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lundi 14 novembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (11) : PROSPER ENFANTIN

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

PROSPER ENFANTIN

LA TRANSFORMATION DU SYSTEME AGRAIRE ET L’ELABORATION D’UN SYSTEME ADMISSIBLE A TOUS.

 Comme tous les socialismes dits utopiques, Prosper Enfantin n’est pas un révolutionnaire, il base sa pensée sur le constat de ce qui existe afin de déterminer ce qu’il faut conserver et  ce qu’il faut modifier ou abolir. Cela explique qu’il ait traité le sujet en deux parties en étudiant d’abord le système agraire des tribus algériennes puis celui des européens.

 CE QU’IL FAUT CONSERVER DU SYSTÈME AGRICOLE DES TRIBUS ALGERIENNES

Prosper Enfantin effectue, en vue de cet objectif, une synthèse  des observations effectuées lors de son voyage en Algérie ; son interprétation est, selon moi, un peu partiale du fait que les informations glanées au contact de la réalité algérienne ne peuvent que plaire à l’auteur puisqu’en tant que saint-simonien, il prône la propriété collective et abhorre la propriété privée.

 Dans un premier temps, Prosper Enfantin se livre à une analyse des causes qui ont amené les « arabes » à la propriété collective et, par voie de conséquence, au nomadisme :

     . La première cause est la conséquences des conditions physiques et climatiques régnant en Algérie : « C'est la grande culture et l'éducation des bestiaux que le sol et le climat de l'Algérie favorisent le plus généralement ; l'une et l'autre exigent, dans ce pays, des déplacements continuels assez considérables, selon les saisons, pour les pâturages, pour les semailles et pour les moissons; car il faut, dans certains moments, fuir des lieux malsains, inondés ou desséchés, qui, dans d'autres moments, sont très-productifs et très-habitables. 

Selon Enfantin, les exploitations agricoles  individuelles ne peuvent se développer qu’aux abords des villes du fait de l’économie de jardin qui y prédomine et dans les vallées abritées et bien arrosées.

   . La seconde cause est le résultat des conceptions traditionnelles de l’Islam sur la possession des terres : toutes les terres appartiennent à Dieu et, par délégation, au sultan. Le sultan, à son tour, a concédé les terres de la Régence au Dey qui, à son tour, les a concédées au Cheik, le chargeant de la répartition des zones de culture selon les besoins de chacun.

Deux cas pouvaient alors se présenter : dans les tribus, les terres étaient distribuées collectivement à la tribu toute entière ; par contre, dans les zones d’exploitation individuelle, la terre était concédée à une famille en indivis avec interdiction de la partager. Dans les deux cas, les allocataires n’ont que l’usufruit de la terre. Le système est néanmoins souple. En cas d’augmentation démographique des membres de la tribu ou de la famille, il est, selon Prosper Enfantin, assez facile d’obtenir du Cheik de nouvelles concessions de terres.

   . Le troisième facteur ayant conduit à la création de la propriété collective et du nomadisme est la conséquence de la conquête ottomane dont la politique a toujours été de diviser pour régner, suscitant entre les tribus des guerres intestines pour mieux les contrôler. Selon Prosper Enfantin, l’insécurité ambiante  explique également pourquoi les tribus n’avaient pas créé de villages sédentaires : en cas de danger, il suffit de déplacer les tentes pour se trouver, ailleurs, en sécurité. Il explique aussi que si les pourtours du territoire de la tribu sont inexploités, c’est le fait des guerres intestines qui les rendent dangereux.

 Ainsi, les traditions, l’histoire et les contraintes géographiques ont, toutes, obligé les autochtones à pratiquer un mode de vie nomade ayant induit à faire de l’appropriation collective des terres la norme de la vie quotidienne dans la Régence.

Pour Prosper Enfantin, ce mode de vie possède deux caractéristiques :

            . l’un positif et à conserver absolument, la propriété collective des terres.

          . l’autre négatif et à faire évoluer, le mode de vie nomade qui empêche tout progrès et en particulier tout passage de l’élevage à l’agriculture.

 Il va alors émettre un apriori un peu hasardeux qui  servira de base à toute son argumentation : si les « arabes » ont choisi le mode de vie nomade c’est à cause de l’insécurité ; les « arabes » préfèreraient habiter dans des maisons : si la sécurité était garantie, ils quitteraient volontiers leurs tentes et s’installeraient dans les villages.

 La conquête française permettra de leur donner satisfaction au niveau du nomadisme :

     . D’abord, une fois la conquête terminée, l’administration civile pourra garantir aux « arabes » la paix et la sécurité ce qui, ipso facto, supprimera les guerres entre tribus,

     . Ensuite, la France va améliorer considérablement par de grands travaux la salubrité et la bonification des terres.

« Il est donc-certain qu'avec un gouvernement régulier, équitable et non spoliateur, et avec une force publique qui maintiendrait l'ordre et la paix entre les tribus, les Arabes, qui sont fort intéressés d'ailleurs, et qui aiment leurs aises, planteraient et bâtiraient. » et pourraient «  construire des habitations fixes, sur la majeure partie des terres de la Régence. »

 Prosper Enfantin se rend néanmoins compte que cette mutation de la vie quotidienne des « arabes » se heurtera au poids de la tradition. Pour vaincre les réticences, il imagine une stratégie :  il faut d’abord faire en sorte que s’installent sur un territoire bien situé et pourvu d’une source, « le castel du Cheik, le tribunal Cadi, la mosquée et la fontaine », les nomades s’habitueraient à venir dans cette amorce de village, puis, selon Prosper Enfantin, ils s’y installeraient, devenant de ce fait des sédentaires. Ainsi, « le peuple nomade et pasteur sera transformé en peuple agriculteur. ». Prosper Enfantin n’est cependant pas naïf pour imaginer que ce procédé pourra réussir à tout coup, « Non seulement, nous devons encourager les Arabes à bâtir et à planter, mais, dans certaines limites, nous pouvons et devons progressivement les y contraindre. »

 Ainsi, se définit le projet qu’Enfantin voudrait instaurer en Algérie : faire en sorte que, grâce à la paix, les tribus passent du nomadisme à la sédentarité sans toutefois abandonner le mode de possession collectif de la terre qui leur est traditionnel : il se créeraient alors des villages sédentaires pratiquant une agriculture gérée collectivement sans que s’instaure la propriété privée des terres.

 Prosper Enfantin termine cette analyse de ce qu’il faudrait instaurer en Algérie  par une envolée lyrique : « C'est là. le progrès que nous devons faire faire aux Arabes, et certainement c'est l'un des deux motifs providentiels qui peuvent expliquer et légitimer notre occupation de l’Algérie et tout le sang arabe que nous y avons versé

 Ainsi se définit aussi, au niveau des autochtones algériens,  la contribution respective des deux civilisations au nouveau mode de vie qu’Enfantin voudrait mettre en place en Algérie :

            . les « arabes » apporteraient la possession collective des terres

            . les européens introduiraient la paix et la sédentarité.

 Il reste maintenant à déterminer l’apport de la civilisation française afin d’élaborer les conditions d’une cohabitation harmonieuse et constructive entre européens et autochtones  au nom du «  progrès que nous devons faire nous-mêmes, par le contact avec ces populations énergiques ... Conserver les principes communs aux indigènes et aux Européens détruire les principes contraires à l'union et à la prospérité de ces deux populations, introduire et développer les principes avantageux à toutes deux et qui sont déjà en germe chez l'une et chez l'autre : telles sont les lois qui nous sont imposées, la première par la raison, la seconde par la nécessité, la troisième par l'humanité. 

 CE QU’IL FAUT CONSERVER DU SYSTEME DE LA PROPRIETE EUROPEEN

LA CRITIQUE DE LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

 Autant, en disciple du socialisme, Prosper  Enfantin  encense le système de propriété collective algérien, autant il critique le système français qui nécessiterait de profondes réformes. Pour lui, le fait que la propriété individuelle en France soit sacrée et inviolable, sauf cas d’expropriation pour utilité publique, est pernicieux à tous les points de vue et surtout au niveau foncier :

     . Par le biais des héritages, il se produit un « morcellement indéfini  du sol » conduisant peu à peu à constituer des propriétés si minuscules que le paysan est obligé de quitter son exploitation ou de la vendre pour rejoindre la ville et espérer y trouver du travail. Inéluctablement, il s’agrégera peu à peu au prolétariat misérable et exploité.

     . La faible superficie des exploitations est un obstacle à la modernisation des cultures, le paysan en est réduit à pratiquer une agriculture vivrière qui lui laisse peu de surplus négociable.

     . Comme il est difficile d’emprunter sauf à des taux usuraires, les agriculteurs n’ont souvent d’autres solutions que d’hypothéquer leurs terres, ce qui les conduit rapidement à la cession de leurs biens.

     . Il existe certes de grands domaines, ils sont aux mains de propriétaires non-résidents considérant la possession foncière seulement comme une source de revenus, la terre est ensuite allouée à des fermiers qui se contentent de cultiver leurs parcelles sans chercher à moderniser leurs méthodes de culture.

     . Enfin, contrairement au système arabe de propriété collective qui permet de souder la cellule familiale, le système de la propriété individuelle des terres conduit à déconstruire les familles, les enfants étant contraints de quitter très tôt le foyer paternel pour chercher de quoi subsister.

 Dans de telles conditions, Prosper Enfantin est amené à rechercher, dans d’autres domaines d’activités, s’il existe,  dans notre société occidentale, d’autres  systèmes basés sur la propriété collective qui, transposés, pourraient servir de modèle à la colonisation agricole de l’Algérie.

 L’ADAPTATION DU SYSTEME DE LA SOCIETE PAR ACTION A L’ORGANISATION AGRAIRE

Selon Prosper Enfantin, il n’existe, dans l'Europe occidentale de son époque, qu’une seule forme de propriété collective qui pourrait convenir à son dessein : celle de la société anonyme par actions : « Dans ces associations , les intéressés n'ont aucune action directe sur l'exploitation et l'administration du capital social, mobilier ou immobilier, ils ne sont pas propriétaires d'une partie déterminée de ce capital, mais seulement d'un titre qui leur donne droit à une part des bénéfices généraux de l'association. ».

 Cependant, ce système qui établit  un regroupement de capitaux ne peut pas convenir tel quel  à la création des villages collectifs en Algérie : en effet, la société par actions établit un fossé quasiment infranchissable entre ceux qui financent et ceux qui travaillent. Enfantin qualifie les premiers de capitalistes et les seconds de prolétaires.

 En conséquence, l’application du système de la société anonyme à l’agriculture conduirait seulement à créer de vastes domaines agricoles avec, d’une part, des capitalistes qui apporteraient le capital et, d’autre part, des fermiers qui tenteraient de survivre sur le lopin individuel qui leur serait alloué.

 Pour éviter ces inconvénients, il faut que les financeurs soient aussi les travailleurs : « des propriétaires travailleurs pourraient bien s'associer et mettre en commun leurs capitaux et leur travail, et se distribuer entre eux le bénéfice général de l'entreprise, en proportion de l'apport de chacun, en capital et en travail ; mais ces associés seraient en même temps les directeurs, administrateurs, employés de l'entreprise, puisque j'ai supposé que ces propriétaires étaient en même temps des travailleurs qui mettaient en œuvre leurs capitaux »

 C’est ce système que Prosper Enfantin souhaite exporter en Algérie ;  il constituerait l’apport de la civilisation française dans son projet de créer des structures agricoles  pouvant convenir à la fois aux autochtones et aux colons  avec des terres possédées collectivement que l’on cultiverait  collectivement, gérées par l’association des travailleurs sans intervention des capitalistes.

 

Ainsi se définit les grands principes qui, selon Enfantin, pourraient permettre de  créer un système rural acceptable par les arabes et les français :

            . un système de propriété collective et de travail en commun.

            . des communautés sédentaires associant le travail agricole et la gestion des biens collectifs selon le système de la société par actions.

 

Il reste maintenant à l’auteur à confronter ses théories à la réalité algérienne en ce qui concerne les villages coloniaux existants.

vendredi 4 novembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (10) : PROSPER ENFANTIN

    L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

PROSPER ENFANTIN

L’ETAT DES LIEUX ET LE PLAN D'ACTION

 

A propos de cette question qu’Enfantin traite au début de son ouvrage, j’ai déterminé deux articulations principales :

            . les principes de base de sa pensée concernant l’Algérie et les modifications à apporter.

            . les caractéristiques du plan général d’action et les reformes à envisager.

 

 LES PRINCIPES DE BASE DE LA PENSEE DE PROSPER ENFANTIN A PROPOS DE L’ALGERIE


Pour Prosper enfantin, comme d’ailleurs pour Tocqueville et Lamartine, ne se pose plus le problème de savoir si les français doivent rester ou non en Algérie, c’est désormais un fait accompli, il reste alors à faire que cette occupation soit moralement admissible.

 

Le moins qu’on puisse dire est que les conditions existantes en Algérie sont aux antipodes de ce qu’Enfantin souhaite : il n’y voit qu’une dictature militaire, une colonisation hésitante et balbutiante quand elle n’est pas sauvage et une politique de violence prônant le refoulement des tribus.

 

A cet égard, il va de soi qu’Enfantin ne pouvait que fustiger la politique de violence de Bugeaud : A Bugeaud écrivant : « Là où nous ne régnons pas, règne l'anarchie”, il répliquait: « Mais là où nous régnons, que règne-t-il donc ? La mort que nous avons donnée, la misère que nous avons faite, la terreur de nos armes et la terreur, plus grande peut-être, des vengeances d'Abd-el-Kader. » … « On ne saurait trop le répéter, la conquête a eu presque toujours pour but et pour résultat effectif, dans le passé, la destruction, la spoliation, l'exploitation du vaincu. »

 

Selon Enfantin, pour modifier les mentalités, il faudra trois conditions préalables :

 

 Il faut, en premier lieu, pratiquer en Algérie une politique diamétralement opposée à celle de l’armée qui ne sait que détruire et de refouler les tribus hostiles, « On ne saurait trop le répéter, la conquête a eu presque toujours pour but et pour résultat effectif, dans le passé, la destruction, la spoliation, l'exploitation du vaincu »ce qui ne peut qu’attiser la haine des autochtones vis-à-vis de l’envahisseur : « il faut, tout en nous montrant à eux forts et redoutables par la guerre, nous montrer aussi forts et bienfaisants par la culture, par le travail. » Désormais, le but de toute politique sera de tenter de créer les conditions pour rendre acceptable la présence française aux autochtones algériens.

 

En conséquence, la disparition du régime militaire doit être une condition impérativement nécessaire pour que cet objectif soit réalisable :

« Qu'on justifie la nécessité du gouvernement militaire en Algérie, tant que nous n'avons dû y faire  ou n'y avons fait que la guerre, à la bonne heure !  Mais dès que notre domination, préparée par les moyens destructifs de la guerre, pourra être confirmée, garantie, assurée par les travaux productifs de la colonisation, dès qu'il s'agira sérieusement de faire de l'industrie agricole ou commerciale; d'établir des villages de colons, des ports de marchands; de fonder des familles;  de diriger ensuite les mœurs et les coutumes civiles de ces Africains, que les militaires n'ont abordés que pour les détruire, les refouler au désert ou les forcer de demander grâce. "

 

En second lieu, Enfantin voudrait que l’Algérie puisse  être un champ idéal pour une expérimentation de ses doctrines en créant un modèle économique et social inédit, adapté à la fois aux tribus algériennes et aux colons européens.  Ce nouveau modèle, commun aux deux peuples, ne pourra cependant pas être mis en place dans l’immédiat en Algérie car la disproportion entre l’effectif des colons et celui des autochtones est patent en faveur des seconds. Pour qu’il puisse se réaliser et que, dans l’avenir, on puisse créer une  structure sociale unitaire adaptée aux deux civilisations, il convient de rééquilibrer les effectifs des colons et des autochtones.

 Pour cela il sera d’abord nécessaire de  transférer en Algérie une importante population de colons représentant les diverses facettes de notre civilisation : « C'est ce transport d'une population civile considérable, d'une population agricole, commerçante et industrielle, et des arts et des sciences qu'une semblable population apporte ou attire nécessairement, c'est cette transplantation d'une population mâle et femelle, formant familles, villages et villes, que j'appelle la colonisation de l'Algérie. »

 La troisième idée de Prosper enfantin découle de la précédente : il faut créer les conditions permettant de passer de la politique de refoulement et d’extermination, comme l’évoque Lamartine, à la mise en place d’un système de coexistence pouvant être adapté aux deux fractions de la population. Pour cela, il faut rechercher ce qui peut les unir et rejeter ce qu’ils ne peuvent appliquer :

« Toute société qui doit se former du contact ou de la fusion de deux races, de deux peuples dont la civilisation est différente, de deux peuples dont l'un est vainqueur, l'autre vaincu, exige .. une législation spéciale ; le peuple vaincu ne pourrait recevoir immédiatement les formes sociales de la nation victorieuse, et le peuple vainqueur ne saurait conserver longtemps, dans des conditions d'existence tout à fait neuves, les usages et les lois de la métropole.

 "Notre politique n'est plus absolue, elle transige et concilie ; elle fait une part équitable des besoins du vaincu aussi bien que des exigences du vainqueur elle doit donc modifier les institutions de la métropole, de manière à pouvoir appliquer ces institutions modifiées aux nouveaux besoins du conquérant et aux anciennes habitudes du peuple conquis. » … « j'ose dire qu'elle doit avoir pour but une association avec le vaincu, qui lui soit, en définitive, aussi avantageuse qu'au vainqueur. » 

 Prosper Enfantin ajoute à ce propos une idée révolutionnaire à son époque   qui, si elle était admise sur notre terre, établirait entre tous les peuples, une tolérance qui pourrait favoriser une paix universelle :

 « La  France n'a pas tout à enseigner en Algérie, elle a quelque chose à apprendre des Arabes, au moins pour l'Algérie. Il y a de belles et bonnes choses dans le gouvernement et l'administration des tribus. 

 

En ce sens, Enfantin est, comme tous les socialistes utopiques, un visionnaire tablant sur une capacité altruiste de l’être humain qui n’est hélas pas partagée par tous.

 C’est à partir de ces trois idées de base et de la nécessité d’établir une coexistence entre les autochtones qu’Enfantin va établir un plan des réformes à envisager.

LES REFORMES A ENVISAGER POUR RENDRE MORALEMENT ADMISSIBLE LA PRESENCE DE LA FRANCE EN ALGERIE

 Dans son livre, ce plan de réformes est simplement évoqué sous forme de questions sans qu’Enfantin ne donne de solutions immédiates, cela se comprend aisément puisque son objectif, révélé par le titre de son ouvrage, est de traiter du problème de la colonisation. Il est néanmoins intéressant d’évoquer ce plan général d’actions  parce qu’il établit le cadre dans lequel il examinera le problème de l’organisation agraire en Algérie.

Cet ensemble de questions est résumé dans la citation suivante :

 « Notre gouvernement de l'Algérie doit avoir sans cesse devant les yeux deux problèmes à résoudre, qui peuvent être énoncés de cette manière :

1° Dans quel sens faut-il modifier les institutions, les mœurs et les usages des indigènes, pour les faire entrer progressivement en société avec la population européenne ? 


2° Comment modifier les institutions civiles, militaires, administratives, religieuses, de la population européenne, comment modifier même ses usages de culture, d'habitation de vêtement, de nourriture, en un mot son hygiène, pour les approprier le plus vite possible au nouveau sol, au nouveau climat, aux nouvelles relations humaines que la France rencontre en Algérie ? ».

 

Prosper Enfantin émet ensuite quelques remarques complémentaires en ce qui concerne l’organisation politique afin de susciter la réflexion de ses lecteurs.

 

 « le gouvernement d'Algérie ne peut être le même que celui de la France, et ne saurait être non plus celui que des tribus arabes se donneraient, si nous n'étions pas les maîtres du pays. Personne ne pense même qu'il suffise de gouverner les colons d'Algérie comme s'ils étaient en France et qu'il soit possible de gouverner les indigènes comme si nous étions nous-mêmes Africains et musulmans. »

 

 « le peuple vainqueur ne saurait conserver longtemps, dans des conditions d'existence tout-à-fait neuves, les usages et les lois de la métropole. »..« il doit donc modifier les institutions de la métropole, de manière à pouvoir appliquer ces institutions modifiées aux nouveaux besoins du conquérant et aux anciennes habitudes du peuple conquis. 

 

Ces préalables mis au point, Prosper Enfantin aborde le problème principal de son livre : comment élaborer en Algérie un système de propriété des terres et d’organisation agraire qui puisse être commun à la fois aux deux peuples, « arabe » et français et ainsi assurer entre eux la coexistence pacifique souhaitée.


A SUIVRE

mercredi 26 octobre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (9) : PROSPER ENFANTIN

   L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

PROSPER ENFANTIN


Prosper Enfantin, que l’on appelle aussi familièrement « le Père Enfantin », fut un des tenants d’une branche du socialisme utopique appelée « Saint-Simonisme ». Comme tous les socialistes qualifiés d’utopistes, il vise à adapter progressivement  les structures inégalitaires inhérentes au développement du capitalisme, alors à ses débuts, pour tenter de créer des modes économiques et sociaux plus justes et plus fraternels qui pourraient s’insérer sans difficulté dans le système de production existant.

 

Dans son livre, « LA COLONISATION DE L’ALGERIE », paru en 1843, Prosper Enfantin va tenter d’adapter, au profit de l’Algérie, les grands concepts du socialisme utopique de justice et de fraternité, là où règne la loi du plus fort et son cortège de violence. Pour lui, il ne s’agira pas seulement d’insérer des ilots d’égalité sociale dans la société existante mais de recomposer  les conditions de vie existant pour les rendre moralement acceptables.

 

Cette ambition explique l’organisation  générale de l’ouvrage telle que je l’ai ressentie à sa lecture en deux parties :

            .  effectuer un état des lieux afin de déterminer les transformations tant politiques que sociétales à accomplir en Algérie et établir un plan d’action moralement admissible.

. adapter les objectifs de réformes aux conditions existantes dans le domaine spécifique de l’organisation agraire et des colonies agricoles qui représentent le sujet principal de son livre.

mercredi 19 octobre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (8) : ALPHONSE DE LAMARTINE

  L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE (suite et fin)


Dans son discours, Lamartine développe une thèse doublement originale qui explique les horreurs survenues lors des razzias :
     . cette méthode de guerre a été organisée au plus haut niveau de l’Etat.
    . elle a conduit les soldats à commettre des actes horribles qui ont développé chez eux des instincts pervers et sadiques qu’ils durent regretter lorsqu’ils se rendirent compte de ce qu’ils avaient fait.

 Ces caractéristiques sont vraies à propos de toutes les guerres mais elles ne sont que rarement exprimées, surtout à cette époque.

 Selon l’orateur, l’émergence de l’utilisation de la terreur serait apparue en 1837, à un moment où se posait la question du développement de la colonisation, entravée jusqu’alors par l’insécurité et le manque de terres :

 « A une époque où on cherchait, comme aujourd’hui, à se définir à soi-même les conditions de l’occupation paisible de l’Algérie par le gouvernement, par un gouvernement chrétien », une commission du gouvernement fut chargé de rédiger un mémorandum des interrogations à résoudre adressé « aux généraux qui allaient explorer la question sur les lieux, » ; dans ce mémorandum, on trouve, selon Lamartine, cette phrase  : « Quand à l’extermination des indigènes, quant au refoulement violent de la population, vous aurez à examiner si ce mode de pacification serait jamais praticable. » 

 Les deux mots essentiels, refoulement et extermination, sont corrélés, il faut refouler les tribus qui empêchent l’instauration de la souveraineté française et la colonisation, mais,  avec la seule pratique du refoulement, « On n’allait pas assez loin, on n’était pas assez logique. », il fallait aller jusqu’au bout et envisager «  la conséquence du refoulement d’une population qui ne veut pas, à bon droit, se laisser déposséder du sol sur lequel elle est née, sur lequel elle vit… malgré les intentions les plus humaines, malgré les inspirations et les lumières du gouvernement », ce système conduisit à émettre l’hypothèse d’une possible extermination.

 C’est donc le gouvernement, selon Lamartine, qui évoqua, le premier, l’hypothèse de l'extermination si le refoulement ne réussissait pas. Les généraux, à qui cette hypothèse fut présentée, saisirent l’opportunité qui leur était fournie :

« Il faut que vous sachiez comment le système militaire, à son tour, abusant ou usant de cette latitude inhumaine qui lui avait été donnée dans de pareilles pensées, non pas approuvées, je le reconnais, mais exprimées seulement dubitativement dans une pareille pièce, il faut savoir comment l’autorité militaire, elle-même, en a compris la portée, et là aussi je la laisse parler. C’est cette autorité militaire qui a adopté pour l’expulsion, pour le refoulement des indigènes, ce mot que je rougis de prononcer à cette tribune, comme la France, si souvent, a rougi de l’entendre et de le voir s’accuser dans ses actes, ses razzias. ». Ainsi, le système de razzias a été le moyen d’exécution, de refoulement qui avait été recommandé à notre commission coloniale d’enquête.

La pratique des razzias est donc née d’une volonté conjointe du gouvernement et des généraux qui se sont laissés entrainer à imposer à leur soldats un système qualifié de faux :

« Voilà le système militaire tout entier ; jamais, vous ne trouverez d’autres résultats, quelle que soit l’humanité des généraux, que je n’accuse pas. C’est le système que j’accuse ; car, Messieurs, il y a quelque chose de plus cruel que Néron et Tibère : c’est un système faux. Nous ne sommes pas dans les temps de la barbarie et des caractères féroces ; mais nous sommes dans des idées fausses. Oui, il y a quelque chose de plus cruel, en effet, que la cruauté individuelle, c’est la cruauté froide d’un système faux ; et c’est contre celle-là que je m’élève à cette tribune, pièces en main ! »

Afin d’impressionner les députés et d’argumenter ses dires, Lamartine cite ensuite toute une litanie de textes sur les agissements de l’armée. J’ai donné suffisamment d’exemples de ces agissements, ordonnés au plus haut niveau de la hiérarchie militaire, pour ne pas avoir besoin d'y revenir ici, je citerai simplement un aphorisme qui m’a semblé significatif de la pensée de Lamartine « Ainsi, on a fait la guerre à la nature : on ne fait plus seulement la guerre aux hommes, on la fait aux germes, à la reproduction, à la nature. », aphorisme qui est toujours vrai y  compris pendant les guerres contemporaines.

Le deuxième aspect que Lamartine développe est celui de l’impact de ces méthodes barbares sur les soldats : cet impact est bien connu à notre époque depuis les œuvres de Freud : l’horreur lorsque l’on est confronté la première fois à l’inhumanité, l’insensibilité croissante venant quand ces pratiques deviennent l’habitude, le développement progressif des comportements instinctifs et cruels qui conduisent à amplifier les gestes horribles jusqu’à l’acte gratuit et, enfin, le remords à la fin de la guerre des actes que l’on a commis.

Lamartine ne décrit certes pas cet enchainement comme je viens de le faire vu le contexte dans lequel il effectue son discours mais il en décrit deux étapes : l’insensibilité et le remords :

En ce qui concerne l’insensibilité, j’en ai relevé deux exemples tirés du discours de Lamartine : le premier mentionne ce qu’écrivait un militaire après une razzia dans un village : 

« A la date du 18 mai 1845, c’était dans un village du Jurjura couvert en tuiles : « Tous les Arabes qui sont sortis pour combattre ont été passés au fil de l’épée : tout le reste de la population a été brûlé sous les toitures incendiées des maisons. » (Algérie 1844, mois de juin.). Quelle est donc la puissance qui force ces hommes à se vanter de pareils actes et à se dénoncer ainsi eux-mêmes. »

Le deuxième exemple semble être  la conséquence de ce qui précède même s'il s’agit d’une autre razzia : 

« Et voici les réflexions que ces hommes, que ces écrivains endurcis laissent échapper de leur plume :  « C’était un beau spectacle, au milieu de l’incendie de ces vallées, c’était un beau spectacle que la vue de nos soldats échelonnés sur les pitons nombreux et les couronnant de feu. … La beauté de l’incendie, la beauté de la dévastation, voilà ce qui frappait ces hommes ». ce témoignage  est révélateur du comportement de soldats qui ont participé à tant d’atrocités que plus aucun sentiment humain ne peut les atteindre pendant l’action.

Lamartine évoque également, dans son discours, le remords que peut éprouver un homme lorsque, rentré en métropole, il se remémore ce qu’il a accompli

Enfin il est un .. général qui a dit sa pensée sur ce système …« Depuis onze ans, on a renversé les maisons, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une fureur tous les jours croissante. ». Messieurs, c’est le général Duvivier … il a noblement participé à cette guerre ; mais rentré dans le silence de sa vie de citoyen, il n’a pu s’empêcher de repasser douloureusement sur les actes dont il avait été témoin, et d’en faire la dénonciation à l’indignation de son pays. Voilà cette paix, Messieurs ; je vous laisse juger du mot qu’elle mérite ici : ubi solitudinem faciunt, pacem appellant, là où il a fait le désert, le vide, le sang, il a appelé cela la pacification de l’Algérie.

Lamartine se livre enfin à une exhortation qui mérite d’être citée :

« Voilà ce que nous faisons d’une population que nous voulons fondre avec nous, que nous voulons attirer à nous par l’attrait de notre conduite, de nos doctrines, de notre religion et de notre humanité ! La place que Dieu lui a donnée sur le sol, nous la lui enlevons ; nous voulons ce sol, et pour cela nous la refoulons, nous sommes contraints de l’exterminer. Eh bien ! entre les Arabes et nous, il y a un juge, Messieurs ! Ce juge, c’est Dieu.

CONCLUSION SUR LE DISCOURS DE LAMARTINE

Le discours de Lamartine dont j’ai donné quelques traits saillants, n’eut très probablement qu’une portée limitée car ni les députés, ni la plupart des français n’étaient prêts à entendre les vérités qu’il dispensait.

Selon moi, ce discours dépasse largement le cadre de son époque, il aurait pu être prononcé lors de la guerre d’Algérie qui conduisit à l’indépendance de ce pays. Lamartine, par sa haine de la guerre et de la violence, était déjà, en son temps, un défenseur des droits de l’homme et du respect de la diversité des cultures, il l’avait montré dans "Voyage d’Orient", il le montre aussi dans ce beau discours.

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jeudi 29 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (7) : ALPHONSE DE LAMARTINE

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALPHONSE DE LAMARTINE

L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS MONTRE QUE LA GUERRE MENÉE EN ALGÉRIE PAR LES FRANÇAIS EST VAINE ET IMPRODUCTIVE

 Cette idée, est selon moi, celle qui va le plus à contre-courant des idées dominantes de l’époque : Lamartine, comme beaucoup d’écrivains et de peintres romantiques, trouve dans l’exotisme des civilisations extra-européennes un moyen de s’évader de la monotonie de son présent. Certains tableaux de Delacroix, tout comme nombre de pages de Lamartine dans « voyage en Orient », témoignent de cette attirance. L’intérêt du discours du 10 juin 1846 est de théoriser cette attirance jusqu’alors artistique pour montrer l’absurdité de la politique de répression organisée par l’armée française en Algérie.

 L'orateur montre d’abord que les civilisations sont toutes différentes du fait des lieux où elles se sont épanouies : les conditions naturelles (relief, nature des sols, climat) et les formes de gouvernement qu’elles ont suscité ont différencié les hommes jusqu’à créer des « entités humaines » différentes :

 Les civilisations, et ce n’est pas moi qui parle, c’est l’histoire, les civilisations ne sont pas arbitraires dans le monde, les civilisations … résultent d’abord de la race, de la race humaine, Messieurs, qui a reçu de la nature, des siècles, du climat, de Dieu lui-même, une empreinte particulière, personnelle, spéciale, qui pourra peut-être s’effacer dans des temps inconnus, mais que l’histoire n’a pas vue encore effacée depuis qu’elle écrit ; elles résultent de la nature du sol et de la nature des institutions.

En outre, indique Lamartine, cette différenciation entre les races entre dans le dessein de Dieu :

 S’il leur a donné une terre et un soleil, c’est apparemment qu’il leur reconnaissait le droit d’en jouir et de les défendre.

Cette diversification entre groupes humains différents est telle que, selon Lamartine, rien n’est commun entre les modes de vie européen et les modes de vie des tribus arabes : alors que les européens ont développé une civilisation basée sur la sédentarité, les tribus ont élaboré la leur selon le nomadisme du fait de son adaptation parfaite aux conditions naturelles du pays. 

La guerre, le gouvernement, qui conviennent à telle nature de race et à tel peuple habitué aux institutions occidentales, par exemple, est-elle la guerre, est-il le gouvernement qui conviennent aux peuples asiatiques, aux peuples africains ? Evidemment non. Il y a entre les peuples domiciliés et les peuples nomades, entre la tente et la maison, ces deux symboles d’une civilisation différente, il y a un abîme. Le système de guerre, le système de gouvernement, le système d’administration qui convient aux peuples domiciliés d’Europe, est antipathique à une population non domiciliée, habitant sous les tentes, menant la vie pastorale en Afrique ou en Asie. 

Dans de telles conditions, la guerre entre les deux civilisations ne peut mener à rien :  alors que « L’Autriche dans la Lombardie, avec un corps de 25 à 30 000 hommes, contient les populations patriotiques de l’Italie, sans qu’il leur soit possible d’élever autre chose que leur voix contre l’oppression. Voilà la puissance d’une armée, voilà la puissance d’un conquérant sur une nation domiciliée. » il est, par contre, impossible de contrôler un pays comme l’Algérie avec le même nombre de soldats :

 « Mais regardez ce qui se passe, au contraire, en Afrique. Là le conquérant ne possède exactement que les parties du sol sur lesquelles il a le pied : tout le reste lui échappe. Il traverse ces populations, et ces populations se replient sur sa trace ; « c’est le sillage d’un vaisseau, la vague revient effacer la trace où il a passé. » Ces populations, vous ne pouvez pas les posséder par leurs maisons, elles n’en habitent pas ; vous ne pouvez pas les posséder par leurs richesses, elles sont pauvres ; elles n’ont que des yatagans pour défendre leur vie quand elle est attaquée ; elles n’ont aucune de vos natures de propriété ; elles n’ont aucun de ces gages qu’a l’homme civilisé, dans la civilisation que nous connaissons ; elles n’ont aucune de ces conditions qui font maintenir un pays, qui font qu’on le tient avec un petit nombre de troupes, et qu’une fois certaines conditions de conquête accomplies »

 De la même manière, il est impossible d’imaginer une quelconque fusion des races comme l’envisagent certains : « c’est un beau mot, un mot que la philanthropie dont on nous accuse serait bien heureuse d’adopter, s’il y avait un sens pour nous dans cette parole. »

 Il est également impossible d’envisager d’appliquer aux populations arabes nos méthodes du gouvernement :

« Vous ne pouvez pas appliquer l’administration directe à des populations que vous ne pouvez pas saisir, qui vous échappent toujours, qui cultivent aujourd’hui une partie du sol, demain une autre partie, et qui, en emmenant leurs troupeaux et leurs tentes, laissent vos collecteurs, vos gendarmes, vos patrouilles militaires, comme des janissaires du désert, ne gardant, ainsi que je le disais, que la place même que leurs pieds occupent, et ne retrouvant pas pour les saisir, les administrer, les gouverner, ces populations que, dans votre erreur occidentale, vous croyez pouvoir assujettir et fixer, comme on assujettit dans un arrondissement la population des villages ou des cantons. C’est là l’erreur radicale, la source de toutes vos erreurs dans votre contact avec l’Arabie.

Dans de telles conditions, toute volonté de conquête  des peuples nomades ne peut qu’échouer. L’histoire montre que de multiples civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne ont essayé de convertir les peuples nomades à leurs civilisations et ils ont échoué : la guerre menée par l’armée française en Algérie échouera immanquablement.

Parcourez le monde, lisez les histoires des deux continents de l’Afrique et de l’Asie, que verrez-vous ? C’est que partout, à toutes les époques, toujours, sans aucune exception, les civilisations les plus perfectionnées, les plus puissantes, les plus savantes, et en apparence douées de tous les caractères de supériorité sur celle des Arabes errants, ont échoué quand elles ont voulu ramener ces peuples à la vie civilisée à laquelle on voulait les introduire.

 Oui, j’ai dit que c’était jusqu’ici historiquement une race complètement imperméable, inaccessible, immodifiable au contact des autres civilisations, quelques avancées qu’elles fussent. Vous avez beau y porter vos arts, ils ne les comprennent pas, ils n’en sentent pas le besoin ; votre luxe, ils le méprisent ; … tous les hommes qui se sont occupés de la question religieuse, dans les missions anglaises et dans les missions françaises en Orient, tous vous diraient qu’on ne convertit pas de l’islamisme au christianisme, parce qu’on ne fait pas remonter du dogme simple au dogme composé.

 Les témoignages de l’impuissance des civilisations étrangères, à modifier l’Arabe bédouin ou nomade sont visibles aux yeux de tous les voyageurs qui ont vécu comme moi avec eux dans les contrées de l’Orient dont ils parcourent les déserts ; toutes les capitales des empires fondés à différentes époques de l’histoire au milieu d’eux sont anéanties, et eux ils subsistent encore tels qu’ils étaient sur leurs ruines… les colonnes de ces villes, les monuments de ces civilisations englouties s’élèvent dans le sable comme les mâts des navires submergés au-dessus des flots. Les Bédouins seuls ont surnagé et dressent leurs tentes au pic de ces monuments. »

 Puisque, désormais, est ancré dans les mentalités françaises que l’Algérie est partie intégrante de la France et au vu de l’impossibilité constatée par Lamartine de conquérir militairement le pays et de s’y maintenir par la terreur, il convient de mettre en pratique d’autres solutions si on veut à la fois conserver l’Algérie, se prémunir de toute tentative d’invasion d’une coalition européenne et soutenir les peuples asservis et épris de liberté.

Pour cela, Lamartine donne une nouvelle fois son avis que personne jusqu’alors n’a écouté : tenter de créer une  administration calquée sur ce qui se fait en France serait une erreur funeste, il faut partir sur ce qui existe, la prédominance les liens familiaux et claniques qui sert de base à la société algérienne,

Cela commande aussi au gouvernement un autre mode d’administration. Ainsi, jamais l’administration directe, l’administration telle que vous la comprenez en France, en Allemagne, en Angleterre, ne pourra s’appliquer à des populations nomades, car elles échappent à l’administration comme elles échappent à la guerre.

 Il faut nécessairement, non pas inventer un mode d’administration, mais appliquer aux populations le mode que les puissances qui les ont possédées depuis l’enfance du monde ont été conduites à leur appliquer, c’est-à-dire le mode de traiter avec les chefs des tribus, car la nationalité n’existe pas en Orient ; il n’y a que la famille ; la tribu n’est que l’unité multipliée de la famille.

 C’est donc seulement par la cohabitation paisible entre les peuples que l’on pourra établir la paix. Certes se pose alors le problème de la faisabilité d’une telle politique.

 On pourrait d’abord s’inspirer du système turc qui organisait de grandes expéditions militaires visant plus à impressionner les tribus qu’à les combattre afin de les faire accepter la suzeraineté des ottomans  tout en leur  laissant une totale autonomie interne :

 Le système turc, le système oriental … consiste à faire à travers ces populations pastorales ou nomades une expédition, des expéditions successives, à grandes marches, à grandes proportions, parce que c’est la marche de ces troupes, c’est la puissance de ces expéditions qui intimident pour longtemps et qui jettent le prestige de la force sur les populations qu’on veut soumettre.

 Grâce à cette méthode, explique Lamartine, « Les Turcs dominaient l’Algérie avec 15 000 hommes seulement : parce qu’ils gouvernaient les tribus nomades comme on doit les gouverner, de loin et par suzeraineté »

Pour l’orateur, il n’est certes pas question d’appliquer telles quelles les méthodes utilisées par les ottomans, cependant, il devrait être possible de les adapter aux conditions existantes à l’époque de la Monarchie de Juillet : ces adaptations sont, selon Lamartine au nombre de trois :

     . supprimer la dictature militaire, la remplacer par un gouvernement civil et subordonner l’armée à ce gouvernement civil : « Je supprimerais d’abord la cause principale du mal, celle qui l’a agrandi, élargi, envenimé jusqu’au point où vous le trouvez aujourd’hui sous votre main ; je supprimerais la dictature militaire. »

      . scinder l’Algérie en deux : une zone de paix sur le littoral et une zone de guerre «  régie par ordonnance et par un système mixte approprié aux mœurs des Arabes. »

      . évacuer tous les postes militaires dispersés dans cette dernière zone, chargés de maintenir par la force la domination française afin de réduire les effectifs  de 200.000 hommes par an jusqu’à l’effectif suffisant de 40.000h.

 Tocqueville prônait aussi une politique semblable mais il maintenait une étroite sujétion des tribus à la domination française. Lamartine va beaucoup plus loin dans le sens de l’autonomie des tribus : il voudrait instaurer un système calqué sur celui de la paix de la Tafna qui laissait à Abd-El-Khader l’arrière-pays contre une vague reconnaissance de la souveraineté de la France et instaurait une collaboration entre les deux « races »

 Selon Lamartine, il est urgent de mettre en place ces réformes car  plus on attend plus Les solutions seront difficiles à trouver :

« Je le sais, la solution, facile en 1837, est devenue de jour en jour plus difficile ; la plaie s’est élargie ; les difficultés se sont agrandies ; le sol même de l’Algérie s’est étendu ; le débordement de nos ravages, et nos troupes sur ce vaste espace de 250 lieues de longueur et de 40 lieues de profondeur, les froissements, la haine, les inimitiés, les ressentiments, les représailles entre deux peuples dont vous avez longtemps favorisé le contact, sur une échelle trop illimitée, »