LE PRINCE (2)
SAVOIR DISSIMULER SA VRAIE NATURE.
Pour établir son raisonnement selon un ordre logique, Machiavel établit une nomenclature de tous les comportements à la fois ceux qu’un homme se vante de posséder mais aussi, par contraste, ceux qui le feront détester de tous. Cela est vrai pour tous les hommes de son époque et évidemment c’est encore plus vrai pour les princes du fait qu’ils sont continuellement observés et épiés par tous.
« On attribue à tous les hommes,.. et surtout aux princes… , quelqu’une des qualités suivantes, qu’on cite comme un trait caractéristique, et pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l’un est réputé généreux et un autre misérable (je me sers ici d’une expression toscane, car, dans notre langue, l’avare est celui qui est avide et enclin à la rapine, et nous appelons misérable (misero) celui qui s’abstient trop d’user de son bien) ; l’un est bienfaisant, et un autre avide ; l’un cruel, et un autre compatissant ; l’un sans foi, et un autre fidèle à sa parole ; l’un efféminé et craintif, et un autre ferme et courageux ; l’un débonnaire, et un autre orgueilleux ; l’un dissolu, et un autre chaste ; l’un franc, et un autre rusé ; l’un dur, et un autre facile ; l’un grave, et un autre léger ; l’un religieux, et un autre incrédule, etc. (Le Prince chapitre 15)
Machiavel poursuit son raisonnement en montrant que toutes ces qualités ne peuvent se trouver rassemblées chez un prince, vu le fonds de perversité caractérisant la nature de l’homme des républiques italiennes du 16e siècle.
« Il serait très-beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d’énoncer se trouvassent réunies dans un prince… », (ibid)
En conséquence, la seule solution pour un prince est de dissimuler sa vraie nature, de privilégier le « paraître » au détriment de l’ « être » et d’en faire son comportement normal.
Machiavel établit alors les prédispositions indispensables qu’un prince doit faire paraître :
« Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère » Le Prince chapitre 18)
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ( clément, fidèle, humain, religieux, sincère) « en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence (Le Prince chapitre 18) … faisant en sorte que dans toutes ses actions on trouve de la grandeur, du courage, de la gravité, de la fermeté » ( le Prince chapitre 19) Les
Ainsi, pour réussir dans son gouvernement, le Prince doit apprendre à sans cesse se contrôler tant dans ses paroles que dans ses actes, à ne manifester apparemment aucune émotion particulière, à jouer une perpétuelle comédie vis-à-vis de tous.
Il va de soi que ce comportement est, dans l’absolu, très difficile à assumer à tout moment, pourtant Machiavel montre que cela est plus facile que l’on peut le penser du fait de trois caractéristiques :
. D’abord, il montre que « le vulgaire est toujours séduit par l’apparence et par l’événement et le vulgaire ne fait-il pas le monde ?» (Le Prince chapitre 18)
. Ensuite, il constate que la quasi-totalité des gens se contente des apparences, certes quelques-uns et en particulier ses proches, peuvent se rendre compte de la vraie nature du Prince ; tout alors, dans ce cas, se résume à un rapport de force : le Prince doit faire en sorte que ceux qui croient à son apparence soient plus nombreux que ceux qui n’y croient pas.
« Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain »(Ibid)
. Enfin, pour la plupart des hommes, seul le résultat compte, les moyens employés pour y parvenir sont vite oubliés.
À ce stade de son raisonnement, Machiavel va montrer que non seulement il est impossible à un Prince de posséder toutes les qualités citées plus haut mais que ce ne serait pas souhaitable pour la conduire d’un état. Il indique que l’apparence que donne le Prince n’est qu’un paravent et que, bien souvent, il doit, pour gouverner efficacement, recourir et manier les défauts qui pourraient le rendre haïssable.
Cette particularité est mentionnée à de nombreuses reprises :
« Il faut qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. » (Ibid) que celles citées plus haut.
« Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. » (ibid)
« Il faut donc qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité. » (Le prince chapitre 15)
« On doit bien comprendre qu’il n’est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu’il ait l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le peut, il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. » (Ibid)
« A bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d’autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être. » (ibid)
Ces caractéristiques étant établies, Machiavel va alors définir, par une métaphore, ce que devrait être le comportement du Prince dans la pratique de son gouvernement : selon lui, le prince doit être à la fois lion et renard, lion pour la force qui est en lui et renard pour sa finesse de discernement et d’analyse. C’est ce que montrent les deux extraits ci-dessous :
« On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. » (Le Prince chapitre 18)
. « Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups.
Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper ». ( le Prince chapitre 18)
C’est à l’aune de ces caractéristiques que Machiavel va faire une analyse des défauts et qualités que j’ai mentionnés précédemment pour déterminer lesquels sont bénéfiques ou maléfiques dans la manière de gouverner.
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