L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
L’ETAT REEL DE L’ALGERIE EN 1847 ET LES ILLUSIONS QU’IL SUSCITE
Alors que Tocqueville écrivait dans son opuscule de 1841 « Pour moi, je pense que tous les moyens de
désoler les tribus doivent être employés », il donne, dans son rapport de 1847, un bilan des
désastres occasionnés par la guerre menée par Bugeaud et l’armée d’Afrique.
Quelques extraits significatifs méritent d’être cités ni extenso :
DANS LES VILLES :
« les villes
indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par
nos armes. »
LES SPOLIATIONS ET LES SACCAGES
DE LA CAMPAGNE
. « Un grand nombre de
propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées,
détruites.
. « Une
multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont
jamais été rendus »
.
« Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été
arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne
voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui
sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs
pères. «
. « Ailleurs, des tribus, ou des fractions
de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles …, ont été poussées hors de leur
territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a
promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre
honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. »
En conséquence, « Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de
terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on laisse planer sur
l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux, la
possession du sol et la situation de ceux qui les habitent, » dépendent uniquement des besoins des européens et
du bon plaisir de leurs gouvernants
L’ETAT D’ESPRIT DES TRIBUS
Loin d’être
prêtes à reconnaitre les apports positifs de la présence française en Algérie,
Tocqueville montre que les ravages de
la guerre ont à la fois détruit les ressources du pays et désorganisé toutes
les structures sociales et administratives traditionnelles.
« Les populations de l’ouest, celles qui
occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées,
plus soumises, et en même temps plus frémissantes (que celles de l’est) Là, la guerre a renversé toutes les
individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les
résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants,
détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour
un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la
fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de
notre armée. »
« A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre
domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit
journalier de la force. …, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester
soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire. »
En conséquence, les membres des tribus livrées à elles-mêmes, privés de
leurs dirigeants tant politiques que religieux, devenus apathiques et
incapables de réagir, vivent dans la terreur de nouvelles razzias et, pour y
échapper, acceptent, contraints et forcés, la présence des français et la
cohabitation obligée avec eux.
LA DESTRUCTION DE LA
CIVILISATION ARABE DE L’ALGERIE
Selon Tocqueville, elle est la
conséquence de la confiscation des terres Habou et de la suppression de leur
inaliénabilité Or, ces terres servaient à financer non seulement les mosquées
mais aussi les écoles et les institutions charitables :
« Il existait un grand nombre de fondations
pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de
l’instruction publique. Partout, nous avons mis la main sur ces revenus en
les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les
établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires.
Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de
religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la
société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et
plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »
Tocqueville donne alors un
exemple précis de ce qu’il avance :
« à l’époque de la conquête, en 1837,
il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire
et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du
Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus,
suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner
l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en
outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par
1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent
les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à
50, et les enfants qui les fréquentent à 550. »
Ce constat, particulièrement
sévère, prononcé devant la plus haute autorité législative du pays, témoigne
que la plupart des français était au courant de ce qui s’est passé réellement
en Algérie du fait des ravages de l’armée et des spoliations des colons comme
de l’administration.
Assez paradoxalement,
Tocqueville va tempérer son propos en montrant que cette situation ne doit pas
être généralisée et que, dans certains secteurs, les autochtones algériens ont
reçu de multiples bienfaits de la France, qu’ils apprécient sa présence sur
leur sol et la ressentent comme bénéfique :
. « Dans certains endroits, au
lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux
arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données
aux indigènes.
. Notre respect pour leurs croyances a été
poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées
avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le gouvernement
français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne
faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui
veulent aller honorer le tombeau du Prophète.
. Nous avons prodigué aux Arabes les
distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens.
. Souvent les indigènes, après des
trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité
singulière …(et)… ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs
honneurs et leur pouvoir.
.
Il y a plus ; dans plusieurs des lieux où la population civile
européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque
raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen
qui obtient le plus difficilement justice. »
De ce qui précède, Tocqueville
tire la conclusion suivante : « Si l’on rassemble ces traits
épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la
douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et
qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en
France pour le bien-être des citoyens. »
Ainsi, selon ces
derniers textes, Tocqueville semblerait penser que l’on se trouve à un tournant
historique : selon lui, l’ère de la violence est terminée, désormais, il
convient de passer à une nouvelle étape, celle de la pacification qui seule
permettra aux peuples « arriérés » de l’Algérie de progresser sur la
voie de la civilisation au contact des colons et des immigrants européens.
Cette mutation ne pourra cependant s’effectuer que si on
passe d’un gouvernement militaire à un gouvernement civil, ce qui sera l’objet
des propositions pour l’Algérie effectuées dans la dernière partie du rapport.
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