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dimanche 13 février 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (19)

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

LES ENFUMADES

La razzia, dans toute son horreur, n’est cependant rien si on la compare aux enfumades et aux emmurements  de tribus entières qui furent organisées au Dahra dans la lutte contre Bou-Maza. (1)

 

La première enfumade dont on trouve mention fut celle ordonnée par le général Cavaignac en 1844.  La colonne commandée par Cavaignac vint au Dahra en représailles d’une incursion de la tribu des Shebas qui avait massacré des colons ainsi que des arabes ralliés aux français. Devant la menace représentée par l’armée française, les  Shebas s’étaient réfugiés dans des grottes au pied d’une haute falaise. En avant de l’entrée de la grotte, se trouvaient des rochers derrière lesquels étaient embusqués des tirailleurs shebas.

 

La suite est rapportée par le commandant Canrobert, qui faisait partie de l’expédition (il sera plus tard maréchal de France) 

 

« À ce moment, comme nous nous sommes fort rapprochés, nous commençons à parlementer. On promet la vie sauve aux Arabes s'ils sortent. La conversation fait cesser les coups de fusil », un émissaire envoyé par Cavaignac est tué. « Il fallait prendre d'autres moyens. On pétarda l'entrée de la grotte et on y accumula des fagots, des broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques shébas se présentaient à l'entrée de la grotte demandant l'aman (la capitulation) à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts.  Les médecins et les soldats offrirent aux survivants le peu d'eau qu'ils avaient et en ramenèrent plusieurs à la vie. »

 

Loin de désavouer Cavaignac, Bugeaud, non seulement cautionna Cavaignac, mais en plus, il en fit une tactique de guerre ; le 11 juin 1845, il écrivit : Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards. » Le conseil ne fut pas perdu, le 18 juin 1845 se produisit l’enfumade du Dhara. 

 

Cette enfumade est rapportée par un compte-rendu rédigé par le commandant de la colonne, le colonel Pélissier, 

 

Installé dans un camp situé sur le territoire de la tribu des Ouled Rhia dans la montagne du Dhara, le colonel Pélissier, fait détruire tous les vergers et les habitations qu’il peut. Les habitants ont fui avec leurs troupeaux dans un refuge considéré comme inexpugnable appelé le Djezair El Dhara, des grottes établies au pied d’une falaise ; au pied de cette falaise se trouvent des blocs rocheux derrière lesquels il leur est facile de se cacher pour se défendre contre toute incursion ennemie. 

 

Pélissier établit alors son camp sur un plateau qui domine les grottes, il fait construire des plateformes de bois au-dessus de la falaise pour dominer les grottes et préparer des fascines (fagots de branchages) prêtes à être enflammées. Il envoie aussi  des émissaires parlementer et exiger de la tribu sa reddition. Une négociation réussit à s’engager, Pélissier fait alors suspendre les travaux d’enfumage et, à dix heures, fit cet ultimatum : 

 

« Lorsque la caverne sera totalement évacuée et que j’en aurai acquis la conviction, vous serez libres de vous retirer dans vos habitations respectives ; je vous le répète depuis bientôt trois heures vous avez votre aman (sauvegarde) . Je vous laisse un quart d’heure pour y réfléchir, après quoi il ne me restera plus qu’à vous contraindre de sortir et j’y suis déterminé par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Je vous répète encore un quart d’heure et ce travail qui se faisait ce matin au-dessus de vos têtes recommencera, alors il sera trop tard et vous seuls l’aurez voulu. ». Ils ne répondirent que par une invitation de retraite de notre part. » 

Les travaux d’aménagement des plateformes reprirent. Vers 15 h, Pélissier décida l’enfumade en faisant jeter les fascines enflammées devant les entrées des grottes qu’il avait fait repérer.  Les premières fascines furent lancées. Il se produisit alors un tirage qui fit que les flammes et la fumée se propagèrent à l'intérieur des grottes : 

 

 « A 3 heures, l’incendie commença sur tous les points, et jusqu’à une heure avant le jour, le feu fut entretenu tant bien que mal, afin de pouvoir bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission. Comme une sortie désespérée pouvait s’effectuer par l’entrée principale, j’avais, au moyen de caisses à biscuit remplies de terre, placé un obusier en batterie à cinquante mètres de cette issue » 

 

Pélissier tente alors une dernière négociation «  J’ordonnai une interruption mais ils ne répondirent que par des cris, fondés sur l’espoir qu’ils avaient de se préserver bien longtemps encore. Malheureusement, il en fut autrement pour eux. Il finit par s’établir, au moyen de la caverne inférieure, un tirage qui les eût tous asphyxiés, si je n’avais, longtemps avant le jour, fait suspendre le jet des fascines. » 

 

Pour raconter la suite, je me référerai au témoignage d’un officier espagnol, correspondant du journal « l’Heraldo » 

 

 « A quatre heures et demie, je m’acheminai vers la grotte, avec deux officiers du génie, un officier d’artillerie et un détachement de 50 à 60 hommes de ces deux corps.

 

 A l’entrée se trouvaient des animaux morts, déjà en putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore… et de là nous pénétrâmes dans une grande cavité de trente pas environ. Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche ; mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers, et un grand nombre d’effets. Malgré tous les efforts des officiers, on ne put empêcher les soldats de s’emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux, et d’emporter les burnous tout sanglants. J’ai acheté un collier pris sur un des cadavres, et je le garderai, ainsi que les deux yatagans que le colonel nous a envoyés comme un souvenir de ces effroyables scènes.

Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1000. Le colonel ne voulut pas croire à notre rapport, et il envoya d’autres soldats pour compter les morts. On en sortit de la grotte 600 environ sans compter tous ceux qui étaient entassés les uns sur les autres, et les enfants à la mamelle, presque tous cachés dans les vêtements de leurs mères. (Pélissier dans son rapport à Bugeaud n’en mentionne que 500 et indique qu’il n’y a eu que 91 survivants) 

 

 Le 23 au soir, nous avons porté notre camp à une demie lieue plus loin, chassés par l’infection, et nous avons abandonné la place aux corbeaux et aux vautours qui volaient depuis plusieurs jours autour de la grotte, et que, de notre nouveau campement, nous voyions emporter des débris humains. »

 

A la fin de son rapport, Pélissier écrit  « Ce sont de ces opérations, monsieur le maréchal, que l’on entreprend quand on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir à recommencer jamais. C’est une leçon terrible que leur obstination leur a attirée, » : les responsables de cette enfumade sont donc, selon lui, les membres de la tribu ! 

 

L’officier espagnol écrit de son côté :  «  Le colonel témoignait toute l’horreur qu’il éprouvait d’un si horrible résultat ; il redoutait principalement les attaques des journaux, qui ne manqueraient pas, sans doute, de critiquer un acte si déplorable, quoique inévitable, à mon avis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’on a obtenu ainsi que tout le pays se soumette ; de tous côtés, il nous arrive des fusils et des parlementaires. » Encore une fois, la fin avait justifié les moyens ! 

 

Ce que Pélissier redoutait le plus se produisit du fait de la  présence des correspondants de guerre, elle  fit que les enfumades du Dhara fut connu à Paris. Le 11 juillet, selon le procès-verbal de séance de la chambre des pairs paru le 12 dans « le journal des débats.. », le prince de la Moskowa  interpelle le Maréchal Soult, ministre de la guerre et président du conseil : 

 

« Un journal qui se publie à Alger, l’Akhbar, raconte, dans le dernier numéro qui est paru, un fait inouï, sans exemple et sans précédent dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inqualifiable, inexplicable à l’encontre de malheureux arabes prisonniers » … « il n’est pas question de razzia ; il s’agit d’un fait bien plus grave : il s’agit d’un meurtre avec préméditation sur des arabes réfugiés sans défense possible. Si le fait n’est pas exact, je demande au gouvernement de le démentir ; si le fait est vrai, ce qu’à Dieu ne plaise, je demande à Monsieur le Président du Conseil, ministre de la guerre, quelle conduite il entend tenir… ? »

 

Le Prince donne ensuite lecture de l’article du journal algérois. Soult lui répond qu’il ne connaît la nouvelle que par les journaux, et qu’il a demandé des éclaircissements au gouverneur général de l’Algérie. 


 Puis il déclare que «  pour le fait lui-même, le gouvernement le désapprouve hautement » Un autre Pair lui répond que « le mot désapprobation lui paraît trop faible pour un attentat pareil…  il faut qu’un sentiment d’horreur, non seulement pour  l’honneur de la France… contre un attentat pareil » Soult indique alors : «  si l’expression de désapprobation.. est insuffisante, j’ajoute que je le déplore » sans évidemment le condamner explicitement. Le débat à ce propos est alors clos et la chambre des pairs reprend le cours du débat normal à propos du chemin de fer de Lyon 

 

Soult s’adresse néanmoins à Bugeaud qui lui fait la réponse suivante, sans doute en tenant compte du rapport de Pélissier : 

 

« Je regrette, monsieur le Maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la responsabilité de son acte ; si le gouvernement jugeait qu’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; et, en effet, il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C’est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louables, les interpellations de la séance du 11 juillet. Elles produiront sur l’armée un bien pénible effet, qui ne peut que s’agrandir par les déclamations furibondes de la presse. Avant d’administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu’elles ne l’acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n’atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d’Afrique en même temps que l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait même pas le but philanthropique. »

 

Cette réponse permit à Soult de revenir sur ce qu’il avait dit à la Chambre des Pairs en défendant Pélissier, « un des plus honorables militaires de l’armée d’Afrique … dont je ferai constamment l’éloge, » Il poursuit en disant : « Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d’exagérer les faits sans tenir compte des circonstances... En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c’est la guerre elle-même. Comment voulez-vous qu’on la fasse ? ». Il termine en donnant son sentiment sur l’affaire du 11 juillet : « Je crois qu’on ferait beaucoup mieux de s’abstenir de toutes les réflexions qui peuvent produire un très mauvais effet. »

 

Il y eu probablement d’autres enfumades mais le secret en fut désormais bien gardé. 

 

Il convient d’ajouter que Pélissier devint ensuite Maréchal de France et gouverneur général de l’Algérie.


(1) En août 1845, Mohammed ben Ouadah dit Bou-Maza réunit une armée dans le Dahra et prêche la révolte contre les français, en liaison avec l'Emir Abd-El-Khader, il luttera contre les colonisateurs jusque 1847, date de sa reddition

 

jeudi 3 février 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (18)

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847

Dès son arrivée en Algérie, le général Bugeaud fait rédiger deux proclamations destinées aux habitants de la colonie et à l’armée.

LA PROCLAMATION DE BUGEAUD AUX HABITANTS DE L’ALGERIE :

En voici les idées essentielles :

Bugeaud annonce d’abord son revirement total face à la politique menée en Algérie (nom désormais utilisé depuis 1839 pour qualifier la colonie) : Après avoir tenté, en vain, de convaincre les français de l’inanité de l’occupation du pays, il appliquera désormais la politique décidée par le gouvernement, celle de la conquête globale du pays. C’est désormais la seule option existante puisqu’il est impossible de faire confiance aux « arabes » en ce qui concerne le respect des traités.

La conquête sera cependant inutile si on ne met pas en place une colonisation du pays.

Cette colonisation ne devra pas être basée sur le développement des villes et sur la création de grandes fermes isolées. Celles-ci obligent le commandement militaire à créer, à leur proximité, des postes fortifiés pour les protéger et donc à fractionner les effectifs en rendant difficiles les opérations militaires d’envergure.

 Bugeaud prône la mise en place de villages défensifs dont les habitants seront aptes à cultiver le sol et à se défendre jusqu’à l’arrivée, si nécessaire, d’une colonne militaire de secours. Ce système est conçu à l’image des colonies romaines peuplées de vétérans de l’antique Mauritanie.

Pour créer ces villages et les rendre attirants aux futurs colons, il convient de faire appel aux investisseurs privés, tant de la colonie que de la métropole, afin de bonifier les terres pour les rendre cultivables et aussi de construire des maisons.

LA RAZZIA : MÉTHODE DE GUERRE IDÉALE CONTRE LES TRIBUS ARABES.

Bugeaud, dès son arrivée au poste de gouverneur militaire, met en application les méthodes qui lui avaient valu une des rares victoires contre les troupes d’Abd-El-Khader.

La tactique des razzias existe depuis toujours, en particulier en Algérie, mais elle fut systématisée par Bugeaud, comme on le constate dans un extrait d’une lettre envoyée par le capitaine Montaugnac à sa famille :

« le général Bugeaud, la veille de notre départ, réunit tous les officiers de la division et nous dit : la guerre que nous allons faire n'est plus une guerre à coups de fusil. C'est en enlevant aux arabes les ressources que leur sol leur procure, que nous pourrons en finir avec eux. Ainsi, partez donc, aller couper du blé et de l'orge »

Le message est clair : il semble quasiment impossible de pouvoir lutter avec les moyens conventionnels contre les tribus qui, rappelons-le, utilisent deux formes de guerre complémentaires :

     .   Les incursions et les coups de main là où on ne les attend pas suivis de retraite dès qu’apparaît un début de réaction de l’ennemi,

     . Les embuscades au moment où les français s’aventurent dans les étroites vallées montagnardes qu’ils contrôlent.

En conséquence, selon Bugeaud, il faut adapter les méthodes de guerre aux caractéristiques locales et généraliser la razzia qui est, selon lui, la seule forme de guerre qui convienne. Certes les razzias étaient déjà utilisées précédemment mais ce n’était qu’un moyen parmi d’autre de combattre les tribus,

Bugeaud va théoriser cette forme de guerre ; c’est, en particulier, ce que Tocqueville mentionne dans son rapport à la chambre de 1847 :

 « Aujourd’hui, on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît les lois et dont chacun peut faire l’application à coup sûr. Un des plus grands services que M le Maréchal Bugeaud ait rendu à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle. …

Il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple…. Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées mais de couvrir le pays de petits corps légers qui puisse atteindre la population à la course. »

Selon Bugeaud, l’intérêt de la razzia est double :

     . En prenant par surprise une tribu, on peut à la fois faire le maximum de victimes et surtout détruire ses approvisionnements afin d’affamer toute sa population, y compris femmes et enfants.

     . La razzia amènera les tribus voisines, effrayés par la violence et la sauvagerie des français, à faire leur soumission en livrant par exemple des otages.

LA TECHNIQUE DE LA RAZZIA 

Elle a été parfaitement décrite dans un livre écrit par Philippe DUCUING (1817-1875) et paru en 1868, appelé la « guerre de montagne », dont un chapitre concerne les guerres en Kabylie et où on voit mis en œuvre la technique Bugeaud :

Le long texte qui suit permet de se faire une idée du déroulement d'une razzia:

LA CONSTITUTION D'UNE COLONNE ET LA MARCHE VERS L'ENNEMI

« Le système des colonnes mobiles, inauguré par le général Bugeaud, avait plus fait pour la conquête dans une seule campagne que toutes nos expéditions depuis dix ans.

« Vous devez aller soumettre ou punir une tribu lointaine, et vous n’emportez avec vous que dix jours de vivres, parcimonieusement calculés. Impossible d’ailleurs de bivouaquer la nuit, car il faut cacher sa marche à l’ennemi. Au risque donc de s’égarer dans les ténèbres et de doubler les fatigues par l’insomnie, il faut marcher, car on ne peut espérer atteindre l’Arabe que par surprise.

Les éléments constitutifs de ces colonnes mobiles avaient été choisis avec un soin extrême.. Les chasseurs d’Afrique (1) marchaient toujours en tête : lorsque la tribu poursuivie était en vue, ils prenaient le galop et la forçaient à s’arrêter pour combattre ; cela donnait aux zouaves (2) qui les suivaient le temps d’arriver pour achever le combat. Si les Arabes fuyaient, les spahis (3), qui se tenaient à portée sur les flancs de la colonne, se mettaient à leur poursuite pendant que le train des équipages recueillait les dépouilles abandonnées par les fugitifs. Lorsque les cavaliers allaient en reconnaissance, les fantassins préparaient le repas ou le bivouac. »

A « l’arrière-garde, marche un escadron, soit pour ramasser les traînards, soit pour éloigner les Arabes, car ceux-ci ont pour habitude constante de se porter sur la queue de nos colonnes, afin d’enlever les éclopés et de s’en faire un trophée, afin aussi de retarder la marche en forçant l’arrière-garde à s’arrêter pour faire face. Si on avance résolument, ils se cachent ; mais, sitôt qu’on hésite ou qu’on recule, ils fondent sur vous comme un orage subitement formé. »

Les éclaireurs indigènes se mettent en campagne ; habillés absolument comme les Arabes, ils vont à la chasse des prisonniers. Ils se mêlent aux nomades ; s’ils en trouvent quelqu’un d’écarté, ils le ramassent et le rapportent pour l’interroger.

Ainsi, apparaît clairement, dans ce texte, l’organisation d’une colonne :

     . En tête, les éclaireurs indigènes sont chargés de faire des prisonniers parmi les arabes afin de connaître l’endroit où campent les tribus.

     . Derrière, la cavalerie des chasseurs d’Afrique a pour mission de barrer la route des guerriers tribaux et de les rabattre vers l’infanterie pour les amener à combattre.

      . Derrière, se trouvent les zouaves à pied, ils sont encadrés par la cavalerie des spahis qui poursuivront ceux qui pourraient s’échapper.

      . Enfin, un escadron à cheval ferme la marche, il est chargé, entre-autre, de réprimer les attaques qui pourraient se produire du fait de petits groupes ennemis isolés.

 LA MÉTHODE DE COMBAT utilisée par la colonne :

  .  L’attaque se produit à l’aube au moment où les musulmans se préparent à la prière afin que la surprise soit totale,

  . Il faut immédiatement agir et s’emparer du camp sans se laisser intimider par les tirs des combattants de la tribu : en effet, ceux-ci font mine d’attaquer la colonne puis font retraite immédiatement, si la colonne commet l’erreur de les suivre, cela laisse le temps aux membres de la tribu de prendre leurs tentes et tous leurs biens et de disparaître.

 C’est ce qu’explique M Ducuin dans le texte ci-dessous :.

« Enfin, après bien des fatigues, bien des privations, bien des dangers de toute nature, nous atteignons au but de l’expédition. Voici le foyer de l’insurrection. Nous sommes sur le terrain où la tribu rebelle a planté ses tentes. Nos soldats pénètrent dans le camp ennemi une demi-heure avant le jour, au moment même où les Arabes vont faire leurs ablutions. Y pénétrer plus tôt, ce serait donner le temps à l’ennemi de s’échapper à la faveur de la confusion et des ténèbres ; plus tard, ce serait se découvrir et par conséquent leur donner le temps de nous éviter. Il faut enlever le camp à la baïonnette et sans répondre au feu de l’ennemi,

 En effet, les réguliers de la tribu surprise, portent nos efforts d’un seul côté ; ils s’exposent bravement à nos coups, résistent quelque temps à notre attaque et nous attirent enfin avec grand bruit à leur poursuite. Le jour venu, on s’aperçoit que le douar ou la smala, la tribu enfin, a disparu d’un autre côté, et il nous est impossible de retrouver ses traces. Quand, à défaut des tentes, le territoire abandonné par les tribus nous reste, on court aux silos, car l’orge manque aux mulets et aux chevaux ; l’orge, la providence de cette guerre ! …

Il arrive bien des fois aussi que ces coups de main lointains ne réussissent pas. Les tribus, averties à temps de notre approche, se sont enfuies au désert, détruisant tout ce qu’elles n’ont pu emporter. Les vivres manquent, les munitions sont épuisées, les ambulances sont remplies. Il faut retourner en arrière. »

LA RETRAITE

Vient ensuite la retraite, elle est source de nombreux dangers car les membres de la tribu ayant échappé au massacre harcèlent le convoi et tuent les fuyards :

« Dans la retraite, c’était l’infanterie qui formait l’arrière-garde ; elle soutenait le choc des Arabes, qui attaquent toujours une colonne en retraite. Au lieu de faire un retour offensif, l’infanterie se massait autour du convoi. Les Arabes alors s’engageaient de plus près ; lorsqu’ils étaient bien engagés, les chasseurs d’Afrique quittaient subitement la tête de la colonne, et tombaient au galop sur le flanc des ennemis. …Les corps égarés tombent presque inévitablement dans les embuscades des Arabes toujours en éveil et partout cachés comme des bêtes fauves, guettant la proie attendue. »

LA RAZZIA VUE PAR LE LIEUTENANT-COLONEL MONTAUGNAC

Dans ses lettres, le capitaine de Montaugnac, devenu depuis peu lieutenant-colonel, raconte des scènes semblables. La description d’une razzia est contenue, entre autres, dans une lettre de décembre 1841. Cette razzia réussit au vu du nombre de prises effectuées :

« Le 21 nous recevons l’ordre de filer à minuit sans tambour ni trompette. À la pointe du jour, nous tombons sur une tribu qui se croit parfaitement à l’abri dans ses excavations et ses ravins escarpés. Le régiment de spahis est lancé, nos deux bataillons d'élite qui font tête de la colonne, se précipitent dans toutes ces anfractuosités presque infranchissables ; deux heures après nous ramenons 614 bœufs, 684 moutons 400 ânes, 60 chevaux et 120 prisonniers hommes, femmes et enfants. Vous voyez que la Providence nous protège ! Nous avons tué une cinquantaine d'individus.  

Ce genre d’expédition a quelque chose de très bizarre et offre, en même temps, des scènes bien pénibles. Aussitôt l'emplacement de la tribu connu, chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque ; on arrive sur les tentes dont les habitants réveillés par l'approche des soldats, sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes et leurs enfants ; tout ce monde se sauve dans tous les sens ; les coups de fusil partent de tous les côtés sur les misérables. Surpris, sans défense, hommes, femmes, enfants, poursuivis, sont bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent.

Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux enfin qui fuient, sont vite ramassés. Celui-ci attrape un mouton, le tue, le dépèce, c’est l’affaire d’une minute…   Les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin et chacun sort de là, affublé, couvert de tapis, de paquets de laine, d'armes et d'une foule d'autres choses que l'on trouve souvent en très grande quantité dans ces douars souvent très riches. Le feu est ensuite mis partout à ce que l'on ne peut emporter, bêtes et gens sont conduits au convoi.

On quitte alors la position, fier de son succès ; alors commence la fusillade : les cavaliers qui d'abord avaient pris la fuite, reviennent lorsqu'ils voient la colonne leur tourner le dos ; ils harcèlent les arrière-gardes, on leur riposte, on les éloigne et on rentre avec des prises, glorieux trophées d’une brillante journée. »

Deux termes, dans ce récit, nous éclairent sur les sentiments profonds de Montagnac : « la Providence nous protège » et « brillante journée » : ils expriment selon moi, l'exaltation de la victoire. 

Dans d’autres lettres dont je citerai ci-dessous quelques extraits que je trouve significatifs et que j’ai classé chronologiquement, le colonel témoigne de son évolution mentale au fur et à mesure que le temps passe.

D’abord, on trouve, dans les deux premiers extraits mentionnés ci-dessous, la conscience que ce qu’il commet est abominable mais nécessaire, il exprime même parfois de la compassion envers ceux que la razzia condamne à la mort par la famine :

« Nous sommes dans les bois épais, pêle-mêle avec les arabes qui fuient, les chevaux qui renversent leurs charges, les chameaux qui se sauvent. Les femmes, les enfants accrochées dans les épaisses broussailles qu’ils sont obligés de traverser, se rendent à nous. On tue, on égorge, les cris épouvantés des mourants se mêlent au bruit des bestiaux qui mugissent, bêlent de tous les côtés. C'était un enfer ! chaque soldat arrive avec quelques pauvres femmes ou enfants qu’il chasse comme des bêtes devant lui ou tient par le cou un homme qui veut encore résister.. »   (mars 1842)

« Il est impossible de se figurer à quelle extrémité nous avons réduit ces malheureuses populations, nous leur avons enlevé pendant quatre mois, toutes leurs ressources en blé ou en orge. Nous leur avons pris leurs troupeaux, leurs tentes, leurs habits, tout leur objet de ménage, en un mot, toute leur fortune … il fallait couper les ailes à l'oiseau farouche pour le garder » (Avril 1842)

Les extraits suivants expriment une nette évolution mentale, sans doute due à la résistance des tribus qui oblige à recommencer sans cesse les razzia : pour les réduire, il faut tout saccager, faire place nette, tuer tous les arabes pris en combattant et déporter les autres, homme, femmes et enfants.  Ces deux extraits témoignent encore de quelques sentiments humains, il ne s’agit que de faire des exemples qui serviront à terrifier les autres tribus afin qu’elles se soumettent.

« Qui veut la fin veut les moyens. Selon moi toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe ; l'herbe ne doit plus pousser là où l'armée française a mis le pied. Si vos tendres cœurs saignent d'anéantir tous ceux qui résistent, entassez hommes, femmes et enfants sur des bâtiments de l'État, expédiez-les-moi tout cela aux îles Marquises ou ailleurs..(janvier 1843)

Chaque fois qu'un chef de tribu a trahi ou n'a pas agi avec vigueur, tous les hommes de la tribu doivent être tué et le reste exporté (pour déporté). Les tribus doivent nourrir l'armée lorsqu'elle voyage et, si des vivres n'arrivent pas à point donné, razzia pour la première fois, mort et exportation en cas de récidive (janvier 1843) »

Les deux derniers extraits des lettres du colonel Montagnac ajoutent encore à l’impression d’horreur, avec, d'abord, la scène de la décapitation d’un chef de tribu que le colonel voulut faire effectuer par un spahi arabe « afin de les compromettre complètement vis-à-vis des autres arabes du pays »,

Le colonel montre alors qu’il en est arrivé à un degré total de déshumanisation à la fois en voulant exterminer tous les hommes et déporter tous les autres et en comparant les arabes à des chiens :

« Je lui fis couper la tête et le poignet gauche et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la baguette d’un fusil.

On ne se fait pas d'idée de l'effet que produit sur les Arabes une décollation de la main des chrétiens : il se figure qu'un arabe, qu'un musulman décapité par les chrétiens ne peut aller au ciel ; aussi, une tête de coupée produit une terreur plus forte que la mort de 50 individus.

Voilà mon brave ami comment il faut faire la guerre aux arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de 15 ans, prendre toutes les femmes, les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot,  anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens » (mars 1843)

« Nous battons la campagne, nous tuerons, nous brûlons, nous coupons, nous taillons, pour le mieux dans le meilleur des mondes » (Mai1843)

Cette dernière phrase se passe de tout commentaire ! 

NOTE 1

   .1 : Cavalerie autochtone puis mixte incorporée en 1831 dans deux régiments de chasseurs à cheval provenant des escadrons débarqués en 1830.

   . 2 : les zouaves ont été créés par l’incorporation des soldats kabyles employés par le Dey, ils seront ensuite composés d’autochtones et français avant d’être composé uniquement de français en 1841

  . 3 : cavalerie autochtone à l’origine employée par le Dey et incorporés dans l'armée d’Afrique.

Rappelons que l’ensemble de ces forces fut autorisé par la loi du 9 mars 1831 permettant aux généraux commandant les pays occupés à former des corps militaires composés d’indigènes et d’étrangers. C'est la première mention des tirailleurs, zouaves, chasseurs indigènes, spahis…  

jeudi 27 janvier 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (17)

 

LA SITUATION DE L’ALGÉRIE SELON LOUIS VEUILLOT DANS

« Les français en Algérie » 1841

Avant de décrire la période allant de 1841 à 1847 que j’ai qualifiée d’ERE BUGEAUD, je voudrais citer quelques extraits d’un livre de Louis VEUILLOT (1813-1883), journaliste et écrivain français, catholique ardent et défenseur de l’ultramontanisme qui se rendit en Algérie et publia en 1841 un livre polémique appelé « LES FRANÇAIS EN ALGÉRIE » dans lequel il expose la situation réelle de la colonie.  

Dans le premier extrait, l’auteur décrit d’abord la ville d’Alger et son impression apparente de prospérité : 

 « Alger sort de son enceinte et se répand des deux côtés en faubourgs neufs, traversés par une belle route, et habités par une population qui leur donne un caractère exclusivement français. Les cabarets s'y épanouissent sous des enseignes réjouissantes, des soldats chantent, des cavaliers caracolent, des voitures vont et viennent à grand bruit ; on scie, on maçonne, on charpente, le soleil est éblouissant, la mer est douce, beaucoup de jolies maisons blanches émaillent la verdure vigoureuse des collines. Voilà le premier coup d'œil. Si vous questionnez les propriétaires de ces agréables bastides, ils vous diront que le sol est d'une fertilité merveilleuse et que toutes leurs denrées se vendent bien. En effet, l'immense consommation de l'armée et de la capitale donne à leurs terres un prix qu'elle n'aurait pas même aux portes des grandes villes d'Europe. Voilà donc un aspect heureux.  

Mais tout cela ne va pas plus loin que le versant nord du Sahel et la ceinture de postes militaires qu'on lui a donnée. Si l'armée cessait un moment de couvrir ces enclos de son ombre, ils n'existeraient plus. Tous ces producteurs de salades et de primeurs, dispersés comme en pleine paix, seraient hors d'état de défendre un seul jour leurs jardinets et leurs villas. »

Dans le deuxième extrait, il décrit la situation d’une des premières colonies appelée Dely-Ibrahim et le dialogue qui s’est instauré entre les colons et le gouverneur (peut-être Bugeaud)


« 
A deux lieues d'Alger on trouve la colonisation vantée de Dely-Ibrahim. C'est un village composé de deux rangées de mesquines maisons bordant la route, semblable à tous les villages qu'on voit aux abords des villes.. Aucune trace de culture n'apparaît autour des maisons, et j'y ai vu une pauvre femme qui pleure son enfant, enlevé par les Arabes. Le maire et la garde nationale, composée d'une cinquantaine d'hommes, sous des armes rouillées, attendaient le gouverneur à l'entrée de l'unique rue. …il demanda de quoi vivait la population, puisqu'il ne voyait que de l'herbe dans les champs. On lui répondit que le village se rendait fort utile à l'armée en aidant à ses transports sur Douera, Boufarik et Blida. 

   -Je comprends, dit le gouverneur, par quel secret vous existez et j'apprécie les services que l'armée reçoit de vous. Cependant remarquez qu'il n'y a pas de colonisation sans culture. L'armée n'aura pas toujours besoin de vos transports. Il faut que vous appreniez à produire vos aliments. 
 - Mais, firent observer les habitants, nous ne pouvons pas sortir que nous ne courions le risque d'être enlevés ou tués … (en outre) il y a un M*** qui se dit propriétaire de toutes les terres qui nous environnent, jusqu'à présent nous n'avons pu disposer que d'un petit jardinet, qui encore nous est contesté. 

Le gouverneur n'eut plus rien à dire. Il faudrait d'abord retirer à ce propriétaire l'immense concession qu'on lui a faite, ou l'obliger à travailler le sol qu'il garde improductif jusqu'au moment où les chances de la guerre lui permettront de le revendre à haut prix. En attendant, Dely-Ibrahim est un village de charretiers et de cabaretiers. Que l'armée se retire ou soit seulement forcée de s'éloigner durant quelques jours, tout est anéanti. »

Ces villages « ne sont en réalité qu'un embarras pour l'armée, qui est forcée de les garder quand l'ennemi l'appelle ailleurs. L'effectif de nos forces, déjà diminué par les maladies, se trouve ainsi réduit d'un quart au moins. »

Louis Veuillot montre également que le problème de la possession des terres se pose partout dans la colonie : 

« Comme à Dely-Ibrahim, certains propriétaires qu'on n'a jamais vus, et qui prétendent avoir acheté le terrain avant qu'on ne l'eût conquis, jettent l'administration dans des embarras inextricables. Il n'est pas facile de repousser leurs prétentions : ils ont des amis dans les bureaux, dans les journaux, dans les Chambres. On ne peut se faire une idée des difficultés sans nombre que soulève la question de savoir à qui appartient ce sol. »

L’extrait suivant montre la situation catastrophique des garnisons dispersées dans les territoires que l’on dit conquis :

« Vous possédez la surface qu'ils occupent et les alentours jusqu'à portée de fusil, mais à condition de n'y rien semer, de n'y rien bâtir ; à condition d'avoir derrière vos fossés suffisamment de vivres et de munitions pour attendre la colonne de ravitaillement. Lorsqu'il n'y a pas d'eau dans l'intérieur du camp, les soldats ne vont à la fontaine qu'en force suffisante ; ils sont dévorés de vermine, excédés de fatigue et d'ennui, décimés par la fièvre, par le soleil, par les exhalaisons pestilentielles des marécages. Heureux ceux qui peuvent lire quelques lambeaux d'un vieux journal ! J'ai entendu des officiers enfermés dans ces prisons brûlantes, dire que l'esprit le mieux trempé ne peut résister à trois ou quatre mois d'un pareil supplice. Beaucoup s'adonnent aux liqueurs fortes, demandant à l'abrutissement de les sauver de la folie. Vous entretenez dans chacun de ces endroits un certain nombre de troupes et quelques cabaretiers qui empoisonnent ce que la fièvre et l'Arabe ont laissé vivre. Voilà votre province d'Alger ! »

Cette situation quasiment invivable décrite par Louis VEUILLOT n’est qu’un des volets de la vie quotidienne des soldats. Il ne décrit en effet que les contingences matérielles ; en réalité, il faut ajouter les harcèlements continuels des combattants arabes, c’est en particulier ce que mentionne le capitaine de Saint Arnaud dans une de ses lettres datée de 1838 :

« On nous tient en haleine par des bruits d'attaque qui ne se réalisent jamais. Toutes les nuits, nous sommes sur pied, nous patrouillons. Il y a, dit-on, un camp de 5000 Arabes réunis à cinq lieux de nous et qui n'attend que le moment favorable pour venir nous chasser de notre camp. Je crois, en vérité, que nos espions se moquent de nous »

 « Les bédouins continue à couper des têtes. On attribue ce passe-temps à des coupables isolés, étrangers à la plaine, descendus des montagnes pour aider aux moissons et que leur fanatisme a poussé contre nous. »

 « Des alertes continuelles et toujours insignifiantes (nous obligent à) nous mettre sur pied à toute heure du jour et de la nuit, nous sommes toujours à nous en demander les causes. Dès qu'on aperçoit quelques cavaliers arabes, du plus loin que la plus forte de lunettes peut découvrir, vite en campagne et, après cinq heures de promenade, on revient sans avoir rien vu. »

Louis VEUILLOT exprime en une phrase la conclusion de ce qu’il a observé : 

« En définitive, il semble que nous n'avons su faire jusqu'à présent ni la guerre ni la paix. L'armée, malgré le chiffre effrayant de son effectif, n'est pas assez nombreuse, parce que la moitié est ou malade ou réduite à garder soit des légumes, soit des fossés, soit des murs. »


dimanche 16 janvier 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (16)

 L’ALGÉRIE FRANCAISE DE 1834 à 1841 (NOMINATION DU GÉNÉRAL BUGEAUD EN TANT QUE GOUVERNEUR GÉNÉRAL

LA SITUATION INTÉRIEURE DE L’ALGÉRIE : LES TÉMOIGNAGES DES CAPITAINES MONTAUGNAC ET SAINT-ARNAUD


Lors du vote du budget pour la colonie pour 1835, les députés avaient stigmatisé les ravages, les spoliations et les atteintes effectuées à l’encontre des coutumes locales par l’armée et les premiers colons tant au niveau de la ville d’Alger qu’à celui de la campagne environnante. 

 

Si on considère la situation pendant la période qui suit la mise en place des pouvoirs en Algérie, on constate que rien n’a véritablement changé : deux témoignages en sont l’expression : ils émanent de deux militaires affectés en « Algérie » en 1937,  le capitaine de Montaugnac et le capitaine de Saint-Arnaud, ils rendent compte, dans les lettres qu’ils adressent à leur famille, de ce qu’ils ont constaté  en prenant leur poste dans la colonie. Je citerai, ci-dessous,  trois extraits de celles-ci car ils témoignent bien de l’ambiance régnant à ce moment dans l’Algérois. 

 

Le premier extrait fut rédigé par le capitaine de Montaugnac qui deviendra ensuite colonel et sera tué à la bataille de Sidi-Ibrahim en 1845 : 

 

«  On n’a  pas la moindre idée du désordre, du gaspillage, de la gabegie qui règnent ici dans toutes les administrations. Chacun tire à soi, spécule sur tout, exploite avec l’impudeur la plus manifeste le pays, l'armée. Les fonds du gouvernement ..sont enfouis, détournés, dilapidés » ….. la colonie n'est peuplée que d’une «  foule de banqueroutiers de tous les pays, des libérés et échappés du bagne : épicier marchand de liqueurs, cafetiers..  cumulant, en outre, tous les genres de spéculations possibles,  contrebandiers exploitant toutes les branches de commerce imaginables, race infernale qui nous gruge et nous saigne à blanc voilà les colons qui fourmillent  dans cette pauvre Afrique. » 

 

Gaspillage, gabegie, désordre, contrebande, spéculation, vol, règne des repris de justice … Montaugnac utilise des mots très forts pour  qualifier la situation à Alger au moment de sa prise de fonction. Rien n’a changé depuis l’arrivée des français en 1830 : les colons, venus en Algérie dans le sillage de l’armée, sont toujours des aigrefins, ne songeant qu’à s’enrichir en particulier en profitant des besoins de l’armée, achetant à bas prix et, souvent, grâce à la contrebande, les produits dont l’armée a besoin et les revendant à un prix prohibitifs ; boutiques, tavernes se développent partout dans la ville et autour des camps. Cette population interlope n’est venue là que pour profiter financièrement de la conquête. 

 

Parallèlement à ce peuplement des villes, il existe toujours la même forme de colonisation basée sur la spoliation des autochtones ; certes, une réglementation a été établie en 1832 afin de supprimer les ventes sauvages ou effectuées sous la menace d’un risque d’expropriation future sous le  prétexte qu’il n’existe pas de titres écrits de propriété ni de bornage des sols: désormais, toute transaction entre un européen et un musulman devra être inscrite au greffe du tribunal. Pour contourner cette injonction, les spéculateurs utilisèrent désormais un système apparenté à la rente foncière.

 

On en trouve mention dans une lettre écrite par un autre militaire, le capitaine de Saint-Arnaud arrivé également en 1837 dans la colonie et qui deviendra plus tard maréchal de France : 

 

«  Il y a, à 300 pas de mon camp, un petit bien à louer ou à vendre ; on n'en demande 270 fr. par an ; avec la culture qui se ferait par deux kabyles fort aisément, , on se ferait un revenu de plus de  1500 fr. en orange, vin, fruits, légumes, orange, citron, figues…  Il y a de tout et en quantité, beaucoup d'arabes ne veulent pas vendre pour le capital, ils ne veulent qu'une rente à vie. Le marché a lieu devant le cadi , cette rente  est minime et jamais de  la valeur de la propriété. On peut très facilement la payer avec une fraction du rapport. Pour 12 fr. par mois et le pain, on a un kabyle qui travaille tant que le jour dure ».

 

Cette lettre clairement la méthode employée : les spéculateurs  négocient avec les autochtones, non la vente de leurs terres, mais la signature d’un bail à rente perpétuelle appelée rente à « ana » ce système est, selon la lettre de Saint Arnaud,  particulièrement avantageux pour l’européen : 

     . La rente est modique, elle est sans risque puisque perpétuelle et donc non modifiable, ce coût minime permet aux européens d’acquérir de vastes domaines et de faire d’importants bénéfices en un court laps de temps, dans l’exemple donné par Saint-Arnaud, on peut estimer à 550 francs le bénéfice annuel de la terre. 

     . Elle permet de contourner les règles du droit musulman, en particulier au niveau des terres habou puisque le régime de la propriété n’est pas modifié, 

 

Il va de soi, comme l’indique le texte ci-dessus,  que les nouveaux possédants ne cultivent pas eux-mêmes le sol, ils emploient, pour cela, des ouvriers agricoles kabyles sous-payés et astreints à un dur travail durant tout le jour. 


Ainsi, naît une société nouvelle basée sur la richesse foncière rappelant fâcheusement les structures serviles des Antilles en associant des travailleurs indigènes exploités et des colons européens oisifs recueillant les fruits du travail de leurs ouvriers. Bugeaud qualifiera ces derniers du sobriquet de «  colons aux gants jaunes ».

 

L’ETAT DE LA COLONISATION


LA COLONISATION DE LA MITIDJA ET L’ECHEC DE BOUFARIK

 En 1836, alors que Blida n’est pas conquise, que les forts de protection de la Mitidja ne sont pas construits et que l’assèchement de la plaine n’est par réalisée,  le maréchal Clauzel, ne tenant pas compte ni des conseils de prudence de la commission ni du vote de la chambre des députés,  publia,  par l’ARRETE DU 27 SEPTEMBRE 1836, sa décision de créer un  centre de colonisation au cœur de la Mitidja à Boufarik, à proximité du camp militaire d’Arlon. 

 

L’arrêté de Clauzel reproduisait le  projet qu’il avait élaboré pour Kouba dans le Sahel où avait été créé un village ayant un plan en damier avec une place centrale et un fossé défensif, Il fit dresser, pour Boufarik, un plan en damier dessiné par le service des bâtiments civils et prévit l’installation immédiate d’une trentaine de familles. Chacun devait bâtir sa maison dans l’alignement des rues. 

 

Les terres à distribuer étaient des terres présumées autrefois  beylicales, elles furent divisées en lots de 4ha. Selon leur apport financier, en matériel et en main d’œuvre, il était possible à un colon de recevoir  trois lots, soit 12ha. La concession n’était cependant que provisoire, elle ne devenait définitive que trois ans plus tard à condition que les prescriptions suivantes aient été respectées : le  colon devait bonifier, assainir et défricher les terres qui lui étaient allouées dans un délai de trois ans (chaque année par tiers), il devait aussi planter 50 arbres fruitiers ou sylvicoles par hectare. Enfin, il devait payer une redevance de deux francs pour tous les travaux que l’Etat avait effectués sur le site avant son arrivée. 

 

Dans les conditions où elle fut pensée et organisée, l’expérience ne pouvait qu’être un échec, Boufarik était établie, en effet, sur un site marécageux non asséché et en pleine zone d’insécurité, les maladies (paludisme, malaria… ) et les incursions arabes décimèrent une grande partie de la population, il faudra attendre que l’armée assainisse l’endroit en le drainant  pour que la colonie puisse  survivre. 

 

L’ORDONNANCE DE 1838

Assez paradoxalement, alors que l’échec de l’expérience de Boufarik était patent, le gouvernement décida d’élargir le champ de l’ordonnance de 1831 afin de rendre possible l’émigration vers la colonie à un plus grand nombre de candidats. 

 

Désormais,  la compétence de délivrance de passeports pour la colonie fut  étendue aux sous-préfets et aux maires. Il était seulement  exigé des candidats à l’émigration un certificat de bonne santé et de moralité, l’Etat prenait en change le passage des travailleurs qualifiés des secteurs industriels et agricoles ainsi que les agriculteurs ayant droit à des concessions agricoles. 

 

Il convient d’expliquer les raisons de cet étonnant paradoxe : 

 

     . D’abord, les restrictions sur la délivrance des passeports en métropole conjuguée à l’immigration clandestine des « Mahonnais » (habitants de la capitale de Minorque, nom donné à tous les espagnols venus s’installer dans la colonie)  ont conduit à une inversion des nationalités dans la colonie. Ainsi, M René Ricoux («  la démographie figurée de l’Algérie, éléments statistiques. » 1880), basant son analyse sur les résultats des premières recensements, indique qu’en 1836, la colonie comporte  plus d’européens étrangers ( 9036 h) que de colons de souche française ( 6485 h soit 44%). 

 

     . Ensuite, la création de grands domaines employant une main d’œuvre d’autochtones ou de Mahonnais, n’a guère d’impact sur le peuplement de l’Algérie par les colons ; or, selon les mentalités de l’époque, on ne peut conserver une conquête que si on l’occupe effectivement et si les colons, eux-mêmes, sont capables d’organiser leur défense.

 

     . La raison principale de la décision gouvernementale réside cependant dans l’intensification de la propagande pour la colonisation de la colonie, organisée par les groupes de pression et relayée par la presse : en dépit de son échec, Boufarik devint une parfaite illustration du mythe colonial, on vantait partout la sollicitude et l’implication de l’Etat ainsi que le courage, la persévérance  et l’opiniâtreté du colon transformant une  terre malsaine, déserte et stérile, en un village prospère et bien cultivé. 

 

Cet état d’esprit est ce que signale, en particulier, Montaugnac : 

 

«  En France écrit-il, on voit la colonie florissante, des établissements s’élevant de toute part  des bulletins mensongers, rédigés par des intrigants,  reproduits avec amplification dans les journaux emphatiques,  vous font un tableau admirable de cette colonie en friche : les colons y abondent,  des terrains immenses sont en plein rapport..  Les  superbes projets des autorités font présager pour l'avenir les plus brillants résultats. En attendant, conclut-il, rien de tout cela,  rien, pas un seul colon. »

 

C’est dans la  perspective de l’application de l’ordonnance  de 1838 que le gouvernement demanda à Clauzel de faire dresser un état des terres disponibles et de rechercher des emplacements pour créer des villages. Il  fut prévu, à cette fin, de lotir six grands haouch domaniaux ; ce projet ne fut cependant pas réalisé à cause de l’insécurité due aux incursions continuelles des Hadjoutes, un ensemble de tribus luttant sans relâche depuis 1830 contre la présence française et réduisant celle-ci à quelques points isolés autour des camps de la Mitidja.

 

Cet assouplissement fut  critiqué par le gouvernement d’Alger qui argua que les candidats au départ seraient certes qualifiés mais, venant des villes, ils ne seraient pas adaptés au marché du travail de la colonie. 

 

Pour pallier à cette critique justifiée, le maréchal Soult, président du conseil et ministre de la guerre élabora en 1839/40 une synthèse cohérente de la politique d’émigration permettant de dépasser les antagonismes entre Paris et Alger : 

     . Le nombre de passages pris en charge par l’Etat sera fixé par rapport aux besoins du marché de l’emploi en Algérie.

     . Les sous-préfets et les maires pourront refuser des passeports à ceux qui n’auront pas obtenu du ministère un passage gratuit.

     . Les familles reconnus capables de se livrer à la culture et disposant de ressources pour tenir jusqu’à leur première récolte, pourront obtenir des concessions, au maximum de douze hectares. 

 

Ainsi se définit le portrait de l’émigrant idéal : bonne santé, bonne moralité,  apte à s’insérer dans la nouvelle colonie. 20.000 passages gratuits seront délivrés entre 1841 et 1845, la plus grande partie de ces migrants provient du milieu urbain, 19% seulement  sont issus du monde rural.