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dimanche 13 février 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (19)

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

LES ENFUMADES

La razzia, dans toute son horreur, n’est cependant rien si on la compare aux enfumades et aux emmurements  de tribus entières qui furent organisées au Dahra dans la lutte contre Bou-Maza. (1)

 

La première enfumade dont on trouve mention fut celle ordonnée par le général Cavaignac en 1844.  La colonne commandée par Cavaignac vint au Dahra en représailles d’une incursion de la tribu des Shebas qui avait massacré des colons ainsi que des arabes ralliés aux français. Devant la menace représentée par l’armée française, les  Shebas s’étaient réfugiés dans des grottes au pied d’une haute falaise. En avant de l’entrée de la grotte, se trouvaient des rochers derrière lesquels étaient embusqués des tirailleurs shebas.

 

La suite est rapportée par le commandant Canrobert, qui faisait partie de l’expédition (il sera plus tard maréchal de France) 

 

« À ce moment, comme nous nous sommes fort rapprochés, nous commençons à parlementer. On promet la vie sauve aux Arabes s'ils sortent. La conversation fait cesser les coups de fusil », un émissaire envoyé par Cavaignac est tué. « Il fallait prendre d'autres moyens. On pétarda l'entrée de la grotte et on y accumula des fagots, des broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques shébas se présentaient à l'entrée de la grotte demandant l'aman (la capitulation) à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts.  Les médecins et les soldats offrirent aux survivants le peu d'eau qu'ils avaient et en ramenèrent plusieurs à la vie. »

 

Loin de désavouer Cavaignac, Bugeaud, non seulement cautionna Cavaignac, mais en plus, il en fit une tactique de guerre ; le 11 juin 1845, il écrivit : Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards. » Le conseil ne fut pas perdu, le 18 juin 1845 se produisit l’enfumade du Dhara. 

 

Cette enfumade est rapportée par un compte-rendu rédigé par le commandant de la colonne, le colonel Pélissier, 

 

Installé dans un camp situé sur le territoire de la tribu des Ouled Rhia dans la montagne du Dhara, le colonel Pélissier, fait détruire tous les vergers et les habitations qu’il peut. Les habitants ont fui avec leurs troupeaux dans un refuge considéré comme inexpugnable appelé le Djezair El Dhara, des grottes établies au pied d’une falaise ; au pied de cette falaise se trouvent des blocs rocheux derrière lesquels il leur est facile de se cacher pour se défendre contre toute incursion ennemie. 

 

Pélissier établit alors son camp sur un plateau qui domine les grottes, il fait construire des plateformes de bois au-dessus de la falaise pour dominer les grottes et préparer des fascines (fagots de branchages) prêtes à être enflammées. Il envoie aussi  des émissaires parlementer et exiger de la tribu sa reddition. Une négociation réussit à s’engager, Pélissier fait alors suspendre les travaux d’enfumage et, à dix heures, fit cet ultimatum : 

 

« Lorsque la caverne sera totalement évacuée et que j’en aurai acquis la conviction, vous serez libres de vous retirer dans vos habitations respectives ; je vous le répète depuis bientôt trois heures vous avez votre aman (sauvegarde) . Je vous laisse un quart d’heure pour y réfléchir, après quoi il ne me restera plus qu’à vous contraindre de sortir et j’y suis déterminé par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Je vous répète encore un quart d’heure et ce travail qui se faisait ce matin au-dessus de vos têtes recommencera, alors il sera trop tard et vous seuls l’aurez voulu. ». Ils ne répondirent que par une invitation de retraite de notre part. » 

Les travaux d’aménagement des plateformes reprirent. Vers 15 h, Pélissier décida l’enfumade en faisant jeter les fascines enflammées devant les entrées des grottes qu’il avait fait repérer.  Les premières fascines furent lancées. Il se produisit alors un tirage qui fit que les flammes et la fumée se propagèrent à l'intérieur des grottes : 

 

 « A 3 heures, l’incendie commença sur tous les points, et jusqu’à une heure avant le jour, le feu fut entretenu tant bien que mal, afin de pouvoir bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission. Comme une sortie désespérée pouvait s’effectuer par l’entrée principale, j’avais, au moyen de caisses à biscuit remplies de terre, placé un obusier en batterie à cinquante mètres de cette issue » 

 

Pélissier tente alors une dernière négociation «  J’ordonnai une interruption mais ils ne répondirent que par des cris, fondés sur l’espoir qu’ils avaient de se préserver bien longtemps encore. Malheureusement, il en fut autrement pour eux. Il finit par s’établir, au moyen de la caverne inférieure, un tirage qui les eût tous asphyxiés, si je n’avais, longtemps avant le jour, fait suspendre le jet des fascines. » 

 

Pour raconter la suite, je me référerai au témoignage d’un officier espagnol, correspondant du journal « l’Heraldo » 

 

 « A quatre heures et demie, je m’acheminai vers la grotte, avec deux officiers du génie, un officier d’artillerie et un détachement de 50 à 60 hommes de ces deux corps.

 

 A l’entrée se trouvaient des animaux morts, déjà en putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore… et de là nous pénétrâmes dans une grande cavité de trente pas environ. Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche ; mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers, et un grand nombre d’effets. Malgré tous les efforts des officiers, on ne put empêcher les soldats de s’emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux, et d’emporter les burnous tout sanglants. J’ai acheté un collier pris sur un des cadavres, et je le garderai, ainsi que les deux yatagans que le colonel nous a envoyés comme un souvenir de ces effroyables scènes.

Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1000. Le colonel ne voulut pas croire à notre rapport, et il envoya d’autres soldats pour compter les morts. On en sortit de la grotte 600 environ sans compter tous ceux qui étaient entassés les uns sur les autres, et les enfants à la mamelle, presque tous cachés dans les vêtements de leurs mères. (Pélissier dans son rapport à Bugeaud n’en mentionne que 500 et indique qu’il n’y a eu que 91 survivants) 

 

 Le 23 au soir, nous avons porté notre camp à une demie lieue plus loin, chassés par l’infection, et nous avons abandonné la place aux corbeaux et aux vautours qui volaient depuis plusieurs jours autour de la grotte, et que, de notre nouveau campement, nous voyions emporter des débris humains. »

 

A la fin de son rapport, Pélissier écrit  « Ce sont de ces opérations, monsieur le maréchal, que l’on entreprend quand on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir à recommencer jamais. C’est une leçon terrible que leur obstination leur a attirée, » : les responsables de cette enfumade sont donc, selon lui, les membres de la tribu ! 

 

L’officier espagnol écrit de son côté :  «  Le colonel témoignait toute l’horreur qu’il éprouvait d’un si horrible résultat ; il redoutait principalement les attaques des journaux, qui ne manqueraient pas, sans doute, de critiquer un acte si déplorable, quoique inévitable, à mon avis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’on a obtenu ainsi que tout le pays se soumette ; de tous côtés, il nous arrive des fusils et des parlementaires. » Encore une fois, la fin avait justifié les moyens ! 

 

Ce que Pélissier redoutait le plus se produisit du fait de la  présence des correspondants de guerre, elle  fit que les enfumades du Dhara fut connu à Paris. Le 11 juillet, selon le procès-verbal de séance de la chambre des pairs paru le 12 dans « le journal des débats.. », le prince de la Moskowa  interpelle le Maréchal Soult, ministre de la guerre et président du conseil : 

 

« Un journal qui se publie à Alger, l’Akhbar, raconte, dans le dernier numéro qui est paru, un fait inouï, sans exemple et sans précédent dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inqualifiable, inexplicable à l’encontre de malheureux arabes prisonniers » … « il n’est pas question de razzia ; il s’agit d’un fait bien plus grave : il s’agit d’un meurtre avec préméditation sur des arabes réfugiés sans défense possible. Si le fait n’est pas exact, je demande au gouvernement de le démentir ; si le fait est vrai, ce qu’à Dieu ne plaise, je demande à Monsieur le Président du Conseil, ministre de la guerre, quelle conduite il entend tenir… ? »

 

Le Prince donne ensuite lecture de l’article du journal algérois. Soult lui répond qu’il ne connaît la nouvelle que par les journaux, et qu’il a demandé des éclaircissements au gouverneur général de l’Algérie. 


 Puis il déclare que «  pour le fait lui-même, le gouvernement le désapprouve hautement » Un autre Pair lui répond que « le mot désapprobation lui paraît trop faible pour un attentat pareil…  il faut qu’un sentiment d’horreur, non seulement pour  l’honneur de la France… contre un attentat pareil » Soult indique alors : «  si l’expression de désapprobation.. est insuffisante, j’ajoute que je le déplore » sans évidemment le condamner explicitement. Le débat à ce propos est alors clos et la chambre des pairs reprend le cours du débat normal à propos du chemin de fer de Lyon 

 

Soult s’adresse néanmoins à Bugeaud qui lui fait la réponse suivante, sans doute en tenant compte du rapport de Pélissier : 

 

« Je regrette, monsieur le Maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la responsabilité de son acte ; si le gouvernement jugeait qu’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; et, en effet, il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C’est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louables, les interpellations de la séance du 11 juillet. Elles produiront sur l’armée un bien pénible effet, qui ne peut que s’agrandir par les déclamations furibondes de la presse. Avant d’administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu’elles ne l’acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n’atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d’Afrique en même temps que l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait même pas le but philanthropique. »

 

Cette réponse permit à Soult de revenir sur ce qu’il avait dit à la Chambre des Pairs en défendant Pélissier, « un des plus honorables militaires de l’armée d’Afrique … dont je ferai constamment l’éloge, » Il poursuit en disant : « Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d’exagérer les faits sans tenir compte des circonstances... En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c’est la guerre elle-même. Comment voulez-vous qu’on la fasse ? ». Il termine en donnant son sentiment sur l’affaire du 11 juillet : « Je crois qu’on ferait beaucoup mieux de s’abstenir de toutes les réflexions qui peuvent produire un très mauvais effet. »

 

Il y eu probablement d’autres enfumades mais le secret en fut désormais bien gardé. 

 

Il convient d’ajouter que Pélissier devint ensuite Maréchal de France et gouverneur général de l’Algérie.


(1) En août 1845, Mohammed ben Ouadah dit Bou-Maza réunit une armée dans le Dahra et prêche la révolte contre les français, en liaison avec l'Emir Abd-El-Khader, il luttera contre les colonisateurs jusque 1847, date de sa reddition

 

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