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jeudi 29 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (7) : ALPHONSE DE LAMARTINE

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE

L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS MONTRE QUE LA GUERRE MENÉE EN ALGÉRIE PAR LES FRANÇAIS EST VAINE ET IMPRODUCTIVE

 Cette idée, est selon moi, celle qui va le plus à contre-courant des idées dominantes de l’époque : Lamartine, comme beaucoup d’écrivains et de peintres romantiques, trouve dans l’exotisme des civilisations extra-européennes un moyen de s’évader de la monotonie de son présent. Certains tableaux de Delacroix, tout comme nombre de pages de Lamartine dans « voyage en Orient », témoignent de cette attirance. L’intérêt du discours du 10 juin 1846 est de théoriser cette attirance jusqu’alors artistique pour montrer l’absurdité de la politique de répression organisée par l’armée française en Algérie.

 L'orateur montre d’abord que les civilisations sont toutes différentes du fait des lieux où elles se sont épanouies : les conditions naturelles (relief, nature des sols, climat) et les formes de gouvernement qu’elles ont suscité ont différencié les hommes jusqu’à créer des « entités humaines » différentes :

 Les civilisations, et ce n’est pas moi qui parle, c’est l’histoire, les civilisations ne sont pas arbitraires dans le monde, les civilisations … résultent d’abord de la race, de la race humaine, Messieurs, qui a reçu de la nature, des siècles, du climat, de Dieu lui-même, une empreinte particulière, personnelle, spéciale, qui pourra peut-être s’effacer dans des temps inconnus, mais que l’histoire n’a pas vue encore effacée depuis qu’elle écrit ; elles résultent de la nature du sol et de la nature des institutions.

En outre, indique Lamartine, cette différenciation entre les races entre dans le dessein de Dieu :

 S’il leur a donné une terre et un soleil, c’est apparemment qu’il leur reconnaissait le droit d’en jouir et de les défendre.

Cette diversification entre groupes humains différents est telle que, selon Lamartine, rien n’est commun entre les modes de vie européen et les modes de vie des tribus arabes : alors que les européens ont développé une civilisation basée sur la sédentarité, les tribus ont élaboré la leur selon le nomadisme du fait de son adaptation parfaite aux conditions naturelles du pays. 

La guerre, le gouvernement, qui conviennent à telle nature de race et à tel peuple habitué aux institutions occidentales, par exemple, est-elle la guerre, est-il le gouvernement qui conviennent aux peuples asiatiques, aux peuples africains ? Evidemment non. Il y a entre les peuples domiciliés et les peuples nomades, entre la tente et la maison, ces deux symboles d’une civilisation différente, il y a un abîme. Le système de guerre, le système de gouvernement, le système d’administration qui convient aux peuples domiciliés d’Europe, est antipathique à une population non domiciliée, habitant sous les tentes, menant la vie pastorale en Afrique ou en Asie. 

Dans de telles conditions, la guerre entre les deux civilisations ne peut mener à rien :  alors que « L’Autriche dans la Lombardie, avec un corps de 25 à 30 000 hommes, contient les populations patriotiques de l’Italie, sans qu’il leur soit possible d’élever autre chose que leur voix contre l’oppression. Voilà la puissance d’une armée, voilà la puissance d’un conquérant sur une nation domiciliée. » il est, par contre, impossible de contrôler un pays comme l’Algérie avec le même nombre de soldats :

 « Mais regardez ce qui se passe, au contraire, en Afrique. Là le conquérant ne possède exactement que les parties du sol sur lesquelles il a le pied : tout le reste lui échappe. Il traverse ces populations, et ces populations se replient sur sa trace ; « c’est le sillage d’un vaisseau, la vague revient effacer la trace où il a passé. » Ces populations, vous ne pouvez pas les posséder par leurs maisons, elles n’en habitent pas ; vous ne pouvez pas les posséder par leurs richesses, elles sont pauvres ; elles n’ont que des yatagans pour défendre leur vie quand elle est attaquée ; elles n’ont aucune de vos natures de propriété ; elles n’ont aucun de ces gages qu’a l’homme civilisé, dans la civilisation que nous connaissons ; elles n’ont aucune de ces conditions qui font maintenir un pays, qui font qu’on le tient avec un petit nombre de troupes, et qu’une fois certaines conditions de conquête accomplies »

 De la même manière, il est impossible d’imaginer une quelconque fusion des races comme l’envisagent certains : « c’est un beau mot, un mot que la philanthropie dont on nous accuse serait bien heureuse d’adopter, s’il y avait un sens pour nous dans cette parole. »

 Il est également impossible d’envisager d’appliquer aux populations arabes nos méthodes du gouvernement :

« Vous ne pouvez pas appliquer l’administration directe à des populations que vous ne pouvez pas saisir, qui vous échappent toujours, qui cultivent aujourd’hui une partie du sol, demain une autre partie, et qui, en emmenant leurs troupeaux et leurs tentes, laissent vos collecteurs, vos gendarmes, vos patrouilles militaires, comme des janissaires du désert, ne gardant, ainsi que je le disais, que la place même que leurs pieds occupent, et ne retrouvant pas pour les saisir, les administrer, les gouverner, ces populations que, dans votre erreur occidentale, vous croyez pouvoir assujettir et fixer, comme on assujettit dans un arrondissement la population des villages ou des cantons. C’est là l’erreur radicale, la source de toutes vos erreurs dans votre contact avec l’Arabie.

Dans de telles conditions, toute volonté de conquête  des peuples nomades ne peut qu’échouer. L’histoire montre que de multiples civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne ont essayé de convertir les peuples nomades à leurs civilisations et ils ont échoué : la guerre menée par l’armée française en Algérie échouera immanquablement.

Parcourez le monde, lisez les histoires des deux continents de l’Afrique et de l’Asie, que verrez-vous ? C’est que partout, à toutes les époques, toujours, sans aucune exception, les civilisations les plus perfectionnées, les plus puissantes, les plus savantes, et en apparence douées de tous les caractères de supériorité sur celle des Arabes errants, ont échoué quand elles ont voulu ramener ces peuples à la vie civilisée à laquelle on voulait les introduire.

 Oui, j’ai dit que c’était jusqu’ici historiquement une race complètement imperméable, inaccessible, immodifiable au contact des autres civilisations, quelques avancées qu’elles fussent. Vous avez beau y porter vos arts, ils ne les comprennent pas, ils n’en sentent pas le besoin ; votre luxe, ils le méprisent ; … tous les hommes qui se sont occupés de la question religieuse, dans les missions anglaises et dans les missions françaises en Orient, tous vous diraient qu’on ne convertit pas de l’islamisme au christianisme, parce qu’on ne fait pas remonter du dogme simple au dogme composé.

 Les témoignages de l’impuissance des civilisations étrangères, à modifier l’Arabe bédouin ou nomade sont visibles aux yeux de tous les voyageurs qui ont vécu comme moi avec eux dans les contrées de l’Orient dont ils parcourent les déserts ; toutes les capitales des empires fondés à différentes époques de l’histoire au milieu d’eux sont anéanties, et eux ils subsistent encore tels qu’ils étaient sur leurs ruines… les colonnes de ces villes, les monuments de ces civilisations englouties s’élèvent dans le sable comme les mâts des navires submergés au-dessus des flots. Les Bédouins seuls ont surnagé et dressent leurs tentes au pic de ces monuments. »

 Puisque, désormais, est ancré dans les mentalités françaises que l’Algérie est partie intégrante de la France et au vu de l’impossibilité constatée par Lamartine de conquérir militairement le pays et de s’y maintenir par la terreur, il convient de mettre en pratique d’autres solutions si on veut à la fois conserver l’Algérie, se prémunir de toute tentative d’invasion d’une coalition européenne et soutenir les peuples asservis et épris de liberté.

Pour cela, Lamartine donne une nouvelle fois son avis que personne jusqu’alors n’a écouté : tenter de créer une  administration calquée sur ce qui se fait en France serait une erreur funeste, il faut partir sur ce qui existe, la prédominance les liens familiaux et claniques qui sert de base à la société algérienne,

Cela commande aussi au gouvernement un autre mode d’administration. Ainsi, jamais l’administration directe, l’administration telle que vous la comprenez en France, en Allemagne, en Angleterre, ne pourra s’appliquer à des populations nomades, car elles échappent à l’administration comme elles échappent à la guerre.

 Il faut nécessairement, non pas inventer un mode d’administration, mais appliquer aux populations le mode que les puissances qui les ont possédées depuis l’enfance du monde ont été conduites à leur appliquer, c’est-à-dire le mode de traiter avec les chefs des tribus, car la nationalité n’existe pas en Orient ; il n’y a que la famille ; la tribu n’est que l’unité multipliée de la famille.

 C’est donc seulement par la cohabitation paisible entre les peuples que l’on pourra établir la paix. Certes se pose alors le problème de la faisabilité d’une telle politique.

 On pourrait d’abord s’inspirer du système turc qui organisait de grandes expéditions militaires visant plus à impressionner les tribus qu’à les combattre afin de les faire accepter la suzeraineté des ottomans  tout en leur  laissant une totale autonomie interne :

 Le système turc, le système oriental … consiste à faire à travers ces populations pastorales ou nomades une expédition, des expéditions successives, à grandes marches, à grandes proportions, parce que c’est la marche de ces troupes, c’est la puissance de ces expéditions qui intimident pour longtemps et qui jettent le prestige de la force sur les populations qu’on veut soumettre.

 Grâce à cette méthode, explique Lamartine, « Les Turcs dominaient l’Algérie avec 15 000 hommes seulement : parce qu’ils gouvernaient les tribus nomades comme on doit les gouverner, de loin et par suzeraineté »

Pour l’orateur, il n’est certes pas question d’appliquer telles quelles les méthodes utilisées par les ottomans, cependant, il devrait être possible de les adapter aux conditions existantes à l’époque de la Monarchie de Juillet : ces adaptations sont, selon Lamartine au nombre de trois :

     . supprimer la dictature militaire, la remplacer par un gouvernement civil et subordonner l’armée à ce gouvernement civil : « Je supprimerais d’abord la cause principale du mal, celle qui l’a agrandi, élargi, envenimé jusqu’au point où vous le trouvez aujourd’hui sous votre main ; je supprimerais la dictature militaire. »

      . scinder l’Algérie en deux : une zone de paix sur le littoral et une zone de guerre «  régie par ordonnance et par un système mixte approprié aux mœurs des Arabes. »

      . évacuer tous les postes militaires dispersés dans cette dernière zone, chargés de maintenir par la force la domination française afin de réduire les effectifs  de 200.000 hommes par an jusqu’à l’effectif suffisant de 40.000h.

 Tocqueville prônait aussi une politique semblable mais il maintenait une étroite sujétion des tribus à la domination française. Lamartine va beaucoup plus loin dans le sens de l’autonomie des tribus : il voudrait instaurer un système calqué sur celui de la paix de la Tafna qui laissait à Abd-El-Khader l’arrière-pays contre une vague reconnaissance de la souveraineté de la France et instaurait une collaboration entre les deux « races »

 Selon Lamartine, il est urgent de mettre en place ces réformes car  plus on attend plus Les solutions seront difficiles à trouver :

« Je le sais, la solution, facile en 1837, est devenue de jour en jour plus difficile ; la plaie s’est élargie ; les difficultés se sont agrandies ; le sol même de l’Algérie s’est étendu ; le débordement de nos ravages, et nos troupes sur ce vaste espace de 250 lieues de longueur et de 40 lieues de profondeur, les froissements, la haine, les inimitiés, les ressentiments, les représailles entre deux peuples dont vous avez longtemps favorisé le contact, sur une échelle trop illimitée, »

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