L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS
PROSPER ENFANTIN
LE CONSTAT DE CE QUI A DÉJÀ ÉTÉ RÉALISÉ EN ALGÉRIE
Pour cette étude, Enfantin va scinder le système colonial en deux
parties : . les colonies militaires
qui lui semblent proches de ses idées, . les colonies civiles qui, au contraire, s’en
éloignent totalement.
LES COLONIES MILITAIRES
Il convient d’abord de remarquer que le livre de Prosper Enfantin a été
écrit alors que se mettait en place le projet
Bugeaud de colonies militaires. l'auteur manquait donc de recul pour évaluer
ce système. Globalement, il l’approuve, même s’il met en garde contre certains
travers pouvant intervenir, eu égard aux penchants instinctifs des occidentaux
pour la propriété.
Pour lui, les colonies militaires
sont un exemple de ce qu’il faut faire en Algérie, surtout si elles
suivent le modèle des colonies romaines et des colonies Magzen de l’époque de
la Régence. En outre, pour réussir, elles disposent de deux précieux atouts :
. D’abord, les militaires sont
habitués à une discipline façonnée par des années de service : « Conservons avec soin le caractère collectif et
hiérarchique de l'armée, son esprit, de corps ses principes d’honneur, de
dévouement aussi la noble ambition d'un désintéressement personnel »
. Un autre atout réside dans le
fait que la plupart des soldats proviennent des campagnes, ils sont donc aptes
aux travaux agricoles. Ce sera, selon Enfantin, une opportunité et une chance
puisqu’au sortir de leur engagement, le soldat « n'a
généralement d'autre avenir heureux que le retour au village, sain et
sauf, mais avec quatre années d'Algérie qui l'ont vieilli de dix ans et
lui ont fait oublier son état ».
Ces deux caractéristiques sont éminemment favorables à l’instauration de
colonies basées sur la propriété collective, mais, selon Prosper Enfantin, elles
ne seront conformes à ses conceptions qu’à trois conditions :
1- « Que la propriété soit
collective, qu'elle soit propriété du corps, qu'elle soit dirigée et
administrée hiérarchiquement, conformément aux grades obtenus … par un
service réparti également sur tous. ». Pour Prosper Enfantin, cette propriété collective
dans les colonies militaires est, non seulement utile, mais aussi nécessaire :
. Dans les endroits où ces
colonies seront implantées, la grande culture est la seule qui soit praticable
et rentable.
. Avant toute culture, il sera nécessaire que soient accomplis « les travaux de défense, de conservation, ceux
d'irrigation et de communication », ce qui implique la
participation de tous. Si la propriété
du sol était individuelle, cette mise en commun des efforts de tous serait
quasiment impossible.
. Enfin, dans les systèmes de travail
collectif, l’aisance et la réussite viennent plus rapidement que dans les
colonies où règne le régime de la propriété individuelle.
2- « Que tout motif de tendance à la propriété
individuelle, à l’égoïsme des intérêts particuliers, …soit combattu et ne
trouble pas l'esprit de corps et la discipline, indispensables à la force, à la
sécurité des colonies militaires que, tous apprennent à respecter
la propriété commune comme une propriété commune, comme une propriété du
drapeau, comme le signe de la bravoure et de la force du corps, et qu'ils soient
excités ainsi à la cultiver., à l'améliorer, à l'enrichir, et à ne jamais
lui causer dommage ». Pour cela, l’auteur compte à la fois sur l’éducation
des colons militaires mais aussi aux encouragements procurés par un équitable
avancement et par un système de récompense pour leurs travaux personnels.
3° Enfin, que « le casernement, le
vêtement, la nourriture, les travaux, le service, soient conçus et réglés
en vue du sol et du climat nouveaux où les Européens doivent vivre,
où ils doivent être aussi bien cultivateurs que militaires; et, par
conséquent, qu'on en prenne l'inspiration dans l'observation attentive des
habitudes arabes : sous tous ces rapports que l'étude de la
langue arabe soit encouragée. » Il est nécessaire que se
produise, en effet, chez ces militaires devenus colons, une totale mutation
mentale : jusqu’alors l'« arabe » était un ennemi à abattre et à piller, il
faudra maintenant le considérer comme un partenaire avec qui se noueront des
relations d’échanges et de bon voisinage.
En ce qui concerne la répartition des bénéfices de la colonie militaire, Prosper
Enfantin écrit : « Le produit du travail du bataillon devrait être
distribué, après réserve des semences et de l'entretien des instruments de
travail, en trois parts égales : . la première, affectée à l'amortissement des premiers frais
d'établissement et, en partie, aux travaux d'utilité publique. . La seconde, venant en déduction de la somme annuellement
consacrée à l'entretien du bataillon . La troisième, divisée en deux parts
égales : l'une consacrée à la retraite des soldats-colons, l'autre
pour haute-paie, ou supplément de solde, distribuée dans
des proportions déterminées, aux soldats, aux sous-officiers et aux
officiers et pour primes décernées aux soldats et sous-officiers, par le
corps d'officiers présidé par leur chef, directeur de la colonie. »
Selon l'auteur, c’est dans la troisième part de cette
répartition que réside le danger essentiel pouvant guetter la colonie :
les militaires ne seront plus seulement récompensés par les
honneurs, la gloire et l’avancement qui en découle, désormais, ils percevront
une partie des bénéfices de la colonie. Il est à craindre que leur
enrichissement devienne « une passion effrénée, insatiable » les amenant à revendiquer le partage des biens de
la colonie, ce qui serait catastrophique puisque le « désir excessif de .. posséder » conduira à la
faillite de la propriété collective des
terres dans les colonies militaires ». Pour l’éviter, Enfantin
compte sur l’esprit de solidarité, d’esprit de corps et de discipline que
l’armée a inculqué aux soldats,
Enfin, en ce qui concerne les colonies militaires,
Prosper Enfantin montre leur importance dans la politique de coexistence
pacifique entre français et « arabes » : la double qualification
de paysans-soldats leur permettra à la fois de combattre mais aussi de
permettre aux autochtones de constater les bienfaits que notre civilisation
pourrait leur amener. « si nous voulons ..
introduire (dans les tribus) quelque chose de nouveau, n'oublions pas qu'il
faut, pour cela, que cette création ne blesse point leurs
idées, qu'elle y soit même conforme, et surtout qu'elle
soit favorable à leur intérêt. ».
Pour réussir, Prosper Enfantin élabore toute une
stratégie :
. D’abord,
il est nécessaire que les colonies militaires soient établies aux abords
immédiats des tribus ; pour cela, il table sur le fait qu’aux limites des
terres tribales, il existe des zones désertes où, à l’époque de la régence, régnait
une insécurité constante consécutive aux rivalités entre tribus. Rappelons à
cet égard, que, selon Enfantin, les turcs usaient d’une politique ayant pour
but de « diviser pour régner » et donc laissaient se produire les
guerres intestines. Depuis la conquête française, toujours selon Enfantin, ces
méthodes ne sont plus de mises, désormais il faut « associer pour
régner ». Dans cette perspective, les zones constituant les frontières des
terres tribales deviendraient sûres et on pourrait donc y installer des
colonies militaires.
. Tout le
reste du mode de vie des tribus ne devra pas être modifié, on se limitera,
comme je l’ai écrit à « bâtir le manoir du cheik, la mosquée, le tribunal du
cadi et la fontaine (et de) faire planter des jardins. La coexistence pacifique entre ex-militaires français
et « arabes » sera un des facteurs essentiels pour unifier les modes
de vie : les autochtones, lorsqu’ils visiteront le village de colons,
pourront ressentir les avantages qu’ils auraient à se sédentariser, à
l’inverse, les colons apprendront des autochtones, la manière dont ils pourront
s’adapter aux conditions climatiques et géographiques du pays.