomas d'Aquin dans le chapitre sur les CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE.
(2) le "triomphe de la mort" a été décrit dans le chapitre sur LE RÈGNE DE LA MORT AUX XIVe ET XVe SIÈCLES

mardi 24 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (2) 

QUELQUES ÉLÉMENTS DE LA PENSÉE DE L'ACADEMIE PLATONICIENNE DE FLORENCE. 

Il n'est pas question ici de reprendre les théories de Marcile Ficin et des penseurs de l'école platonicienne de Florence, mais plutôt d'en monter les implications possibles dans les mentalités et dans l'art.

En premier lieu, il apparaît nettement que l'école platonicienne est plus  influencée par le néoplatonisme de Plotin  et par sa traduction chrétienne que par les théories de Platon lui-même (1) :

   . Pour Platon, il existe un dualisme entre le monde parfait des Idées et le monde sensible imparfait : les humains n'ont spontanément aucune idée de la splendeur et de la perfection des Idées ; dans le  monde sensible, elles ne sont en effet  que de pâles reflets de leur réalité. Pour expliquer sa théorie, Platon avait eu recours à la métaphore de la caverne : dans une caverne, on ne voit que le reflet de la lumière parvenue par les interstices de la paroi rocheuse ;  par contre, si on sort de la grotte on peut voir la puissance, la splendeur et la perfection de la lumière. De la même manière qu'il est possible de sortir de la caverne, Platon pense que l'homme est capable d'accéder au monde des Idées.

   . Pour Plotin,(1), le grand problème fut celui de la structuration du monde platonicien des Idées et de la necessité d'un principe de coordination : cela le conduisit  à penser qu'il existait un "Un" en tant que principe suprême avec une organisation ternaire :
     . Le Un totalement transcendant,
     . Le  monde intelligible lui-même décomposé en deux parties,
          . l'intelligence qui procède du UN et  correspond au monde des idées platonicien,
          . l'âme qui a son principe dans l'Intelligence et est le principe du monde sensible.
     . Le monde sensible des humains associant un corps mortel et une âme immortelle.

   . les penseurs chrétiens (2) ont reconnu dans les principes de Plotin le facteur chrétien d'organisation en établissant une hiérarchie semblable : Dieu, les anges, les âmes immortelles et les humains. Mais ils y ont ajouté deux correctifs :
     . L'imperfection de l'âme du fait du péché originel,
     . L'incapacité de l'âme humaine à accéder à l'abstraction ex-nihilo comme peuvent le faire les anges, l'âme humaine ne peut y parvenir que par les perceptions et sensations émanant de son enveloppe corporelle,

C'est au niveau de ces dernières considérations que se placent les théories de Marcile Ficin et de l'école platonicienne fondée à Florence : l'âme immortelle n'est plus considérée comme une âme imparfaite située à la base de la hiérarchie menant à Dieu ; elle est vue comme ayant été créé à l'image de Dieu , elle est capable non seulement de saisir l'intelligibilité des choses mais aussi d'agir et de créer cet intelligible : Dieu crée par un acte de sa volonté ses propres Idées, l'homme dispose du même pouvoir de créer. Si l'homme disposait des mêmes matières qui avaient permis à Dieu de créer le monde, il aurait été capable de le faire aussi  avec la même perfection. Dans cette perspective, " la puissance de l'homme est donc presque semblable à la nature divine puisque par lui-même, c'est à dire par sa réflexion et son habileté, l'homme s'efforce d'imiter chacune des œuvres d'une nature plus élevée". (Marcile Ficin)

Ces idées qui traduisent la haute estime dans laquelle on tient l'homme, dépassent même les théories de Platon puisque, chez ce philosophe, l'âme se pervertit dans le monde sensible à tel point que l'homme oublie toutes les connaissances qu'elle possédait en tant qu'Idée et qu'il doit effectuer un effort pour les retrouver ( la maïeutique, l'art de l'accouchement).

Pour les platoniciens florentins par contre, l'âme humaine peut avoir directement accès aux Idées.

En effet, chez les artistes du QUATTROCENTO, l'idée de "beau" n'est pas dans la nature qui reste imparfaite mais elle est dans une vision intérieure, une lumière qui descend mystérieusement et s'intègre à la création artistique  :   Léonard de Vinci s'exprime ainsi à ce propos  : " le caractère divin de la peinture fait que l'esprit du peintre se transforme en une image de l'esprit de Dieu car il s'adonne avec une libre puissance à la création... " : l'homme est capable de créer à partir de cette lumière qui vient en lui, il est capable de transcender le réel puisqu'il peut retrouver l'essence même de ce réel. Dans le même ordre d'idée, Pic de la Mirandole, un autre membre de l'académie, écrit " les miracles de l'esprit sont plus grands que le ciel. Il n'est rien de plus grand sur terre que l'homme, rien de plus grand dans l'homme que son esprit et son âme. En t'élevant jusqu'à eux, tu t'élèves au-dessus du ciel".

Cette idée de vision intérieure de l'artiste le reliant au monde des Idées, s'applique non seulement à la représentation formelle de la plastique corporelle, mais elle permet aussi de faire apparaître l'expressivité de l'âme : une œuvre d'art constitue un tout, elle exprime une forme mais aussi une âme.

L'IMPACT DES THÉORIES HUMANISTES SUR L'ART DU QUATTROCENTO

il convient d'abord d'effectuer une remarque liminaire : L'oeuvre de Marcile Ficin n'est en aucun cas un traité de l'esthétisme, elle est essentiellement à connotation philosophique. Pourtant, elle eut le mérite de donner une justification et une caution métaphysique à toutes les recherches et réalisations qui étaient effectuées à cette époque en Italie.

Elle permit par exemple de justifier métaphysiquement :
     .  l'utilisation du  pythagorisme qui, par l'utilisation des nombres et des rapports mathématiques de proportionnalité,  permet de corriger l'imperfection de la nature et de retrouver la perfection des Idées du Beau et de l'Harmonie platonicienne. Le pythagorisme était utilisé à l'époque par tous les grands artistes florentins : Alberti à qui on doit, entre autre, la théorie sur la perspective, Bruneschelli qui dessine et dirige la construction de la coupole de sainte Marie des Fleurs entre 1420 et 1436. Léonard de Vinci avec son dessin de l'homme de Vitruve...
      . L'hylémorphisme aristotélicien dont Michel-Ange est un des tenants,
      . L'imitation par les artistes du Quattrocento des oeuvres d'art découvertes lors des travaux d'embellissement de Rome par la papauté ; l'académie platonicienne donna un sens à cette imitation puisqu'elle a retrouvé les concepts philosophiques qui présidaient à la conception et à la réalisation de l'oeuvre d'art de l'antiquité  greco-romaine.

Ainsi, l'Italie du Quattrocento créé une vision diamétralement opposée à celle qui existait dans le reste de l'Europe : elle érige l'homme  presque à l'égal de Dieu alors que dans le reste de l'Europe,  l'homme perverti par ses péchés,  se  ressentait abandonné de Dieu et voué à la mort puis à l'enfer.

Ce dualisme est particulièrement frappant lorsque l'on compare une pietà du "règne de la Mort" à celle de Michel Ange, ce sera l'objet des derniers articles de cette série consacrée aux XIVe et XVe siècles.

NOTE
1. Voir l'article sur Platon et saint Augustin dans LES GRANDS CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE
2. Voir l'article sur Aristote et saint Thomas d'Aquin dans LES GRANDS CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE
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lundi 23 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (1)

Le concept du  "règne de la mort"  fut, selon moi,  le moteur principal de la pensée dominante des XIVe et XVe siècle avec la production d'œuvres d'art d'une grande originalité.

Pourtant, des facteurs de renouveau étaient apparus dans la seconde moitié du XVe siècle en Italie, avec l'élaboration de nouvelles théories philosophiques et artistiques : ce  fut l'époque du QUATTROCENTO qui substitua au "règne de la mort" celui de la renaissance au sens propre du terme, celui d'une seconde naissance.

Ce changement de cap est fondamental dans l'histoire européenne : alors que dans le reste de l'Europe du XVe siècle, on tremblait à chaque victoire des turcs, on subissait les misères de la guerre et les pestes sévissant périodiquement, on voyait partout les ravages de la mort, tandis que les flagellants continuaient à effectuer leurs processions pour racheter le monde de ses péchés et lui permettre d'échapper à l'emprise du mal, il y avait des penseurs qui constituaient un nouvel ordre mental aux antipodes de ce que l'on trouvait partout ailleurs, celui de l'humanisme.

À l'inverse de ce qui se dit souvent, il me semble que la Renaissance est d'abord un mouvement de pensée philosophique qui a englobé, entre autre,  de nouvelles conceptions artistiques : sans connaître le mouvement philosophique, il est quasiment impossible de comprendre à la fois  l'art de la Renaissance et surtout la mutation mentale qui fit apparaître au cours du XVe siècle l'optimisme de l'humanisme aux antipodes du pessimisme du "règne de la Mort".

LA NAISSANCE DE L'ACADEMIE DE FLORENCE
On peut situer la naissance du nouvel état d'esprit à l'année 1459 quand Cosme de Médicis, un riche marchand et banquier de Florence, devenu le gonfalonier de la seigneurie (le plus important des neuf bourgeois qui dirige la cité)  décide de créer  une Académie à l'image de celle fondée par Platon à Athènes au 4e siècle avant Jésus Christ. Parmi les membres de cette académie, se trouve Marcile Ficin qui est le premier penseur important de l'humanisme ; avant d'être un philosophe, il fut d'abord un traducteur en latin des ouvrages subsistant des philosophes grecs, son but est de retrouver l'authenticité de la pensée des philosophes grecs, il estimait en effet  que toutes les traductions existantes étaient mauvaises et surtout qu'elle avaient été effectuées afin d'adapter la pensée grecque aux canons du christianisme.

Il convient à cet égard de rappeler que les théories de Platon avaient largement été commentées par saint Augustin et qu'il en était de même pour les idées d'Aristote, commentées par saint Thomas d'Aquin ( voir mes articles sur la dualité âme-corps dans la série sur les grands concepts de la religion médievale), les thèses de ces deux penseurs étaient largement connues mais au travers des commentaires de l'église et non dans leur pureté d'origine. Ce retour au source, voulue par l'Académie de Cosme de Médicis, donne son sens au mot renaissance : on vit renaître la pureté de la pensée grecque.

À SUIVRE

dimanche 22 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (17) : Comment réagir ? La NEF DES FOUS de Jérôme Bosch

La NEF DES FOUS fut appelé ainsi par référence au titre d'un poème du strasbourgeois Sébastien Brant de 1494. Cette peinture de Jérôme Bosch doit dater du tout début du 16e siècle ( vers 1500 ? )  ; elle devait faire partie d'un triptyque actuellement démembré et qui pouvait comporter aussi  "LA MORT DE L'AVARE "  et " L'ALLEGORIE DE LA DÉBAUCHE"  : ces trois peintures ont en commun la représentation des  différentes formes de péchés et  correspondaient aux deux panneaux latéraux du triptyque, par contre le panneau central qui devait donner son sens à l'ensemble  a disparu. 

Comme souvent, les tableaux de Jérôme Bosch sont  assez hermétiques  tant ils sont chargés de symboles, d'allégories et de références à l'époque où vivait le peintre. Pourtant, si on fait correspondre ce tableau à l'ambiance du " règne de la mort" des XIVe et XVe siècle, la signification en devient beaucoup plus claire ;  il en est de même si on établit une correspondance entre ce tableau et la manière dont les individus réagissent à la peste dans  le récit du Decameron de Boccace.   On va en effet retrouver dans la NEF DES FOUS de Jérôme Bosch, trois des comportements des habitants de Florence lors de l'épidémie : 
   . Fuir la réalité et s'enfermer en se coupant du monde réel,
   . Ne suivre que son bon plaisir en oubliant toute règle,
   . En profiter tant qu'on est encore en vie.

L'idée de fuite de la réalité apparaît nettement en arrière-plan dans le tableau. À l'horizon, se trouve une plaine vide (ou une mer) et une montagne en pente raide formant falaise ; on ne discerne aucune vie, aucune trace humaine, il n'y a rien qu'une vaste étendue verdâtre : rien ne semble exister à l'exception de la barque et de ses occupants. A l'arrière de cette barque, on discerne des buissons qui doivent représenter un rivage. Ces étendues vides symbolisent, selon moi, cette coupure vis à vis du monde réel et tangible que les participants de la barque ont nié.

La barque est manifestement échouée sur ce rivage, son mat semble coincé dans un arbuste du littoral. D'ailleurs, elle n'a aucun moyen de se mouvoir : elle n'a pas de voiles, ni de rames, ni même de gouvernail digne de ce nom, une louche (1)  tenue par un des passagers ne semble même pas pouvoir en faire office. Si elle devait se déplacer ce serait seulement par la seule force du vent arrière qui agite l'oriflamme (2)

Cet oriflamme comporte un croissant évoquant l'avancée tant redoutée des turcs ottomans en Europe de l'Est ; or,  dans les mentalités de l'époque, le turc est assimilé à l'Antechrist qui règnera sur la terre avant la fin des temps : ainsi, inéluctablement, le bateau échoué sera porté par le vent arrière vers la fin des temps dans la plus parfaite indifférence des passagers de la nef.

Dans ce bateau se trouvent dix individus qui constituent une sorte de microcosme symbolisant l'ensemble de la société : trois religieux et sept laïcs dont un "fou" . Ce microcosme social est cependant incomplet puisqu'il se caractérise par une absence totale de structure d'autorité ; c'est comme si on se trouvait dans la société post-danse macabre (voir mes précédents articles à ce propos) où tous ceux qui étaient chargés de protéger le monde des influences maléfiques avaient disparu, livrant l'humanité au mal et au diable qui pouvait alors agir sans entraves avec son acolyte, la Mort.

Parmi ces dix personnages, l'un doit être mis à part, le "fou" (3) que l'on pourrait plutôt qualifier de "bouffon". La signification du terme de "fou" est en effet très différente de notre notion contemporaine : la folie n'est pas une maladie mentale, mais beaucoup plus une dépravation de l'âme sous l'emprise du mal. En ces temps difficiles, s'adonner à tous les interdits au lieu de penser à son salut est folie. Dans cette conception, le "fou" a pour rôle de rire et se moquer de tout, de dire tout haut ce que les autres pensent sans oser le dire, de tout tourner en dérision  et par la même de cautionner les comportements déviants, d'exacerber les penchants vers toutes les vanités : le "fou", sous l'emprise du mal, pervertit la société et est ressenti comme un séide de Satan.

Le fou de la NEF DES FOUS se trouve à l'écart du bateau, assis sur une branche, il porte le costume caractéristique de sa profession : un capuchon à grelots, un vêtement à franges ornée de grelots, il tient d'une main une sorte de gobelet conique et de l'autre son attribut, la marotte. Il détourne son regard de la scène de beuverie qui se déroule en dessous, semblant dire : " la tâche est accomplie, voici des gens que j'ai conduits à la débauche !"

La partie centrale du tableau en forme de triangle dont la pointe correspond à la volaille attachée au mat,  comporte la barque et ses passagers.

Au centre de ce triangle se trouvent trois religieux dont un franciscain reconnaissable à la couleur grise de son habit (4). Les deux autres religieux sont des nonnes (5 et 6). Ce sont ces trois individus qui semblent être les animateurs des scènes de débauche :
   . Le franciscain (4)  et la nonne (5)  sont assis de part et d'autre d'une planche figurant une table, sur cette table se trouvent un gobelet et un plat de cerises. La nonne joue du luth. Ces deux personnages ont la bouche ouverte comme s'ils chantaient , il est cependant plus probable qu'ils essaient de manger une crêpe qui pend devant eux par une corde accrochée au filin tenant le mat.
   . L'autre nonne (6) lève une cruche et s'adresse à un homme étendu (7) dans le fond de la barque, cet homme, sans doute ivre,  tient une outre à demi immergée dans l'eau, la nonne semble dire à l'homme : " lève-toi et emplit la cruche de vin, tu vois bien qu'elle est vide! " on dirait même qu'elle s'apprête à le frapper.

Tous les autres personnages sont des laïcs, ils se ressemblent beaucoup avec leurs habits de couleur rouge et leur visage rond :
   . Deux d'entre eux semblent participer au jeu de la crêpe à manger sans utiliser les mains,  (8 et 9)
   . Un autre (10) ayant un gobelet sur la tête,   lève le bras pour montrer le personnage (11) qui monte au mat et coupe le lien attachant la volaille à ce mat,
   . Un autre (12) vomit dans l'eau, il est le seul laïc à ne pas porter un habit rouge.

Tous ces laïcs participent avec délectation aux débauches initiés par les religieux sans en être les moteurs ;  ils semblent se borner à les imiter ; cette dépravation du clergé est aussi une caractéristique des mentalités de l'époque : c'est parce que le clergé est perverti et qu'il n'a plus le sens de son devoir et que l'humanité, tel un " bateau ivre", se livre au règne du mal. Il convient cependant de ne pas exagérer l'angélisme des laïcs puisque ceux-ci sont également attirés par la perversité comme en témoignent les deux personnages nus dans l'eau (13) qui aspirent à entrer dans la barque : la debauche initiée par les religieux semble se propager dans toute la société.

Il reste à évoquer une caractéristique de ce tableau qui semble relier cette scène à la vie quotidienne des Pays-Bas de l'époque : la présence de l'arbre orné de rubans terminant le mat. Cet arbre évoque les scènes des fêtes où le défoulement est de règle : fête des fous, carnaval, arbre de mai... Pourtant, il ne s'agit pas que de cela : le but du tableau, surtout dans le cadre du triptyque où il se trouve, est, selon moi. d'évoquer une facette du règne de la mort : au centre du feuillage se trouve un tête qui ressemble à une chouette mais aussi à un crâne de cadavre montrant l'inéluctabilité de la mort dans la perspective de la damnation.

samedi 21 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (16) : Comment réagir ? Les enseignements du Decameron de Boccace

La disparition de tout  principe de vie sociale et la règle " fait ce qui te plait"  prend même la forme d'une REVANCHE DES PAUVRES CONTRE LES RICHES dans un contexte de quasi-anarchie sociale : les pauvres constatent avec plaisir que la peste n'épargne personne et en particulier pas les riches et les puissants. 

Deux mentions sont à cet égard significatives : outre les voleurs et les bandits cités dans l'article précédent, la rue appartient, selon le Decameron,  à la lie de la cité prenant en particulier deux formes, celle des fossoyeurs et celle des serviteurs :

   - " nous voyons la lie de notre cité, engraissée de notre sang, et, sous le nom de fossoyeurs, s’en aller, à notre grand dommage, chevauchant et courant de tous côtés et nous reprochant nos malheurs dans des chants déshonnêtes. Nous n’entendons que ceci : tels sont morts et tels autres vont mourir !" ces individus vivent de la peste, ils profitent de tout ce qu'ils n'ont jamais eu et, quand ils voient un riche, s'empressent de lui exprimer qu'il va aussi bientôt mourir ! " C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre que lors des enterrements, "les larmes étaient la plupart du temps remplacées par des rires, de joyeux propos et des fêtes" 

   - les puissants de la ville, après qu'ils aient été abandonnés de tous,  embauchent des serviteurs qu'ils doivent payer au prix fort : en effet, il ne restait à ces puissants " d’autre secours que la charité des amis — et de ceux-ci il y en eut peu — ou l’avarice des serviteurs qui, alléchés par de gros salaires, continuaient à servir leurs maîtres. Toutefois, malgré ces gros salaires, le nombre des serviteurs n’avait pas augmenté, et ils étaient tous, hommes et femmes, d’un esprit tout à fait grossier. La plupart des services qu’ils rendaient, ne consistaient guère qu’à porter les choses demandées par les malades, ou à voir quand ils mouraient ; et souvent à un tel service, ils se perdaient eux-mêmes avec le gain acquis" 

Certes, ces humbles qui devenaient fossoyeurs ou serviteurs, avaient toutes les chances de mourir de la peste  rapidement, pourtant ils ressentaient l'épidémie comme étant une juste revanche de tout ce que la misère leur avait fait subir.

Une troisième conséquence de l'épidémie qui découle des précédentes est la DÉPRAVATION DES MŒURS, elle concerne tout le monde et le Decameron en donne une image assez sombre :

en voici deux extraits :
     . " j’ai entendu dire que, sans faire aucune distinction entre les choses honnêtes et celles qui ne le sont pas, poussés seulement par l’instinct, seuls ou en compagnie, (les gens restés dans la ville)  faisaient ce qui leur plaisait le plus. Et ce n’est pas seulement les personnes libres qui agissent ainsi ; celles qui sont enfermées dans les monastères, s’imaginant que cela leur est permis et n’est défendu qu’aux autres, rompant les lois de l’obéissance, s’adonnent aux plaisirs charnels, croyant ainsi échapper à la contagion, et sont devenues lascives et dissolues". 

     . D’autres, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal. Et, comme ils le disaient, ils mettaient de leur mieux leur théorie en pratique, courant jour et nuit d’une taverne à une autre, buvant sans mode et sans mesure, et faisant tout cela le plus souvent dans les maisons d’autrui, pour peu qu’ils y trouvassent choses qui leur fissent envie ou plaisir. Et ils pouvaient agir ainsi en toute facilité, pour ce que chacun, comme s’il ne devait plus vivre davantage, avait, de même que sa propre personne, mis toutes ses affaires à l’abandon. Sur quoi, la plupart des maisons étaient devenues communes, et les étrangers s’en servaient, lorsqu’ils les trouvaient sur leur passage, comme l’aurait fait le propriétaire lui-même" 

La quatrième caractéristique est la DISPARITION DE TOUTE PERSPECTIVE D'AVENIR, le Decameron l'indique à propos des gens de la campagne : " devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, eux aussi ne se souciaient plus de rien qui leur appartînt, ni d’aucune affaire. Tous, au contraire, comme s’ils attendaient la mort dans le jour même où ils se voyaient arrivés, appliquaient uniquement leur esprit non à cultiver, en prévision de l’avenir, les fruits de la terre, mais à consommer ceux qui s’offraient à eux. C’est pourquoi il advint que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poules et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs habitations, erraient par les champs — où les blés étaient laissés à l’abandon sans être récoltés, ni même fauchés — et s’en allaient où et comme il leur plaisait." 

Certains aussi, se sentent à l'abri grâce aux PRÉCAUTIONS  qu'ils prennent : " Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments."   Cette méthode totalement empirique,  n'a certes pas pour but de se préserver de la peste mais beaucoup plus des odeurs épouvantables qui s'exhalent de partout. Pourtant, sans le savoir, les individus usant de tels moyens,se protégeaient convenablement de la transmission de la maladie par les voies respiratoires, celles-ci étant en effet une des moyens essentiels de propagation du virus.

Enfin, une autre caractéristique comportementale  est à noter, LA FUITE de la société urbaine pour les uns et de la ville pour beaucoup :

      . Certains s'enferment chez eux, entre amis, sans vouloir rien savoir de ce qui se passe ailleurs : " Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer." 

     . D'autres quittent la ville et son atmosphère de mort et d'anarchie pour se réfugier à la campagne, dans leurs villas rurales ou chez leurs familles habitant les villages. La peste y sévit tout autant, mais la moindre concentration de population peut permettre une meilleure espérance de survie. Parmi les motivations de ces gens qui fuient, il convient de citer celle de Pamphinea, une des sept femmes qui propose la création du groupe du Decameron : " Je ne sais s’il vous advient à vous comme à moi ; mais quand je rentre dans ma demeure, et que je ne retrouve, de toute ma nombreuse famille, que ma servante, j’ai peur et je sens comme si tous mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il me semble en quelque endroit de ma maison que j’aille ou que je m’arrête, voir les ombres de ceux qui sont trépassés, non avec les visages que j’avais coutume de leur voir, mais sous : un aspect horrible qui leur est venu tout nouvellement je ne sais d’où et qui m’épouvante. Toutes ces choses font qu’ici, hors d’ici et dans ma propre maison, il me semble être mal"  

Ainsi, il apparaît dans cette première journée du Decameron tout un ensemble de comportements que l'on peut résumer comme suit :
   . Le développement des pensées anarchisantes : on fait ce que l'on veut, il n'y a plus de règles ni d'autorité, plus de respect,  plus rien n'a de valeur, la propriété est abolie, on peut prendre ce que l'on veut où on veut sans aucune entrave. Ces pensées se colorent souvent d'idées de revanche sociale : " la peste s'attaque aux riches comme aux pauvres, on est tous égaux ! " 
   . L'exacerbation des instincts selon le principe : " puisque l'on doit mourir, autant en profiter au maximum " plus rien ne compte que la satisfaction de ses désirs même les plus bestiaux.
   . La peur des autres que l'on fuit par crainte de la contagion, ce qui conduit à la disparition de toute vie sociale, de tout sentiment de compassion et de charité et au repliement sur soi,
   . La fuite qui permet de nier les visions d'horreur que l'on côtoie quotidiennement, les morts alignés dans la rue, les odeurs pestilentielles, la recrudescence de la violence, du banditisme.. et conduit les gens à s'enfermer dans des endroits coupés de toute réalité.

Il convient aussi de mentionner ce qui n'apparaît pas dans ce texte :
   . Aucun sentiment de repentance n'apparaît ; pourtant, la peste est mentionnée comme un fléau infligé aux hommes par Dieu en punition de leurs péchés !
   . Il n'est indiqué aucune pratique religieuse particulière : pas de processions expiatoires, les églises semblent désertées, les " fossoyeurs" accomplissent leur œuvre non pour leur salut mais pour gagner de l'argent...

Tous ces comportements se retrouvent dans un surprenant tableau de Jérôme Bosch appelé la NEF DES FOUS.

mercredi 18 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (15) : Comment réagir ? Les enseignements du Decameron de Boccace

Le Decameron de Boccace, écrit entre 1350 et 1354, raconte l'histoire de sept femmes et de trois hommes qui fuirent Florence afin d'échapper à la peste survenue dans cette ville en 1348 et vécurent ensemble en vase-clos pendant dix jours  ; chaque participant devait raconter un récit par jour à la compagnie, cela fait que le Decameron comporte 100 nouvelles en tout. 

Pour mon propos, la partie la plus intéressante est contenue dans la première journée qui explique la situation de Florence au moment où sévit la peste et montre les divers comportements des gens de la ville.

La première idée transparaissant dans tout ce récit est celle du "CHACUN POUR SOI", de l'exacerbation de l'égoïsme et de la disparition de tout sentiment de compassion et de charité.

Ce comportement apparaît dans le texte de multiple façon : Dès que le symptôme de la peste apparaît chez quelqu'un, on le fuit sans aucun geste de sympathie ni de réconfort, le malade reste seul dans sa maison désertée, abandonné de tous ; dans de telles circonstances, les liens familiaux disparaissent : "une telle épouvante était entrée dans les cœurs, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, que le frère abandonnait son frère, l’oncle son neveu, la sœur son frère, et souvent la femme son mari. Et, chose plus forte et presque incroyable, les pères et les mères refusaient de voir et de soigner leurs enfants, comme si ceux-ci ne leur eussent point appartenu" 

De même tout les liens sociaux disparaissent : " Outre que les citadins s’évitaient les uns les autres, que les voisins n’avaient aucun soin de leur voisin, les parents ne se visitaient jamais, ou ne se voyaient que rarement et seulement de loin." on évite les autres et on se renferme sur soi, sans aucun souci pour les autres.

En ce qui concerne les morts, on n'a pour eux aucun regret, ni même de respect : on ne se préoccupe des voisins malades que quand la puanteur dégagée du pourrissement de leur cadavre est telle que ce n'est plus supportable ; alors, on se borne à prendre le mort et à le poser au bord du chemin pour que la charrette les ramasse ; ensuite, les corps sont, pour la plupart, conduits sans aucune prière ni sans parents vers les fosses improvisées où on les jetaient :  " Ils étaient peu nombreux, ceux dont les corps étaient accompagnés à l’église de plus de dix ou douze de leur voisins ; encore ces voisins n’étaient-ils pas des citoyens honorables et estimés, mais une manière de croquemorts, provenant du bas peuple, et qui se faisaient appeler fossoyeurs. Payés pour de pareils services, il s’emparaient du cercueil, et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église que le défunt avait choisie avant sa mort, mais à la plus voisine, le plus souvent derrière quatre ou cinq prêtres et quelquefois sans aucun. Ceux-ci, avec l’aide des fossoyeurs, sans se fatiguer à trop long ou trop solennel office, mettaient le corps dans la première sépulture inoccupée qu’il trouvaient." Plus loin, Boccace indique que ces morts étaient enterrés comme s'ils étaient de simples animaux : "les choses en étaient venues à ce point qu’on ne se souciait pas plus des hommes qu’on ne soucierait à cette heure d’humbles chèvres"

La deuxième caractéristique est la DISPARITION DE TOUTE RÈGLE DE VIE SOCIALE, de toute autorité et de toute mise en application des lois : ceux qui étaient chargés d'édicter les règlements et de les faire appliquer sont morts, restent chez eux ou ont fuit la ville ; désormais , il n'y a plus de gens susceptibles  d'imposer le respect des lois : en conséquence, la seule loi existante devient celle de la rue : " l’autorité révérée des lois, tant divines qu’humaines, était comme tombée et abandonnée par les ministres et les propres exécuteurs de ces lois, lesquels, comme les autres citoyens, étaient tous, ou morts, ou malades, ou si privés de famille, qu’ils ne pouvaient remplir aucun office ; pour quoi, il était licite à chacun de faire tout ce qu’il lui plaisait.".

Dans un tel contexte, la loi de la rue se mua vite en loi de la jungle : " nous voyons ceux que, pour leurs méfaits, l’autorité des lois publiques a jadis condamnés à l’exil, se rire de ces lois, pour ce qu’ils sentent que les exécuteurs sont morts ou malades, et courir par la ville où ils commettent toutes sortes de violences et de crimes" 

À SUIVRE

mardi 17 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (14) : Comment réagir ? Les flagellants et les conceptions millénaristes.  

La manière dont les gens ressentirent leur époque est évidemment très difficile à déterminer, il est probable que l'immense majorité des survivants subit la dureté des temps sans que l'on n'en sache rien. Il existe cependant quelques mentions des comportements dans des œuvres particulières qui permettent de se faire une idée de la manière dont on réagit face au "règne de la mort"! 

J'en citerai ici trois :
   . Les flagellants et leurs conceptions millénaristes,
   . Les comportements révélés dans la première journée du Decameron de Boccace,
   . La description de la "nef des fous" de Jérôme Bosch.

1/ Une PROCESSION DE FLAGELLANTS. 
la miniature représente une procession de flagellants venus de Bruges à Tournai lors de la peste de 1349.

Ces flagellants sont en procession, ils portent une aube blanche et un chaperon, celui-ci est relevé pour dénuder le dos, ils tiennent un fouet muni de billes de plomb ;  à chaque pas, ils se frappent le dos, ils espèrent ainsi non seulement expier leurs propres fautes mais aussi expier, en se punissant, les fautes de l'humanité entière.  Ils pensent que Dieu, cédant à l'intercession de la Vierge Marie et des saints, a accordé le  délai de la dernière chance aux hommes pour se racheter.  C'est au nom de cette conception que les flagellants de Bruges se sont rendu à Tournai, ils espèrent par leur souffrance racheter les péchés des hommes qui leur ont amené la peste. .

les flagellants,  nés quasiment spontanément au vu des événements dramatiques qu'ils vivaient,  se sont peu à peu organisés : ils constituent une sorte de fraternité de laïcs obéissant à un chef ; les rituels se sont codifiés : une procession dure 33 jours et 1/2 par référence à l'âge du Christ à sa mort ; ils vivent en communauté pendant le temps de ces  processions qu'ils effectuent en passant de ville en ville ; leur venue est généralement l'occasion de ferveur religieuse chez les habitants de la ville qui devient vite source d'agitation et de désordres,

Ces flagellants ne sont cependant pas que des personnes pieuses pensant racheter les péchés des hommes : leurs actes sont motivés par des concepts millénaristes qui découlent de la dureté des temps et de la vision apocalyptique qui sous-tend leur action.

2/ LA PENSÉE MILLÉNARISTE. Pour les flagellants, comme pour beaucoup de leurs contemporains, l'apocalypse est imminente. Ils se basent pour le prétendre sur la vision qu'ils ont de leur époque : le règne de la mort, comme je l'ai appelé,  est pour eux le prélude et l'annonce de la la fin des temps.

Ces idées se basent en premier lieu sur une des visions de saint Jean dans l'apocalypse :
  . Je vis encore un ange descendre du ciel ; il tenait à la main la clef de l'abîme et une grande chaîne.
  . Il maîtrisa le Dragon, le serpent primitif, qui n'est autre que le Diable et Satan, l'enchaîna pour mille ans
  . et le précipita dans l'abîme qu'il ferma et scella sur lui, de façon qu'il ne séduisit plus les nations avant le terme de mille ans ; après quoi il doit être déchaîné pour peu de temps.
  . Au terme de mille ans,  Satan sera déchaîné de sa prison,
  . il s‘en évadera pour égarer les nations aux quatre coins de la terre, les rassembler pour le combat, nombreuses comme le sable de la mer.
  . Elles montèrent à la surface de la terre, cernèrent le camp des saints et de la ville bien-aimée. (Jérusalem)
APOCALYPSE 20.2-3 puis 20.7-9)

Cette vision de saint Jean est explicite pour les gens des XIV et XVe siècle : Satan a été enchaîné par l'ange pour mille ans, afin qu'il n'incite plus l'humanité au péché , puis il se libérera, rassemblera ses forces  et établira le règne du mal juste avant que se lèvent les forces qui l'annihileront à tout jamais : le règne de la Mort est consécutif à la délivrance de Satan et, par conséquence, l'Apocalypse est  imminente.

Pourtant, aucune information n'est donnée ni  par les Évangiles ni par l'Apocalypse, sur la date de ces événements d'autant que pour les théologiens médiévaux, le terme de "mille ans" signifie plus une longue période qu'une datation précise. Pourtant, il va donner naissance aux concepts millénaristes.

Un moine cistercien  Joachim de Flore (1130-1202) va en effet tenter de déterminer à travers l'étude des faits  chronologiques, une perspective d'évolution. La pensée de Joachim de Flore est d'autant plus complexe qu'elle évolua dans le temps et qu'elle est encore actuellement l'objet de divergences mais elle influença considérablement les mentalités de cette période :
Dans un premier temps, Joachim de Flore, se basant sur les chiffres du livre de Daniel et de l'évangile de saint Mathieu va déterminer qu'il a existé 42 générations d'Abraham à Ozias puis 21 générations entre Ozias et Jésus et qu'il y aura à nouveau 42 générations ensuite de la venue de Jésus à son retour ; en effet, entre les deux, il existe une concordance historique, les faits se répètent. Si on estime à trente ans chaque renouvellement de génération, on arrive à 42 x 30 = l'année 1260 serait donc la fin du monde marquée par l'Apocalypse.

C'est dans ce contexte que l'année 1260 vit la naissance des flagellants dans la perspective de l'imminence millénariste. Certes, il ne se passa alors rien de particulier, on imputa ce fait à des erreurs de calcul et en particulier de la date de début du deuxième âge ( incarnation, mort de Jésus, visions de saint Jean ?) ce qui conduisit à la renaissance périodique des mouvements millénaristes en particulier après chaque épidémie et mortalité importante.

Joachim de Flore évoluera ensuite dans ses conceptions et adaptera cette évolution binaire en une structure ternaire correspondant à la Trinité : L'histoire du monde se découpe en trois ères : l'ère du Père qui est celui de l'Ancien Testament, l'ère du Fils qui est celui du Nouveau Testament de l'église établie et de la prédication de la bonne nouvelle et l'ère du Saint-Esprit, époque de l'évangile spirituel et du monachisme contemplatif.

3/ l'IMITATIO CHRISTI Une autre caractéristique de la pensée de Joachim de Flore fut largement répandue concernant la critique de l'Eglise établie de son époque : c'est d'ailleurs une question importante concernant l'Eglise que l'époque médiévale mettra sans cesse en avant sous la forme d'une alternative qui peut se résumer ainsi : " l'église doit-elle être riche et puissante à l'image de la puissance de Dieu ou doit-elle être humble et pauvre à l'image de la pauvreté de Jésus ? " : devant combattre sans cesse le pouvoir temporel, l'Eglise se devait de s'imposer face aux puissants, ce qui l'a conduit à privilégier la première alternative.

Or, Joachim de Flore relie l'ère du Fils au Nouveau Testament c'est à dire au Livre et à l'Eglise établie ; or l'ère du Saint-Esprit sera celui de l'ordo monachorum : l'Eglise séculière et sa hiérarchie devront donc céder la place à l'ordre monastique dans sa perspective contemplative.

Les tenants des pensées millénaristes vont mettre en application ces théories par référence à l'"imitatio Christi", la flagellation est effectuée à l'imitation du Christ qui fut aussi flagellé avant sa Passion ; de même, on va revenir  à la pauvreté et à l'humilité voulue par Jésus. Dans ce cadre, les flagellants critiquent violemment l'Eglise et les clercs, n'hésitant pas même à des actes de violence, ils s'en prennent aussi aux juifs ainsi qu'à toute la société établie et en particulier à l'organisation féodale au nom d'idéaux égalitaires.

Cette attitude conduisit l'Eglise à interdire les flagellants (bulle du Pape Clément VI de 1349) et à les livrer à l'inquisition, ce qui conduira les chefs du mouvement au bûcher ; cependant, le mouvement se perpétuera pendant tout le XVe siècle  et s'amplifiera lors des crises et mortalités malgré les interdictions.

On dispose d'une preuve de la permanence du mouvement des flagellants dans une miniature des " riches heures du duc de Berry"  datant de 1405-8 qui les présente , comme le montre le document reproduite ci-dessous :

Ainsi, l'époque du "règne de la Mort" conduit en premier lieu à l'émergence d'une pensée millénariste d'attente d'une ère nouvelle  dont les flagellants sont la manifestation la plus tangible. Il paraît évident que cette pensée a été  largement développée dans toute l'Europe occidentale et a correspondu à un trait fondamental de l'époque  qui s'amplifiait à chaque époque de mortalité.

lundi 16 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (13) : L'enfer selon Jérôme Bosch.

La partie basse de la représentation de l'Enfer du "jardin des délices" de Jérôme Bosch comporte sur la gauche des instruments de musique qui sont utilisés pour tourmenter les damnés : luth (1), harpe comportant un damné pendu aux cordes de l'instrument (2), vielle (3), triangle (4), flûte (5) à laquelle est attaché un damné à qui on a enfoncé un flutiau dans l'anus, cromorne (6), tambour (7) dans lequel est enfermé un damné. Un gros diable (8) chante en suivant une partition imprimée sur les fesses d'un damné.

En dessous des instruments de musique se trouvent des tortures utilisant des jeux de dés. A coté, un démon ayant une tête de lapin (9) porte un demi-corps attaché à une lance, une femme est enserrée par un démon dont les bras sont des branches d'arbre (10), un homme est courtisé par une truie portant une coiffe de religieuse (11)..

La scène la plus curieuse se trouve en (12) : un diable assis sur un trône percé et surélevé avale des damnés, ceux-ci ressortent par son anus et ils tombent dans un puits comportant des vomissures, on aperçoit en effet à droite du puits un démon qui force un damné à vomir (13).

Ainsi se définissent les composantes d'un monde hanté par le règne de la mort,  Il reste déterminer la manière dont les survivants des mortalités de l'époque vont se comporter face à tout cela ...

dimanche 15 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (13) : L'enfer selon Jérôme Bosch

1- LA PARTIE CENTRALE DU PANNEAU  REPRÉSENTANT L'ENFER
La partie centrale du tableau représente tant de scènes s'entremêlant les unes avec les autres que j'ai été amené à les scinder en plusieurs extraits pour une meilleure compréhension des détails.

L'arrivée des damnés
Ils sont constitués en une sorte de cortège triomphal conduit par les diables porteurs d'oriflammes et d'armes dont des lances, ces armes sont bien utiles pour faire avancer ceux qui renâclent à le faire !

L'auberge du diable
Les tourments de l'enfer ne commencent cependant pas tout de suite pour certains, en effet le diable aime à rassurer pour mieux supplicier ensuite ! Cela explique en cet Enfer la présence d'une auberge.

Cette auberge est évidemment surprenante : le corps central est constitué d'une forme ovoïde qui évoque un œuf cassé. Cet œuf est posé sur deux arbres morts dont les branches ont troué la paroi et apparaissent à l'intérieur de l'œuf.

Les deux arbres sont posés sur deux barques flottant sur un lac glacé. L'auberge possède une tête qui porte du chapeau. Ce chapeau est composé d'un disque formant plateau sur lequel se trouve une cornemuse.

Un damné (1) se trouve au pied de l'échelle, il est encadré par trois démons, l'un possède une tête d'oiseau et des ailes de papillon ;  le deuxième, de l'autre côté, lève son épée pour obliger le damné à monter, le troisième porte une lanterne et guide le chemin. Dans l'auberge sont assis des damnés (2) que l'on fait boire. Ensuite, il est probable qu'on les invite à danser, on les aperçoit sur le disque autour de la cornemuse (3). Chaque damné est conduit par un démon ; comme on peut le voir ici, les damnés sont nus alors que les démons sont représentés de manière composite associant les corps de divers animaux et des habits disparates.

Une fois rassuré, les damnés seront livrés aux tourments de l'enfer

Les tourments de l'enfer
4- un démon ailé, habillé en chevalier et portant un bouclier pourfend de son épée un damné dont la tête est ouvert d'un casque, derrière, un autre démon se prépare à pendre un damné.

5- des damnés sont mis dans une lanterne pour flamber. Les damnés ne meurent pas puisque les souffrances de l'enfer sont éternelles, les damnés de la lanterne en sortiront pour subir d'autres tourments ailleurs.

6- un chevalier en armure étendu sur un disque  est dévoré par des animaux, ce disque est posé sur un couteau qui sectionne un autre damné.

7- un démon fait rentrer un à un des damnés dans un pot,
8- le pot est ensuite relevé.
9- un démon est assis près d'un damné et semble lui expliquer ce qui va lui arriver.

10- les démons pendent à la chaîne des damnés sur un gibet construit au dessus des flammes.
11- un couteau hache des damnés, il s'élève et s'abaisse par le mouvement de deux oreilles reliées l'une avec l'autre par une flèche, un démon maintient sous le couteau un damné qui tente de s'échapper.

12- un damné est accroché à une clé pendue au bout d'une perche provenant du globe oculaire d'un crâne d'animal, un oiseau picore l'anus du supplicié.

13- un démon fait sonner une cloche dont le gong est un damné.

En dessous de ces scènes se trouvent d'autres tourments infernaux, ils seront l'objet du prochain article.

samedi 14 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (12) : L'enfer selon Jérôme Bosch

 Jérôme Bosch est né vers 1450 à Bois-le-Duc ('s-Hertogenbosch), d'une famille originaire d'Aix-la-Chapelle installée aux Pays-Bas, à l'époque possession des ducs de Bourgogne, De son vrai nom Hieronymus van Acken, il a prit le pseudonyme de sa ville d'origine. Il est mort en 1516, c'est un peintre qui appartient donc au siècle du " règne de la mort" et qui en témoigne dans toute son œuvre.

Le triptyque qui comporte la description de l'enfer, conservé au musée du Prado en Espagne,  date de 1503-4. Il est appelé  le JARDIN DES DÉLICES ;  ce nom a été donné par référence au panneau central, il est probable que le nom primitif, actuellement inconnu,  n'était pas celui là. Le terme de "jardin des délices" est, on le verra,  totalement impropre.

Le TRIPTYQUE FERMÉ représente la création du monde, avec cet extrait d'un psaume d'Elie "Lui parle, ceci est. Lui commande, ceci existe ". Dans le coin gauche, se trouve un vieillard, manifestement Dieu dans son œuvre de création.

Les deux panneaux représentent, selon la Genèse, le monde au troisième jour :   la terre a été créée sous forme d'un cercle plat inclus dans une sphère. Au dessus de la terre se trouve le ciel, en dessous le monde souterrain. Dans le ciel se sont amassés des nuages et Dieu a créé la végétation.

Le PANNEAU GAUCHE DU TRIPTYQUE OUVERT présente une scène idyllique : au centre, se trouvent trois personnages  :  Dieu  vient de créer Ève et la présente à  Adam qui s'est tout juste éveillé. Près de là, pousse un arbre, sans doute celui de la "connaissance du bien et du mal" qui deviendra celui de la tentation. Tout autour, se développe le jardin d'Eden, il est parcouru par des animaux existant réellement (éléphant) ou fantastiques (licorne)  Au fond, des montagnes et des compositions florales fantastiques terminent le jardin, Dans cette scène, comme dans les autres,  n'apparaît aucun perspective construite, le peintre se borne à mettre au dessus ce qui est le plus lointain.

Le PANNEAU DE DROITE représente l'enfer. À l'inverse du panneau de droite, il se lit du haut vers le bas : en haut, l'arrivée des damnés, au centre,  l'auberge du diable ; tout autour, les tourments de l'enfer, beaucoup sont effectués au moyen d'instruments de musique.

Le panneau central est beaucoup plus énigmatique : il représente un jardin avec une multitude de personnages nus qui se livrent à toute sorte d'ébats dont beaucoup sont érotiques. En voici ci-dessous trois extraits :

   . Le premier montre deux personnages se livrant à des ébats amoureux dans une bulle ;  en dessous, dans une autre bulle flottant sur l'eau, on aperçoit une tête d'homme qui regarde un rat s'approchant de lui dans un tube.
   . Le deuxième présente des êtres humains au milieu d'oiseaux géants, effectuant également des ébats érotiques.
   . Le troisième extrait montre des êtres humains mangeant des énormes fraises et cueillant les fruits d'un pommier.

Que représente ce panneau central ? Certains voient une simple représentation des plaisirs de la vie, ce qui correspond pour eux au titre choisi de " jardin des délices" ; cela est totalement incompatible avec l'esprit de l'époque pour qui la luxure, amplement représentée dans ce jardin, est un péché mortel.

Il est beaucoup plus probable que Jérôme Bosch à voulu représenter ce monde de péchés (d'où la présence du pommier) que Dieu a livré au Diable, cela semble constituer une sorte de cycle dont on ne sortira jamais : Dieu abandonne les hommes du fait de leurs péchés, ceux-ci se disent " damnés pour damnés, autant en profiter ! " ce qui amène à de nouveaux péchés et à un nouvel abandon de Dieu...

Ainsi, se définit assez clairement, selon moi, l'interprétation que l'on peut faire de ce triptyque :
   . 1- Dieu a créé le monde
   . 2- il a créé l'homme et la femme  à son image en les comblant de ses bienfaits
   . 3- hélas, l'humanité n'a rien compris préférant se livrer au Mal en commettant de multiples péchés,en outre, rien ne semble le guérir de cette attirance,
   . 4- Les hommes, à cause de ces péchés, sont livrés aux tourments de l'enfer. C'est ceux-ci qui seront décrits dans les deux articles qui vont suivre.

vendredi 13 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (12) : L'enfer selon Jérôme Bosch

La mort a donc fait son œuvre, elle a entraîné vers les tombeaux les puissants et a pu agir contre l'humanité en faisant mourir un grand nombre de gens. Cette description, que nos excès et notre imprécision de langage qualifierait au moins d'apocalyptique, se référait, on l'a indiqué, à ces épidémies de peste aussi soudaines que violentes qui ponctuèrent l'époque. 

Dans ce monde où l'on pensait  que Dieu semblait avoir abandonné les hommes à cause de leurs péchés, où la terre paraissait  livrée au Diable, où Jésus semblait absent et était représenté comme un cadavre, où cette absence induisait l'impossibilité du salut, il paraissait aux hommes des XIVe et XVe siècle que la seule issue pour les morts ne pouvait être que l'enfer.

C'est au vu de cette analyse que j'ai reproduit côte à côte deux extraits de peintures :
   . L'un est l'entrée dans l'au-delà selon Pieter Brueghel
   . L'autre est un extrait du triptyque de Jérôme Bosch représentant les damnés conduits en fanfare vers les supplices de l'enfer.

On a reproché à Pieter Brueghel, dans le triomphe de la Mort,  de n'avoir jamais évoqué la rédemption et on pourrait me reprocher la même chose lorsque j'accole les deux extraits ci-dessus. Ce reproche est infondé car il correspond à une approche chrétienne du salut qui, pour les hommes de l'époque,  avait été compromis  à cause de leurs  péchés : à l'inéluctabilité de la mort semble correspondre, dans les mentalités d'alors, l'inéluctabilité de la damnation.

Cette continuité entre les deux tableaux n'existe pas seulement au niveau du thème, elle se remarque aussi dans l'ambiance et les caractéristiques stylistiques qui y apparaissent : les deux extraits ci-dessous sont placés dans l'ordre chronologique : un demi siècle les sépare, pourtant on aperçoit de frappantes similitudes :

   . En premier lieu au niveau du ciel : les deux tableaux donnent une impression sinistre :
          - un ciel rendu crépusculaire par la fumée qui s'échappe des incendies pour Pieter Brueghel,
          - une nuit noire éclairée par les flammes qui s'échappent des incendies pour Jérôme Bosch.
Certes, les deux peintres utilisent des procédés inversés (les incendies obscurcissent pour l'un et éclairent pour l'autre) mais l'ambiance de fin du monde est manifeste dans les deux tableaux.

   . Tous les bâtiments construits par les hommes et fruits de leur ingéniosité sont détruits ; chez Jérôme Bosch, ils prennent même des aspects inquiétants de monstres crachant le feu.

   . Une étendue glauque d'eau existe dans les deux tableaux ainsi qu'un pont,

   . Une porte constitue un élément essentiel dans les deux tableaux :
          - porte du sas chez Brueghel conduisant vers l'au-delà,
          - porte de l'enfer chez Bosch qui débouche sur l'enfer, cette porte est éclairée de l'extérieur par les incendies qui détruisent le monde des vivants.

    . Une autre caractéristique s'observera aussi : le tableau de Jérôme Bosch comporte une profusion extraordinaire de scènes et un grand nombre de personnages s'agitant et créant une foule d'anecdotes accolées les unes au autres, c'est aussi le cas dans les tableaux de Pieter Brueghel.

Toutes ces similitudes permettent de penser :
   . Que Jérôme Bosch a pu influencer l'oeuvre de Pieter Brueghel, ce qui est possible mais improbable.
   . Surtout, que les deux peintres ont été profondément influencés par l'ambiance de "règne de la mort" qui était encore présente dans les mentalités et dont ils ont interprété, chacun à leur manière, les caractéristiques.

Avant de décrire en détail les scènes infernales du tableau de Jérôme Bosch, il me faut présenter l'œuvre dans son ensemble car l'Enfer fait partie d'un triptyque curieusement appelé " LE JARDIN DES DÉLICES" !

jeudi 12 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (11) : Le triomphe de la mort de PIETER BRUGHEL

Ce deuxième article consacré au triomphe de la mort de Pieter Brughel l'Ancien se décomposera cinq ensembles regroupés en deux parties  selon le découpage effectué ci-dessous :

LES RAVAGES DE LA MORT

Ce qui se dégage en premier lieu dans la partie supérieure du tableau, c'est l'ambiance exprimée en grande partie par le choix des couleurs effectué :
   . Le sol est de couleur uniformément ocre, ce qui dénote une terre devenue aride où plus rien ne pousse, seuls se trouvent éparpillés des croix, des morts, des ossements d'animaux...
   . Les arbres morts sont de couleur brune, leurs branches desséchées se dressent vers le ciel.
   . Le ciel  est représenté également en brun à gauche de la scène,  obscurci par les fumées des incendies qui se produisent partout ; c'est seulement à droite qu'il s'éclaircit devenant bleu-verdâtre mais c'est pour mieux mettre en valeur les scènes de tortures qui se trouvent en avant,
   . La mer est peinte avec une couleur ocre-verdâtre qui se détache à peine de la couleur du sol, il en est de même pour la rivière qui se trouve à gauche de l'extrait présenté.

Ce choix des tonalités ocre tirant sur le brun ou sur le vert selon les endroits crée une ambiance sinistre, donne une grande unité à l'ensemble et fait en sorte que les multiples actions effectuées par la mort semblent se dissoudre dans l'environnement.

Pourtant chaque détail compte comme on peut le constater à la liste qui suit :
   . En premier lieu, on trouve un peu partout des cadavres tués par la Mort au moyen des supplices inventés par les hommes : pendaison (1), roue (2), décapitation (3) ..
   . De même, les œuvres humaines sont détruites : les villages sont incendiés et en ruines (3), les bateaux sont également incendiés et coulent (4). Une tour de guet ou un phare (5) vient d'être conquis par l'armée des morts qui crient victoire,
   . Une nouvelle offensive contre les vivants se prépare : les morts amassés dans le cimetière (6) entourant une chapelle s'organisent en une armée qui descend le chemin. Face à eux se trouvent des vivants (9) masqués par la fumée se dégageant d'un incendie, ils vont être pris en tenaille entre l'armée de fantassins descendus du cimetière et une armée de cavaliers (8) rassemblés au pied d'une falaise et partant à l'assaut.

Sous cette armée de cavaliers se trouvent deux autres scènes particulières
   . 10 une horde de morts en linceul sur une sorte de barge à demi-échouée joue de la trompette
   . 11 les vivants sont jetés dans la rivière, un peu plus loin ils sont ramassés dans un filet (12) et mis dans les tas avec les autres cadavres ...

LES COMPORTEMENTS

Voici enfin trois scènes assez particulières qui décrivent quelques attitudes tant de la mort que des vivants :
   . Un mort, vêtu d'une armure volée à un cadavre, s'empare avec délectation de l'or contenu dans un tonneau. À côté de lui, un autre mort portant le chapeau d'un cardinal soutient le cadavre d'un ecclésiastique : ainsi, même après la mort, les passions humaines ne disparaissent pas !
   . Un bouffon tente d'échapper à la mort en se cachant sous une table préparée pour un festin tandis qu'un mort déverse  sur le sol les outres de vin.
   . Deux amants se regardent, oubliant tout ce qui se passe autour d'eux, sans s'apercevoir que c'est un mort qui joue du violon derrière eux .

Le triomphe de la mort est donc total, il reste à se poser la question de savoir où vont tous ces morts que l'on précipite dans le sas ? Ce sera l'objet des prochains articles..