Bugeaud, dès
son arrivée au poste de gouverneur militaire, met en application les méthodes qui
lui avaient valu une des rares victoires contre les troupes d’Abd-El-Khader.
La tactique
des razzias existe depuis toujours, en particulier en Algérie, mais elle fut
systématisée par Bugeaud, comme on le constate dans un extrait d’une lettre
envoyée par le capitaine Montaugnac à sa famille :
« le général Bugeaud, la veille
de notre départ, réunit tous les officiers de la division et nous dit : la
guerre que nous allons faire n'est plus une guerre à coups de fusil. C'est en
enlevant aux arabes les ressources que leur sol leur procure, que nous pourrons
en finir avec eux. Ainsi, partez donc, aller couper du blé et de l'orge »
Le message est
clair : il semble quasiment impossible de pouvoir lutter avec les moyens
conventionnels contre les tribus qui, rappelons-le, utilisent deux formes de
guerre complémentaires :
.
Les incursions et les coups de main là où on ne les attend pas suivis de
retraite dès qu’apparaît un début de réaction de l’ennemi,
. Les embuscades au moment où les français
s’aventurent dans les étroites vallées montagnardes qu’ils contrôlent.
En
conséquence, selon Bugeaud, il faut adapter les méthodes de guerre aux
caractéristiques locales et généraliser la razzia qui est, selon lui, la seule
forme de guerre qui convienne. Certes les razzias étaient déjà utilisées
précédemment mais ce n’était qu’un moyen parmi d’autre de combattre les tribus,
Bugeaud va
théoriser cette forme de guerre ; c’est, en particulier, ce que
Tocqueville mentionne dans son rapport à la chambre de 1847 :
« Aujourd’hui,
on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît
les lois et dont chacun peut faire l’application à coup sûr. Un des plus grands
services que M le Maréchal Bugeaud ait rendu à son pays, c’est d’avoir étendu,
perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle. …
Il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un
peuple…. Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes
armées mais de couvrir le pays de petits corps légers qui puisse atteindre la
population à la course. »
Selon Bugeaud,
l’intérêt de la razzia est double :
. En prenant par surprise une tribu, on
peut à la fois faire le maximum de victimes et surtout détruire ses
approvisionnements afin d’affamer toute sa population, y compris femmes et
enfants.
. La razzia amènera les tribus voisines,
effrayés par la violence et la sauvagerie des français, à faire leur soumission
en livrant par exemple des otages.
LA TECHNIQUE
DE LA RAZZIA
Elle a été parfaitement décrite dans un livre écrit par Philippe
DUCUING (1817-1875) et paru en 1868, appelé la « guerre de montagne »,
dont un chapitre concerne les guerres en Kabylie et où on voit mis en œuvre la
technique Bugeaud :
Le long texte
qui suit permet de se faire une idée du déroulement d'une razzia:
LA CONSTITUTION D'UNE COLONNE ET LA MARCHE VERS L'ENNEMI
« Le système
des colonnes mobiles, inauguré par le général Bugeaud, avait plus fait pour la
conquête dans une seule campagne que toutes nos expéditions depuis dix ans.
« Vous devez
aller soumettre ou punir une tribu lointaine, et vous n’emportez avec vous que
dix jours de vivres, parcimonieusement calculés. Impossible d’ailleurs de
bivouaquer la nuit, car il faut cacher sa marche à l’ennemi. Au risque donc de
s’égarer dans les ténèbres et de doubler les fatigues par l’insomnie, il faut
marcher, car on ne peut espérer atteindre l’Arabe que par surprise.
Les
éléments constitutifs de ces colonnes mobiles avaient été choisis avec un soin
extrême.. Les chasseurs d’Afrique (1) marchaient toujours en tête :
lorsque la tribu poursuivie était en vue, ils prenaient le galop et la
forçaient à s’arrêter pour combattre ; cela donnait aux zouaves (2) qui
les suivaient le temps d’arriver pour achever le combat. Si les Arabes
fuyaient, les spahis (3), qui se tenaient à portée sur les flancs de la
colonne, se mettaient à leur poursuite pendant que le train des équipages
recueillait les dépouilles abandonnées par les fugitifs. Lorsque les cavaliers
allaient en reconnaissance, les fantassins préparaient le repas ou le
bivouac. »
A « l’arrière-garde,
marche un escadron, soit pour ramasser les traînards, soit pour éloigner les
Arabes, car ceux-ci ont pour habitude constante de se porter sur la queue de
nos colonnes, afin d’enlever les éclopés et de s’en faire un trophée, afin
aussi de retarder la marche en forçant l’arrière-garde à s’arrêter pour faire
face. Si on avance résolument, ils se cachent ; mais, sitôt qu’on hésite
ou qu’on recule, ils fondent sur vous comme un orage subitement formé. »
Les
éclaireurs indigènes se mettent en campagne ; habillés absolument comme les
Arabes, ils vont à la chasse des prisonniers. Ils se mêlent aux nomades ;
s’ils en trouvent quelqu’un d’écarté, ils le ramassent et le rapportent pour
l’interroger.
Ainsi,
apparaît clairement, dans ce texte, l’organisation d’une colonne :
. En tête, les éclaireurs indigènes sont
chargés de faire des prisonniers parmi les arabes afin de connaître l’endroit
où campent les tribus.
. Derrière, la cavalerie des chasseurs
d’Afrique a pour mission de barrer la route des guerriers tribaux et de les rabattre
vers l’infanterie pour les amener à combattre.
. Derrière, se trouvent les zouaves à
pied, ils sont encadrés par la cavalerie des spahis qui poursuivront ceux qui
pourraient s’échapper.
. Enfin, un escadron à cheval ferme la
marche, il est chargé, entre-autre, de réprimer les attaques qui pourraient se
produire du fait de petits groupes ennemis isolés.
LA MÉTHODE DE COMBAT utilisée par la colonne :
. L’attaque se produit à l’aube au moment où
les musulmans se préparent à la prière afin que la surprise soit totale,
. Il
faut immédiatement agir et s’emparer du camp sans se laisser intimider par les
tirs des combattants de la tribu : en effet, ceux-ci font mine d’attaquer la
colonne puis font retraite immédiatement, si la colonne commet l’erreur de les
suivre, cela laisse le temps aux membres de la tribu de prendre leurs tentes et
tous leurs biens et de disparaître.
C’est ce qu’explique M Ducuin dans le texte
ci-dessous :.
« Enfin, après bien des fatigues, bien des privations,
bien des dangers de toute nature, nous atteignons au but de l’expédition. Voici
le foyer de l’insurrection. Nous sommes sur le terrain où la tribu rebelle a
planté ses tentes. Nos soldats pénètrent dans le camp ennemi une demi-heure
avant le jour, au moment même où les Arabes vont faire leurs ablutions. Y
pénétrer plus tôt, ce serait donner le temps à l’ennemi de s’échapper à la
faveur de la confusion et des ténèbres ; plus tard, ce serait se découvrir
et par conséquent leur donner le temps de nous éviter. Il faut enlever le camp
à la baïonnette et sans répondre au feu de l’ennemi,
En effet, les
réguliers de la tribu surprise, portent nos efforts d’un seul côté ; ils
s’exposent bravement à nos coups, résistent quelque temps à notre attaque et
nous attirent enfin avec grand bruit à leur poursuite. Le jour venu, on
s’aperçoit que le douar ou
la smala, la tribu enfin, a disparu d’un autre côté, et il nous est impossible
de retrouver ses traces. Quand, à défaut des tentes, le territoire abandonné
par les tribus nous reste, on court aux silos,
car l’orge manque aux mulets et aux chevaux ; l’orge, la providence
de cette guerre ! …
Il arrive bien des
fois aussi que ces coups de main lointains ne réussissent pas. Les tribus,
averties à temps de notre approche, se sont enfuies au désert, détruisant tout
ce qu’elles n’ont pu emporter. Les vivres manquent, les munitions sont
épuisées, les ambulances sont remplies. Il faut retourner en arrière. »
LA RETRAITE
Vient ensuite la retraite, elle est source de
nombreux dangers car les membres de la tribu ayant échappé au massacre
harcèlent le convoi et tuent les fuyards :
« Dans la retraite,
c’était l’infanterie qui formait l’arrière-garde ; elle soutenait le choc
des Arabes, qui attaquent toujours une colonne en retraite. Au lieu de faire un
retour offensif, l’infanterie se massait autour du convoi. Les Arabes alors
s’engageaient de plus près ; lorsqu’ils étaient bien engagés, les chasseurs
d’Afrique quittaient subitement la tête de la colonne, et tombaient au galop
sur le flanc des ennemis. …Les corps égarés tombent presque inévitablement dans
les embuscades des Arabes toujours en éveil et partout cachés comme des bêtes
fauves, guettant la proie attendue. »
LA RAZZIA VUE PAR LE LIEUTENANT-COLONEL MONTAUGNAC
Dans ses lettres, le capitaine de Montaugnac,
devenu depuis peu lieutenant-colonel, raconte des scènes semblables. La
description d’une razzia est contenue, entre autres, dans une lettre de décembre
1841. Cette razzia réussit au vu du nombre de prises effectuées :
« Le 21 nous recevons l’ordre de filer à minuit sans
tambour ni trompette. À la pointe du jour, nous tombons sur une tribu qui se
croit parfaitement à l’abri dans ses excavations et ses ravins escarpés. Le
régiment de spahis est lancé, nos deux bataillons d'élite qui font tête de la
colonne, se précipitent dans toutes ces anfractuosités presque infranchissables
; deux heures après nous ramenons 614 bœufs, 684 moutons 400 ânes, 60 chevaux
et 120 prisonniers hommes, femmes et enfants. Vous voyez que la Providence nous
protège ! Nous avons tué une cinquantaine d'individus.
Ce genre d’expédition a quelque chose de très bizarre et offre, en
même temps, des scènes bien pénibles. Aussitôt l'emplacement de la tribu connu,
chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque ; on arrive sur les
tentes dont les habitants réveillés par l'approche des soldats, sortent
pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes et leurs enfants ; tout ce monde
se sauve dans tous les sens ; les coups de fusil partent de tous les côtés sur
les misérables. Surpris, sans défense, hommes, femmes, enfants, poursuivis, sont
bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent.
Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les
bestiaux enfin qui fuient, sont vite ramassés. Celui-ci attrape un mouton, le
tue, le dépèce, c’est l’affaire d’une minute…
Les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin et
chacun sort de là, affublé, couvert de tapis, de paquets de laine, d'armes et
d'une foule d'autres choses que l'on trouve souvent en très grande quantité
dans ces douars souvent très riches. Le feu est ensuite mis partout à ce que
l'on ne peut emporter, bêtes et gens sont conduits au convoi.
On quitte alors la position, fier de son succès ; alors commence
la fusillade : les cavaliers qui d'abord avaient pris la fuite, reviennent
lorsqu'ils voient la colonne leur tourner le dos ; ils harcèlent les
arrière-gardes, on leur riposte, on les éloigne et on rentre avec des prises,
glorieux trophées d’une brillante journée. »
Deux termes, dans ce récit, nous éclairent sur
les sentiments profonds de Montagnac : « la Providence nous protège »
et « brillante journée » : ils expriment selon moi,
l'exaltation de la victoire.
Dans d’autres lettres dont je citerai
ci-dessous quelques extraits que je trouve significatifs et que j’ai classé
chronologiquement, le colonel témoigne de son évolution mentale au fur et à
mesure que le temps passe.
D’abord, on trouve, dans les deux premiers
extraits mentionnés ci-dessous, la conscience que ce qu’il commet est
abominable mais nécessaire, il exprime même parfois de la compassion envers
ceux que la razzia condamne à la mort par la famine :
« Nous sommes dans les bois épais,
pêle-mêle avec les arabes qui fuient, les chevaux qui renversent leurs charges,
les chameaux qui se sauvent. Les femmes, les enfants accrochées dans les
épaisses broussailles qu’ils sont obligés de traverser, se rendent à nous. On
tue, on égorge, les cris épouvantés des mourants se mêlent au bruit des
bestiaux qui mugissent, bêlent de tous les côtés. C'était un enfer ! chaque
soldat arrive avec quelques pauvres femmes ou enfants qu’il chasse comme des
bêtes devant lui ou tient par le cou un homme qui veut encore résister.. » (mars 1842)
« Il est impossible de se figurer à quelle
extrémité nous avons réduit ces malheureuses populations, nous leur avons
enlevé pendant quatre mois, toutes leurs ressources en blé ou en orge. Nous
leur avons pris leurs troupeaux, leurs tentes, leurs habits, tout leur objet de
ménage, en un mot, toute leur fortune … il fallait couper les ailes à l'oiseau
farouche pour le garder » (Avril 1842)
Les extraits suivants expriment une nette évolution
mentale, sans doute due à la résistance des tribus qui oblige à recommencer
sans cesse les razzia : pour les réduire, il faut tout saccager, faire
place nette, tuer tous les arabes pris en combattant et déporter les autres,
homme, femmes et enfants. Ces deux
extraits témoignent encore de quelques sentiments humains, il ne s’agit que de
faire des exemples qui serviront à terrifier les autres tribus afin qu’elles se
soumettent.
« Qui veut la fin veut les moyens. Selon moi toutes
les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout
doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe ; l'herbe ne doit
plus pousser là où l'armée française a mis le pied. Si vos tendres cœurs
saignent d'anéantir tous ceux qui résistent, entassez hommes, femmes et enfants
sur des bâtiments de l'État, expédiez-les-moi tout cela aux îles Marquises ou
ailleurs..(janvier 1843)
Chaque fois qu'un chef de tribu a trahi ou n'a pas agi avec
vigueur, tous les hommes de la tribu doivent être tué et le reste exporté (pour
déporté). Les tribus doivent nourrir l'armée lorsqu'elle voyage et, si des
vivres n'arrivent pas à point donné, razzia pour la première fois, mort et
exportation en cas de récidive (janvier 1843) »
Les deux derniers extraits des lettres du
colonel Montagnac ajoutent encore à l’impression d’horreur, avec, d'abord, la scène de la
décapitation d’un chef de tribu que le colonel voulut faire effectuer par un
spahi arabe « afin de les compromettre complètement vis-à-vis des autres
arabes du pays »,
Le colonel
montre alors qu’il en est arrivé à un degré total de déshumanisation à la fois
en voulant exterminer tous les hommes et déporter tous les autres et en
comparant les arabes à des chiens :
« Je lui fis couper la tête et le poignet gauche et j’arrivai
au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la
baguette d’un fusil.
On ne se fait pas d'idée de l'effet que produit sur les Arabes une
décollation de la main des chrétiens : il se figure qu'un arabe, qu'un
musulman décapité par les chrétiens ne peut aller au ciel ; aussi, une tête de
coupée produit une terreur plus forte que la mort de 50 individus.
Voilà mon brave ami comment il faut faire la guerre aux arabes :
tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de 15 ans, prendre toutes les femmes, les
enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ;
en un mot, anéantir tout ce qui ne
rampera pas à nos pieds comme des chiens » (mars 1843)
« Nous battons la campagne, nous tuerons, nous brûlons, nous
coupons, nous taillons, pour le mieux dans le meilleur des mondes »
(Mai1843)
Cette dernière phrase se passe de tout
commentaire !
NOTE 1