L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS
ALPHONSE DE LAMARTINE
L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS MONTRE QUE
LA GUERRE MENÉE EN ALGÉRIE PAR LES FRANÇAIS EST VAINE ET IMPRODUCTIVE
Cette idée, est selon moi, celle qui va
le plus à contre-courant des idées dominantes de l’époque : Lamartine,
comme beaucoup d’écrivains et de peintres romantiques, trouve dans l’exotisme
des civilisations extra-européennes un moyen de s’évader de la monotonie de son
présent. Certains tableaux de Delacroix, tout comme nombre de pages de
Lamartine dans « voyage en Orient », témoignent de cette attirance.
L’intérêt du discours du 10 juin 1846 est de théoriser cette attirance
jusqu’alors artistique pour montrer l’absurdité de la politique de répression
organisée par l’armée française en Algérie.
L'orateur montre d’abord que les civilisations
sont toutes différentes du fait des lieux où elles se sont
épanouies : les conditions naturelles (relief, nature des sols, climat) et
les formes de gouvernement qu’elles ont suscité ont différencié les hommes
jusqu’à créer des « entités humaines » différentes :
Les
civilisations, et ce n’est pas moi qui parle, c’est l’histoire, les
civilisations ne sont pas arbitraires dans le monde, les civilisations …
résultent d’abord de la race, de la race humaine, Messieurs, qui a reçu de la
nature, des siècles, du climat, de Dieu lui-même, une empreinte particulière,
personnelle, spéciale, qui pourra peut-être s’effacer dans des temps inconnus,
mais que l’histoire n’a pas vue encore effacée depuis qu’elle écrit ; elles
résultent de la nature du sol et de la nature des institutions.
En outre, indique Lamartine, cette
différenciation entre les races entre dans le dessein de Dieu :
S’il leur a donné une terre et un soleil, c’est apparemment
qu’il leur reconnaissait le droit d’en jouir et de les défendre.
Cette diversification entre groupes
humains différents est telle que, selon Lamartine, rien n’est commun entre les
modes de vie européen et les modes de vie des tribus arabes : alors que
les européens ont développé une civilisation basée sur la sédentarité, les
tribus ont élaboré la leur selon le nomadisme du fait de son adaptation
parfaite aux conditions naturelles du pays.
La guerre, le
gouvernement, qui conviennent à telle nature de race et à tel peuple habitué
aux institutions occidentales, par exemple, est-elle la guerre, est-il le
gouvernement qui conviennent aux peuples asiatiques, aux peuples africains ?
Evidemment non. Il y a entre les peuples domiciliés et les peuples nomades,
entre la tente et la maison, ces deux symboles d’une civilisation différente,
il y a un abîme. Le système de guerre, le système de gouvernement, le système
d’administration qui convient aux peuples domiciliés d’Europe, est antipathique
à une population non domiciliée, habitant sous les tentes, menant la vie
pastorale en Afrique ou en Asie.
Dans de telles conditions, la guerre
entre les deux civilisations ne peut mener à rien : alors que « L’Autriche dans la Lombardie, avec un corps de 25 à 30
000 hommes, contient les populations patriotiques de l’Italie, sans qu’il leur
soit possible d’élever autre chose que leur voix contre l’oppression. Voilà la
puissance d’une armée, voilà la puissance d’un conquérant sur une nation
domiciliée. » il est, par contre, impossible de contrôler un
pays comme l’Algérie avec le même nombre de soldats :
« Mais
regardez ce qui se passe, au contraire, en Afrique. Là le conquérant ne possède
exactement que les parties du sol sur lesquelles il a le pied : tout le reste
lui échappe. Il traverse ces populations, et ces populations se replient sur sa
trace ; « c’est le sillage d’un vaisseau, la vague revient effacer la trace où
il a passé. » Ces populations, vous ne pouvez pas les posséder par leurs
maisons, elles n’en habitent pas ; vous ne pouvez pas les posséder par leurs
richesses, elles sont pauvres ; elles n’ont que des yatagans pour défendre leur
vie quand elle est attaquée ; elles n’ont aucune de vos natures de propriété ;
elles n’ont aucun de ces gages qu’a l’homme civilisé, dans la civilisation que
nous connaissons ; elles n’ont aucune de ces conditions qui font maintenir un
pays, qui font qu’on le tient avec un petit nombre de troupes, et qu’une fois
certaines conditions de conquête accomplies »
De la même manière, il est impossible
d’imaginer une quelconque fusion des races comme l’envisagent certains : «
c’est un beau mot, un mot que la
philanthropie dont on nous accuse serait bien heureuse d’adopter, s’il y avait
un sens pour nous dans cette parole. »
Il est également impossible d’envisager
d’appliquer aux populations arabes nos méthodes du gouvernement :
« Vous
ne pouvez pas appliquer l’administration directe à des populations que vous ne
pouvez pas saisir, qui vous échappent toujours, qui cultivent aujourd’hui une
partie du sol, demain une autre partie, et qui, en emmenant leurs troupeaux et
leurs tentes, laissent vos collecteurs, vos gendarmes, vos patrouilles
militaires, comme des janissaires du désert, ne gardant, ainsi que je le
disais, que la place même que leurs pieds occupent, et ne retrouvant pas pour les
saisir, les administrer, les gouverner, ces populations que, dans votre erreur
occidentale, vous croyez pouvoir assujettir et fixer, comme on assujettit dans
un arrondissement la population des villages ou des cantons. C’est là l’erreur
radicale, la source de toutes vos erreurs dans votre contact avec l’Arabie.
Dans de telles conditions, toute volonté
de conquête des peuples nomades ne peut
qu’échouer. L’histoire montre que de multiples civilisations depuis l’Antiquité
jusqu’à l’époque moderne ont essayé de convertir les peuples nomades à leurs
civilisations et ils ont échoué : la guerre menée par l’armée française en
Algérie échouera immanquablement.
Parcourez le
monde, lisez les histoires des deux continents de l’Afrique et de l’Asie, que
verrez-vous ? C’est que partout, à toutes les époques, toujours, sans aucune
exception, les civilisations les plus perfectionnées, les plus puissantes, les
plus savantes, et en apparence douées de tous les caractères de supériorité sur
celle des Arabes errants, ont échoué quand elles ont voulu ramener ces peuples
à la vie civilisée à laquelle on voulait les introduire.
Oui, j’ai dit
que c’était jusqu’ici historiquement une race complètement imperméable,
inaccessible, immodifiable au contact des autres civilisations, quelques
avancées qu’elles fussent. Vous avez beau y porter vos arts, ils ne les
comprennent pas, ils n’en sentent pas le besoin ; votre luxe, ils le méprisent
; … tous les hommes qui se sont occupés de la question religieuse, dans les
missions anglaises et dans les missions françaises en Orient, tous vous
diraient qu’on ne convertit pas de l’islamisme au christianisme, parce qu’on ne
fait pas remonter du dogme simple au dogme composé.
Les témoignages
de l’impuissance des civilisations étrangères, à modifier l’Arabe bédouin ou
nomade sont visibles aux yeux de tous les voyageurs qui ont vécu comme moi avec
eux dans les contrées de l’Orient dont ils parcourent les déserts ; toutes les
capitales des empires fondés à différentes époques de l’histoire au milieu
d’eux sont anéanties, et eux ils subsistent encore tels qu’ils étaient sur
leurs ruines… les colonnes de ces villes, les monuments de ces civilisations
englouties s’élèvent dans le sable comme les mâts des navires submergés
au-dessus des flots. Les Bédouins seuls ont surnagé et dressent leurs tentes au
pic de ces monuments. »
Puisque, désormais, est ancré dans les
mentalités françaises que l’Algérie est partie intégrante de la France et au vu
de l’impossibilité constatée par Lamartine de conquérir militairement le pays
et de s’y maintenir par la terreur, il convient de mettre en pratique d’autres
solutions si on veut à la fois conserver l’Algérie, se prémunir de toute
tentative d’invasion d’une coalition européenne et soutenir les peuples
asservis et épris de liberté.
Pour cela, Lamartine donne une nouvelle
fois son avis que personne jusqu’alors n’a écouté : tenter de créer
une administration calquée sur ce qui se
fait en France serait une erreur funeste, il faut partir sur ce qui existe, la
prédominance les liens familiaux et claniques qui sert de base à la société
algérienne,
Cela commande
aussi au gouvernement un autre mode d’administration. Ainsi, jamais
l’administration directe, l’administration telle que vous la comprenez en France,
en Allemagne, en Angleterre, ne pourra s’appliquer à des populations nomades,
car elles échappent à l’administration comme elles échappent à la guerre.
Il faut
nécessairement, non pas inventer un mode d’administration, mais appliquer aux
populations le mode que les puissances qui les ont possédées depuis l’enfance
du monde ont été conduites à leur appliquer, c’est-à-dire le mode de traiter
avec les chefs des tribus, car la nationalité n’existe pas en Orient ; il n’y a
que la famille ; la tribu n’est que l’unité multipliée de la famille.
C’est donc seulement par la cohabitation
paisible entre les peuples que l’on pourra établir la paix. Certes se pose
alors le problème de la faisabilité d’une telle politique.
On pourrait d’abord s’inspirer du système
turc qui organisait de grandes expéditions militaires visant plus à
impressionner les tribus qu’à les combattre afin de les faire accepter la
suzeraineté des ottomans tout en
leur laissant une totale autonomie
interne :
Le système turc,
le système oriental … consiste à faire à travers ces populations pastorales ou
nomades une expédition, des expéditions successives, à grandes marches, à
grandes proportions, parce que c’est la marche de ces troupes, c’est la
puissance de ces expéditions qui intimident pour longtemps et qui jettent le
prestige de la force sur les populations qu’on veut soumettre.
Grâce à cette méthode, explique
Lamartine, « Les Turcs dominaient l’Algérie
avec 15 000 hommes seulement : parce qu’ils gouvernaient les tribus nomades comme
on doit les gouverner, de loin et par suzeraineté »
Pour l’orateur, il n’est certes pas
question d’appliquer telles quelles les méthodes utilisées par les ottomans,
cependant, il devrait être possible de les adapter aux conditions existantes à l’époque
de la Monarchie de Juillet : ces adaptations sont, selon Lamartine au
nombre de trois :
. supprimer la dictature militaire, la remplacer par un gouvernement
civil et subordonner l’armée à ce gouvernement civil : « Je
supprimerais d’abord la cause principale du mal, celle qui l’a agrandi, élargi,
envenimé jusqu’au point où vous le trouvez aujourd’hui sous votre main ; je
supprimerais la dictature militaire. »
. scinder
l’Algérie en deux : une zone de paix sur le littoral et une zone de guerre « régie par ordonnance et par un système mixte
approprié aux mœurs des Arabes. »
. évacuer tous les postes militaires
dispersés dans cette dernière zone, chargés de maintenir par la force la
domination française afin de réduire les effectifs de 200.000 hommes par an jusqu’à l’effectif
suffisant de 40.000h.
Tocqueville prônait aussi une
politique semblable mais il maintenait une étroite sujétion des tribus à la
domination française. Lamartine va beaucoup plus loin dans le sens de
l’autonomie des tribus : il voudrait instaurer un système calqué sur celui
de la paix de la Tafna qui laissait à Abd-El-Khader l’arrière-pays contre une
vague reconnaissance de la souveraineté de la France et instaurait une
collaboration entre les deux « races »
Selon Lamartine, il est urgent de mettre
en place ces réformes car plus on attend
plus Les solutions seront difficiles à trouver :
« Je
le sais, la solution, facile en 1837, est devenue de jour en jour plus
difficile ; la plaie s’est élargie ; les difficultés se sont agrandies ; le sol
même de l’Algérie s’est étendu ; le débordement de nos ravages, et nos troupes
sur ce vaste espace de 250 lieues de longueur et de 40 lieues de profondeur,
les froissements, la haine, les inimitiés, les ressentiments, les représailles
entre deux peuples dont vous avez longtemps favorisé le contact, sur une
échelle trop illimitée, »
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