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jeudi 29 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (7) : ALPHONSE DE LAMARTINE

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE

L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS MONTRE QUE LA GUERRE MENÉE EN ALGÉRIE PAR LES FRANÇAIS EST VAINE ET IMPRODUCTIVE

 Cette idée, est selon moi, celle qui va le plus à contre-courant des idées dominantes de l’époque : Lamartine, comme beaucoup d’écrivains et de peintres romantiques, trouve dans l’exotisme des civilisations extra-européennes un moyen de s’évader de la monotonie de son présent. Certains tableaux de Delacroix, tout comme nombre de pages de Lamartine dans « voyage en Orient », témoignent de cette attirance. L’intérêt du discours du 10 juin 1846 est de théoriser cette attirance jusqu’alors artistique pour montrer l’absurdité de la politique de répression organisée par l’armée française en Algérie.

 L'orateur montre d’abord que les civilisations sont toutes différentes du fait des lieux où elles se sont épanouies : les conditions naturelles (relief, nature des sols, climat) et les formes de gouvernement qu’elles ont suscité ont différencié les hommes jusqu’à créer des « entités humaines » différentes :

 Les civilisations, et ce n’est pas moi qui parle, c’est l’histoire, les civilisations ne sont pas arbitraires dans le monde, les civilisations … résultent d’abord de la race, de la race humaine, Messieurs, qui a reçu de la nature, des siècles, du climat, de Dieu lui-même, une empreinte particulière, personnelle, spéciale, qui pourra peut-être s’effacer dans des temps inconnus, mais que l’histoire n’a pas vue encore effacée depuis qu’elle écrit ; elles résultent de la nature du sol et de la nature des institutions.

En outre, indique Lamartine, cette différenciation entre les races entre dans le dessein de Dieu :

 S’il leur a donné une terre et un soleil, c’est apparemment qu’il leur reconnaissait le droit d’en jouir et de les défendre.

Cette diversification entre groupes humains différents est telle que, selon Lamartine, rien n’est commun entre les modes de vie européen et les modes de vie des tribus arabes : alors que les européens ont développé une civilisation basée sur la sédentarité, les tribus ont élaboré la leur selon le nomadisme du fait de son adaptation parfaite aux conditions naturelles du pays. 

La guerre, le gouvernement, qui conviennent à telle nature de race et à tel peuple habitué aux institutions occidentales, par exemple, est-elle la guerre, est-il le gouvernement qui conviennent aux peuples asiatiques, aux peuples africains ? Evidemment non. Il y a entre les peuples domiciliés et les peuples nomades, entre la tente et la maison, ces deux symboles d’une civilisation différente, il y a un abîme. Le système de guerre, le système de gouvernement, le système d’administration qui convient aux peuples domiciliés d’Europe, est antipathique à une population non domiciliée, habitant sous les tentes, menant la vie pastorale en Afrique ou en Asie. 

Dans de telles conditions, la guerre entre les deux civilisations ne peut mener à rien :  alors que « L’Autriche dans la Lombardie, avec un corps de 25 à 30 000 hommes, contient les populations patriotiques de l’Italie, sans qu’il leur soit possible d’élever autre chose que leur voix contre l’oppression. Voilà la puissance d’une armée, voilà la puissance d’un conquérant sur une nation domiciliée. » il est, par contre, impossible de contrôler un pays comme l’Algérie avec le même nombre de soldats :

 « Mais regardez ce qui se passe, au contraire, en Afrique. Là le conquérant ne possède exactement que les parties du sol sur lesquelles il a le pied : tout le reste lui échappe. Il traverse ces populations, et ces populations se replient sur sa trace ; « c’est le sillage d’un vaisseau, la vague revient effacer la trace où il a passé. » Ces populations, vous ne pouvez pas les posséder par leurs maisons, elles n’en habitent pas ; vous ne pouvez pas les posséder par leurs richesses, elles sont pauvres ; elles n’ont que des yatagans pour défendre leur vie quand elle est attaquée ; elles n’ont aucune de vos natures de propriété ; elles n’ont aucun de ces gages qu’a l’homme civilisé, dans la civilisation que nous connaissons ; elles n’ont aucune de ces conditions qui font maintenir un pays, qui font qu’on le tient avec un petit nombre de troupes, et qu’une fois certaines conditions de conquête accomplies »

 De la même manière, il est impossible d’imaginer une quelconque fusion des races comme l’envisagent certains : « c’est un beau mot, un mot que la philanthropie dont on nous accuse serait bien heureuse d’adopter, s’il y avait un sens pour nous dans cette parole. »

 Il est également impossible d’envisager d’appliquer aux populations arabes nos méthodes du gouvernement :

« Vous ne pouvez pas appliquer l’administration directe à des populations que vous ne pouvez pas saisir, qui vous échappent toujours, qui cultivent aujourd’hui une partie du sol, demain une autre partie, et qui, en emmenant leurs troupeaux et leurs tentes, laissent vos collecteurs, vos gendarmes, vos patrouilles militaires, comme des janissaires du désert, ne gardant, ainsi que je le disais, que la place même que leurs pieds occupent, et ne retrouvant pas pour les saisir, les administrer, les gouverner, ces populations que, dans votre erreur occidentale, vous croyez pouvoir assujettir et fixer, comme on assujettit dans un arrondissement la population des villages ou des cantons. C’est là l’erreur radicale, la source de toutes vos erreurs dans votre contact avec l’Arabie.

Dans de telles conditions, toute volonté de conquête  des peuples nomades ne peut qu’échouer. L’histoire montre que de multiples civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne ont essayé de convertir les peuples nomades à leurs civilisations et ils ont échoué : la guerre menée par l’armée française en Algérie échouera immanquablement.

Parcourez le monde, lisez les histoires des deux continents de l’Afrique et de l’Asie, que verrez-vous ? C’est que partout, à toutes les époques, toujours, sans aucune exception, les civilisations les plus perfectionnées, les plus puissantes, les plus savantes, et en apparence douées de tous les caractères de supériorité sur celle des Arabes errants, ont échoué quand elles ont voulu ramener ces peuples à la vie civilisée à laquelle on voulait les introduire.

 Oui, j’ai dit que c’était jusqu’ici historiquement une race complètement imperméable, inaccessible, immodifiable au contact des autres civilisations, quelques avancées qu’elles fussent. Vous avez beau y porter vos arts, ils ne les comprennent pas, ils n’en sentent pas le besoin ; votre luxe, ils le méprisent ; … tous les hommes qui se sont occupés de la question religieuse, dans les missions anglaises et dans les missions françaises en Orient, tous vous diraient qu’on ne convertit pas de l’islamisme au christianisme, parce qu’on ne fait pas remonter du dogme simple au dogme composé.

 Les témoignages de l’impuissance des civilisations étrangères, à modifier l’Arabe bédouin ou nomade sont visibles aux yeux de tous les voyageurs qui ont vécu comme moi avec eux dans les contrées de l’Orient dont ils parcourent les déserts ; toutes les capitales des empires fondés à différentes époques de l’histoire au milieu d’eux sont anéanties, et eux ils subsistent encore tels qu’ils étaient sur leurs ruines… les colonnes de ces villes, les monuments de ces civilisations englouties s’élèvent dans le sable comme les mâts des navires submergés au-dessus des flots. Les Bédouins seuls ont surnagé et dressent leurs tentes au pic de ces monuments. »

 Puisque, désormais, est ancré dans les mentalités françaises que l’Algérie est partie intégrante de la France et au vu de l’impossibilité constatée par Lamartine de conquérir militairement le pays et de s’y maintenir par la terreur, il convient de mettre en pratique d’autres solutions si on veut à la fois conserver l’Algérie, se prémunir de toute tentative d’invasion d’une coalition européenne et soutenir les peuples asservis et épris de liberté.

Pour cela, Lamartine donne une nouvelle fois son avis que personne jusqu’alors n’a écouté : tenter de créer une  administration calquée sur ce qui se fait en France serait une erreur funeste, il faut partir sur ce qui existe, la prédominance les liens familiaux et claniques qui sert de base à la société algérienne,

Cela commande aussi au gouvernement un autre mode d’administration. Ainsi, jamais l’administration directe, l’administration telle que vous la comprenez en France, en Allemagne, en Angleterre, ne pourra s’appliquer à des populations nomades, car elles échappent à l’administration comme elles échappent à la guerre.

 Il faut nécessairement, non pas inventer un mode d’administration, mais appliquer aux populations le mode que les puissances qui les ont possédées depuis l’enfance du monde ont été conduites à leur appliquer, c’est-à-dire le mode de traiter avec les chefs des tribus, car la nationalité n’existe pas en Orient ; il n’y a que la famille ; la tribu n’est que l’unité multipliée de la famille.

 C’est donc seulement par la cohabitation paisible entre les peuples que l’on pourra établir la paix. Certes se pose alors le problème de la faisabilité d’une telle politique.

 On pourrait d’abord s’inspirer du système turc qui organisait de grandes expéditions militaires visant plus à impressionner les tribus qu’à les combattre afin de les faire accepter la suzeraineté des ottomans  tout en leur  laissant une totale autonomie interne :

 Le système turc, le système oriental … consiste à faire à travers ces populations pastorales ou nomades une expédition, des expéditions successives, à grandes marches, à grandes proportions, parce que c’est la marche de ces troupes, c’est la puissance de ces expéditions qui intimident pour longtemps et qui jettent le prestige de la force sur les populations qu’on veut soumettre.

 Grâce à cette méthode, explique Lamartine, « Les Turcs dominaient l’Algérie avec 15 000 hommes seulement : parce qu’ils gouvernaient les tribus nomades comme on doit les gouverner, de loin et par suzeraineté »

Pour l’orateur, il n’est certes pas question d’appliquer telles quelles les méthodes utilisées par les ottomans, cependant, il devrait être possible de les adapter aux conditions existantes à l’époque de la Monarchie de Juillet : ces adaptations sont, selon Lamartine au nombre de trois :

     . supprimer la dictature militaire, la remplacer par un gouvernement civil et subordonner l’armée à ce gouvernement civil : « Je supprimerais d’abord la cause principale du mal, celle qui l’a agrandi, élargi, envenimé jusqu’au point où vous le trouvez aujourd’hui sous votre main ; je supprimerais la dictature militaire. »

      . scinder l’Algérie en deux : une zone de paix sur le littoral et une zone de guerre «  régie par ordonnance et par un système mixte approprié aux mœurs des Arabes. »

      . évacuer tous les postes militaires dispersés dans cette dernière zone, chargés de maintenir par la force la domination française afin de réduire les effectifs  de 200.000 hommes par an jusqu’à l’effectif suffisant de 40.000h.

 Tocqueville prônait aussi une politique semblable mais il maintenait une étroite sujétion des tribus à la domination française. Lamartine va beaucoup plus loin dans le sens de l’autonomie des tribus : il voudrait instaurer un système calqué sur celui de la paix de la Tafna qui laissait à Abd-El-Khader l’arrière-pays contre une vague reconnaissance de la souveraineté de la France et instaurait une collaboration entre les deux « races »

 Selon Lamartine, il est urgent de mettre en place ces réformes car  plus on attend plus Les solutions seront difficiles à trouver :

« Je le sais, la solution, facile en 1837, est devenue de jour en jour plus difficile ; la plaie s’est élargie ; les difficultés se sont agrandies ; le sol même de l’Algérie s’est étendu ; le débordement de nos ravages, et nos troupes sur ce vaste espace de 250 lieues de longueur et de 40 lieues de profondeur, les froissements, la haine, les inimitiés, les ressentiments, les représailles entre deux peuples dont vous avez longtemps favorisé le contact, sur une échelle trop illimitée, »

jeudi 22 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (6) : ALPHONSE DE LAMARTINE

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE

POURSUIVRE LA GUERRE EN ALGÉRIE RISQUE D’OBÉRER GRAVEMENT L’AVENIR DE LA FRANCE.

 Lamartine montre que la poursuite de la guerre en Algérie est triplement nocive :
     . Elle engage des dépenses de plus en plus considérables,
     . Par la conscription, elle envoie en Algérie  une partie de la jeunesse qui serait beaucoup plus utile en restant dans sa campagne,
     . Elle paralyse les aspirations légitimes de la France à œuvrer pour la quête de liberté des peuples,

 Le premier préjudice dû à la guerre d’Algérie et subi par la France, cité par tous les adversaires du maintien de la France en Algérie et à sa politique de conquête, est d’ordre financier : l’importance des coûts financiers : voici ce qu’en dit Lamartine :

 « Or, de cette conduite, que résulte-t-il ? Un poids sur votre budget, … qui, sous des chapitres divers, et peut-être sous des articles plus ou moins déguisés, ne s’élève pas à moins de 121 à 125 millions, dans un moment où la France a un budget de 1 500 millions, et où M. le ministre des finances disait l’autre jour que nous avions déjà dépensé, depuis quinze ans, dans des proportions de troupes beaucoup moindres qu’aujourd’hui, en Afrique, plus d’un milliard. Portez-vous par la pensée à dix années de l’époque où je parle, multipliez ces dix années par le chiffre de 110 ou 125 000 hommes que vous devez solder aujourd’hui en Algérie ; multipliez par les dépenses de colonisation qu’on vous demande, et qu’on aura raison de vous demander, quand nous aurons adopté le régime civil, vous trouvez trois milliards que vous aura coûtés alors l’Algérie. »

Beaucoup plus originale est la seconde allégation de l’orateur : le coût élevé de la guerre au niveau humain et de la vie des soldats qu’on envoie chaque année en Algérie :

 « Mais il y a un impôt qui pèse bien autrement sur le peuple que cet impôt d’argent, c’est l’impôt de votre recrutement annuel pour l’Algérie seule. Les 100 000 hommes que vous voulez tenir au complet en Afrique exigent un surcroît de conscription de 15 000 jeunes soldats par an ! Oui, 15 000 conscrits de plus par an, arrachés à la population des campagnes.

 Ajoutez y 7 000 jeunes soldats qui meurent chaque année de la fièvre dans les hôpitaux ou sur les routes de l’Algérie, voilà 22 000 Français retranchés tous les ans de la vie et du sol, par cette insatiable conquête qu’il faut recommencer chaque campagne ! »

 Si encore ces jeunes soldats mouraient glorieusement au combat ! Hélas ce n’est pas le cas comme l’explique Lamartine aux députés :

 « Et s’ils mouraient encore par le feu de la guerre ! Votre consommation d’hommes par la guerre est si faible, qu’elle ferait honte, si jamais la guerre pouvait faire rougir en France ; votre consommation d’hommes par la guerre là n’est rien, 80 hommes par an ; mais la consommation d’hommes par le climat, elle est immense ! On dirait que la guerre d’Afrique se venge par la maladie, par la fièvre, par les exhalaisons pestilentielles, de la mauvaise, de la funeste administration, de la fausse pensée que vous ne cessez de lui rapporter en hommes, en sang et en millions tous les ans. »

Le troisième risque d’abaissement de la France concerne la politique étrangère

 Lamartine montre, dans la première partie de son discours, que la situation en Europe est loin d’être pacifique : la révolution de 1830 en France a ravivé les aspirations des peuples muselés par la coalition des puissances européennes signataires de l’acte final du congrès de Vienne. Face aux risques de révoltes intérieures, comme cela s’est produit, entre autre, en Pologne, les états européens pourraient vouloir éradiquer la France afin de supprimer toutes velléités de révoltes nationales ou libérales en Europe.

 Or ces velléités existent partout, elles ne demandent qu’à se concrétiser dès qu’apparaitra la moindre opportunité :

 « Pouvez-vous nier … (qu’il y ait) dans le cœur des peuples cette sympathie pour la France que sa liberté avait allumée et que sa liberté rallumera un jour dans l’univers »

 Mais quant aux cœurs, quant aux dispositions des cabinets, il faut fermer volontairement les yeux à la lumière pour ne pas reconnaître qu’il y a là un germe de ressentiment couvé sous des apparences, sous des désirs de bienveillance et de paix, qu’un évènement soudain, une crise inattendue, qu’une question surgissant dans la politique du monde pourrait à l’instant ranimer et faire de nouveau déborder en flots d’armées contre vos frontières.

 Croyez-vous que les trônes menacés pardonnent aisément à un peuple qui a pris sa couronne pour la transporter sur le front d’une dynastie élue ? »

 En conséquence, la France se trouve dans une situation de paix armée, elle risque d’être attaquée dès que les idées de 1789 conduiront les peoples opprimés à se soulever contre ceux qui les subjuguent car alors renaitra la  coalition des quatre puissances européennes garante, depuis 1815, de l’ordre existant (Grande-Bretagne, Russie, Prusse, Autriche). Il est donc impératif que la France se prépare à toute éventualité.

 « Dans la situation de crise politique où se trouve le continent, la France doit être tous les jours en état de faire face à chacune des grandes puissances du continent, et, je dirai plus, elle doit être tous les jours en état de faire face, par sa puissance militaire, par la disponibilité de ses mouvements et de ses forces, à l’ensemble des quatre puissances réunies »

 « Je ne partage donc pas le penchant de certains hommes politiques de ce temps pour la guerre. Je suis cependant un homme prudent comme vous tous ; je crois que le moyen de conserver la paix, c’est de préparer la guerre ; je crois que le moyen de n’être jamais attaqué, c’est d’être toujours ce que nous devons être : inattaquables. »

 « Or, dans la situation que nous fait l’Afrique, sommes-nous, en effet, inattaquables ? »

 L’orateur montre alors que nous sommes certes inattaquables au niveau de notre sol « mais c’est sous forme de puissance défensive » puisque l’essentiel de l’armée d’active est immobilisé en Algérie.

 « Il y a donc un grand danger à distraire la France de sa situation continentale, pour l’occuper uniquement de l’Afrique, et la laisser engager son bras tout entier dans cette conquête, de sorte qu’elle ne pourrait plus le retirer, au moment d’un péril grave sur le continent. »

 Pour appuyer ses dires, Lamartine s’appuie sur une citation de Wellington :

 « Lord Wellington, un des hommes de l’Europe le plus intéressé, vous le savez, à mesurer la force, à tâter le pouls de la force française, disait, il y a peu d’années, en 1840, ce grand mot qui est toujours resté depuis cette époque dans mon souvenir ; il disait à deux représentants des puissances étrangères qui craignaient la guerre de la France contre le continent :

« Rassurez-vous, Messieurs ; tant que la France sera occupée à ronger l’Algérie, tant que la France aura 100 000 hommes en Afrique, vous n’aurez rien à redouter ; l’Europe n’a rien à redouter de la France ! »

Ainsi, par le fait que la France ne dispose plus d’une armée capable intervenir, elle peut certes se défendre mais elle ne peut plus agir au nom de ses valeurs philosophiques héritées de l’époque des lumières : la volonté de conquête de l’Algérie conduit à l’abaissement de la politique européenne du pays et à sa passivité.

 « La puissance défensive d’un pays garantit sa nationalité ; elle ne garantit pas ses influences diplomatiques, elle ne garantit pas ses accroissements territoriaux, elle ne garantit pas sa gloire. »

 Il convient, à cet égard, de remarquer que Lamartine n’évoque pas, dans ce discours, le rôle messianique de la France comme dispensateur de la civilisation occidentale aux peuples soit-disant attardés, son analyse est beaucoup plus mesurée et réaliste, il convient seulement d’aider les peuples européens opprimés à se libérer. En conséquence, il faut infléchir la politique jusqu’alors pratiquée : adopter en Algérie une approche nouvelle des relations entre français et arabes afin de recadrer l’action de la France vers la défense des peuples opprimés d’Europe.

« Il faut que la France choisisse entre un abaissement systématique de se puissance militaire, diplomatique, continentale, en Europe, ou qu’elle adopte en Algérie, ce que je n’ai cessé de conseiller à mon pays depuis 1830, une politique plus réglée, plus modérée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, et qui ne compromettra pas le recrutement, nos finances, l’armée, la puissance et la sécurité de notre pays. »

lundi 19 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (5) : ALPHONSE DE LAMARTINE

L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE

Alphonse de Lamartine, surtout connu actuellement pour son œuvre littéraire, fut aussi un homme politique engagé, il fut élu député  sans discontinuer de 1833 à 1848, puis participera à la mise en œuvre de la seconde république en tant que membre du gouvernement provisoire. 
 
Dans les archives de la chambre des députés de la monarchie de juillet se trouvent deux de ses discours à propos de l’Algérie.
 
J’ai donné quelques extraits de son discours de 1834 lorsque j’ai évoqué la levée des incertitudes pour cette même année : il s’y proclame un fervent partisan du maintien de la France sur la côte Nord-Africaine : abandonner la conquête, ce serait « renier notre mission et notre gloire, ce serait renier la Providence qui nous a fait ses instruments de la conquête, la plus juste peut-être qu’une nation ait jamais accomplie » : on retrouve, dans ce discours, la pensée dominante de l’époque, déjà exprimée par Tocqueville en 1841 : la civilisation européenne a pour mission, au nom de sa supériorité, de faire évoluer vers le progrès les autres peuples ressentis comme arriérés.
 
Dans son second discours, celui du 10 juin 1846, Lamartine témoigne d’une évolution considérable de ses conceptions politiques et philosophiques à propos de l’Algérie. Il y apporte une vision que ne renieraient pas les intellectuels de notre époque, teintée d’humanisme tolérant à tonalité universaliste. On retrouve, dans ce discours de 1846, les fruits de l’expérience acquise en voyageant, qu’il a relatée dans son recueil appelé « Voyage d’Orient ».
 
Dans ce discours de deux heures et demi, foisonnant et parfois décousu du fait de nombreuses interruptions qui obligent l’orateur à effectuer des digressions de mise au point, on a parfois quelques difficultés à suivre la démarche  de l’orateur. Pourtant, un thème sert de fil conducteur à l’ensemble de son propos, la condamnation de la guerre en général et, en particulier, de celle qui est menée par l’armée française en Algérie. Il le rappelle par deux fois au début et à la fin de son discours :
 
Dans le  premier extrait, il montre que, depuis l’époque des lumières du 18e siècle, et, encore plus, depuis que les acquis de cette période ont été mis en pratique lors de la Révolution à la fois en France, en Europe et aux États-Unis, la France ne doit plus agir que par la puissance de ses idées : elles sont capables, seules, d’emporter l’adhésion des peuples sans qu’il soit nécessaire de faire des guerres :
 
« Je ne suis pas partisan de la guerre ; je n’ai, à aucune époque, aimé la guerre pour la guerre. J’ai considéré toujours, politiquement autant que philosophiquement, que la France entrait dans une ère nouvelle, et que la paix serait mille fois plus profitable pour elle ; qu’elle serait plus missionnaire de liberté, dans le monde, par les vertus de ses idées et de son influence nationale qu’elle ne le serait par les armes. »
 
Dans le second extrait, Lamartine se défend des accusations que certains opposants ont pu lui  objecter de ne pas agir en patriote ; il répond qu’il existe deux sortes de patriotisme, tout aussi honorables l’un que l’autre, celui qui fait la guerre et celui qui veut la paix et l’harmonie entre les peuples. Ces deux sortes de patriotisme peuvent s’appliquer partout, y compris en Algérie ; pour l’orateur, le seul patriotisme guerrier ne peut convenir que si la nation est menacée.
 
« Je n’ai jamais été un partisan de la guerre, je n’ai jamais agité à cette tribune les plis du drapeau français, jamais je n’ai allumé .. ce feu sacré du patriotisme, qu’il faut réserver pour les périls extrêmes d’une nationalité menacée ! Mais, croyez-vous que sous ces pensées de paix, de conciliation européenne, d’harmonie continentale, si favorables au bonheur et à l’avancement du genre humain, il n’y ait pas place pour un grand sentiment patriotique dans un cœur français ? Croyez-vous que quelqu’un ici, homme ou parti, puisse réclamer le monopole du patriotisme ? Non, tous n’ont pas les mêmes opinions sur le mode de nous implanter en Afrique et d’y enraciner la puissance française ; les moyens sont différents, le patriotisme est le même, le mien comme le vôtre.
 
A partir de ce préalable contre la guerre et pour la paix et le bonheur, Lamartine va développer trois thèmes qui tous vont dans le même sens :
     . Poursuivre la guerre en Algérie risque d’obérer  gravement  l’avenir de la France,
     . La guerre menée en Algérie est vaine, historiquement parlant,
     , la guerre en Algérie, en instaurant un système de violence barbare en Algérie, exacerbe les instincts pervers dans l’armée.

dimanche 11 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (4) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

    L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

LES PROPOSITIONS POUR L’ALGÉRIE DU RAPPORT DE 1847

 Il convient d’abord de rappeler que le rapport de 1847 a pour but de soumettre au vote des députés le projet de dépenses au titre de l’Algérie, dans la perspective de tenter de diminuer les dépenses militaires et donc les effectifs de l’armée. Pour ce faire, Tocqueville va indiquer trois pistes possibles

     . Limiter la conquête,

     . rationnaliser les modes de gouvernement de l’Algérie

     . faire évoluer l’état d’esprit des autochtones vis-à-vis de l’occupation française.

LIMITER LA CONQUETE

En premier lieu, Tocqueville indique qu’il est nécessaire que la conquête se limite désormais aux zones déjà conquises, soumises et contrôlées étroitement par l’armée : « Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très serrées à l’ouest, vont s’élargissant à mesure qu’on remonte vers l’est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour, de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire. »

 Par contre, selon ce rapport, il ne faut ni vouloir s’emparer de la Kabylie ni, à fortiori, conquérir du « petit désert » (la zone qui s'étend depuis la fin des terres cultivables jusqu’au Sahara.) si on veut pouvoir diminuer les effectifs militaires : « Si on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ; enfin, si, par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranniques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. ».

 Il ajoute aussi, alors  que l’armée prépare une offensive contre la Kabylie que «  des relations pacifiques sont le meilleur, et peut-être le plus prompt moyen, d’assurer la soumission des Kabyles...déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous et s’offraient de reconnaître notre suprématie.... N’était il pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussissait si bien, on ne prendrait pas les armes ? »

 Les mises en garde de Tocqueville ne serviront à rien, la Kabylie sera envahie.

 En ce qui concerne le petit désert «  Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très loin. Elle nous obéit sans nous connaître. A vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette. » Il n’est donc pas utile d’en tenter la conquête.

 RATIONNALISER LES MODES DE GOUVERNEMENT DE L’ALGERIE

La seconde proposition de Tocqueville concerne la manière dont est conçu le gouvernement de l’Algérie à l’époque du rapport de 1847 : selon lui, il souffre de trois maux :

     . Une centralisation abusive qui conduit le gouvernement central à prendre de plus en plus de décisions (cf. l’ordonnance de 1845 qui réserve au gouvernement central l’attribution des concessions de terre). Cette centralisation aboutit à des incessants va-et-vient entre l’Algérie et Paris : un fonctionnaire constate qu’une décision est nécessaire, il en informe le ministre de tutelle qui donne sa réponse, celle-ci parvient à Alger pour application. Entre la constatation et l’application, il s’écoule évidemment un long laps de temps, inapproprié en cas d’urgence.

    . Des fonctionnaires civils venus de métropole et  ne connaissant pas la situation réelle de l’Algérie agissant chacun de leur côté, œuvrant en étroite subordination avec leurs ministères respectifs et ne cherchant pas à coordonner leur action avec les autres bureaux, en sorte qu’aucune politique d’ensemble n’est appliquée et que se produit une cacophonie administrative établissent des règles souvent contradictoires avec les précédentes décisions.

   . Un gouvernement général  de l’Algérie aux mains de militaires qui ont essentiellement le souci de conduire la guerre plutôt que de coordonner les différents services administratifs : il faut donc créer, selon Tocqueville, un gouvernement civil agissant de concert avec celui des militaires.

 FAIRE EVOLUER L’ETAT D’ESPRIT DES AUTOCHTONES VIS-A-VIS DE LA CONQUETE

La dernière  proposition visant à diminuer les effectifs de l’armée est de faire évoluer les dispositions «  des indigènes à notre égard… Quels sont les moyens de modifier ces dispositions ; par quelle forme de gouvernement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite doit-on espérer y parvenir ? »

 Pour cela, Tocqueville va se livrer, devant la chambre, à une démonstration de ce qu’il faudrait faire :

 D’abord, il convient de donner plus d’importance aux chefs coutumiers des tribus qui «  sont nos intermédiaires entre elles et nous », à la condition que l’on puisse les surveiller étroitement et contrôler leurs actes. Cette politique est celle de Bugeaud : Tocqueville souligne en particulier l’excellent travail des bureaux arabes dont le gouverneur général a généralisé la création. « Aucune institution n’a été, et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique, que celle des bureaux arabes »

 Pourtant, il convient de ne pas exagérer cette politique, la délégation des pouvoirs aux chefs coutumiers doit posséder de nettes limites :

     . On peut leur donner des responsabilités administratives mais, en aucun cas, leur concéder une parcelle du pouvoir politique, celui-ci doit être la tâche exclusive des français.

     . Il ne faut pas, selon Tocqueville, jamais oublier que les français ont affaire  à des peuples à demi-civilisés : «  Il n’y a ni utilité, ni devoir à laisser à nos sujets musulmans des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances précisément comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons, en Afrique, une position dominatrice ; ils s’attendent à nous la voir garder. La quitter aujourd’hui, ce serait jeter l’étonnement et la confusion dans leur esprit, et le remplir de notions erronées on dangereuses. »

 Cette démonstration se termine par des vœux qui pourraient permettre à la paix de régner sur les territoires conquis   :

     . Il faut établir en Algérie « un pouvoir qui les dirige, non seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur, qui se montre réellement attentif à leurs besoins, qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir, qui se préoccupe de leur bien-être, qui songe à leurs droits, qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites, qui ne croit pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt …et ne se borne pas à les exploiter. »

   . Il faut aussi respecter leurs traditions sans vouloir imposer notre civilisation : « il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre ; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne »  … « Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent, à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. »

 « Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir ; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable ; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts. »

CONCLUSION SUR LES PROPOS DE TOCQUEVILLE  A PROPOS DE L’ALGERIE

Si on considère son texte, eu égard à son époque, on ne peut qu’être frappé par les contradictions des propos de Tocqueville :

     . Il prétend d’abord que les « indigènes » , comme il les appelle, ont une civilisation « arriérée et imparfaite » et ne peuvent être « traités comme nos égaux ». C’est seulement en côtoyant nos modes de vie que cela leur permettra d’entrer dans la voie du progrès. Pourtant, dans ses propositions finales, il indique qu’il faut respecter leur civilisation et permettre le développement de leurs écoles qui dispensent les principes de celle-ci.

   . En ce qui concerne les formes de guerre, Tocqueville approuve totalement la politique de razzia de Bugeaud : comme, « les arabes » sont à « demi civilisés » et ne comprennent que la force, il est donc admissible que les français règnent par la terreur. Cependant, il dit aussi qu’on doit confier aux autorités locales un rôle administratif et une certaine autonomie.

     . il indique, enfin, que la colonisation est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour soulager l’armée dans sa tâche de lutte contre les tribus ennemies. Pour cela, il convient de développer les confiscations et les expropriations des terres appartenant aux tribus hostiles ou le rachat des terres des tribus amies, quitte à les cantonner et à les sédentariser. D’un autre côté, il vante l’administration qui a donné, par endroit, aux « indigènes » les meilleures terres au détriment des colons. Il veut aussi que se crée entre les colons et les tribus une « communauté d’intérêts »

Selon moi, les écrits de Tocqueville présentent un curieux mélange de deux types de courants de pensée :

     . D’une part, les idées généreuses et universalistes élaborées par le siècle des lumières et la révolution française puis reprises par les théoriciens du socialisme utopique,

     . D’autre part, les vieux relents raciaux prônant la supériorité de la « race » blanche et la nécessité d’étendre sa domination afin de civiliser les autres peuples.

 Ces idées perdureront pendant tout le 19e siècle et jusqu’à notre époque. De nos jours, on condamne sévèrement toute théorie mentionnant l’inégalité des races, cependant, les vieux démons racistes surgissent sans cesse. Ainsi, quand j’entends un individu dire : « je ne suis pas raciste mais… » on peut être sûr qu’il va déblatérer sur les gens de couleur ou les musulmans, ravivant ainsi le vieux concept de croyance à la prétendue supériorité de leur race.