REMARQUE
. Tous les articles de ce blog ont été rédigés par moi-même sans emprunt littéral à d'autres auteurs, ils sont le fruit d'une documentation personnelle amassée au cours des ans et présentent ma propre vision des choses. Après tout, mon avis en vaut bien d'autres.
. Toutes les citations de mes articles proviennent de recherches sur les sites gratuits sur Internet



Mon blog étant difficilement trouvable par simple recherche sur internet, voici son adresse : jeanpierrefabricius.blogspot.com

mercredi 11 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (10) : Le triomphe de la mort de PIETER BRUEGHEL

Le tableau appelé le TRIOMPHE DE LA MORT, conservé au musée du Prado à Madrid à été peint en 1562 par le peintre flamand PIETER BRUEGHEL (vers 1525-1569), soit largement après les XIVe et XVe siècles qui font l'objet de cette série d'articles. 

On se trouve, selon les historiens de l'art, dans la période où, en Italie,  la Renaissance est à son apogée  ( La Joconde de Léonard de Vinci a été peinte entre 1503 et 1506, le plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange en  1508-12, le jugement dernier de cette même chapelle en 1536-41.. ) et pendant laquelle les influences italiennes gagnent ce qui étaient à l'époque les Pays-Bas espagnols.

Cette impression d'anachronisme que l'on pourrait ressentir à la vue de ce tableau n'est cependant qu'un leurre : certes, le XVIe siècle est celui de la renaissance voulue comme un retour à l'antiquité greco-romaine, cependant il subsiste de fortes influences de l'art et des mentalités des périodes précédentes : à cet égard, la filiation entre ce tableau de Pieter Brueghel et ceux Jérôme Bosch est évidente (le triptyque du JARDIN DES DÉLICES date de 1504, la NEF DES FOUS de 1500) : le TRIOMPHE DE LA MORT de Pieter Brueghel témoigne donc de la persistance des mentalités anciennes du 15e siècle en plein cœur de ce que schématiquement on appelle Renaissance.

Voici tout d'abord, dans son entier, ce tableau avec, encadrés, les trois  extraits que je me propose de décrire dans cet article, d'autres scènes le seront dans l'article qui suivra.

Le TRIOMPHE DE LA MORT au cours du combat livré contre les vivants. 

On assiste à une véritable bataille avec une stratégie imparable de la part de la Mort dont les forces sont ici divisées en cinq groupes de combat :

1- au centre se tient la Mort sur son cheval de bataille, elle ressemble, à peu de choses près, à la Mort du palais Scanfani de Palerme : le cheval efflanqué bondit au dessus des cadavres que la Mort vient de tuer, la Mort est représentée en squelette, elle combat non avec son arc et des flèches mais avec une faux qu'elle fait tournoyer tout autour d'elle.

2- à l'aile droite se trouvent quelques Morts qui combattent des vivants essayant désespérément de résister, certains brandissent des épées mais cela semble peine perdue : les cadavres s'accumulent formant un tas impressionnant (3)

4- à l'aile gauche, se produit une offensive latérale de grande importance, une armée considérable de Morts, étendards au vent, sortent d'une grotte (5), livrent un combat à l'épée contre les vivants qui tenteraient d'échapper à l'offensive centrale.

6- deux armées de réserve se trouvent de part et d'autre du sas central muni d'une porte ; pour l'instant, elles sont contenues par des couvercles de cercueils qui constituent une barrière mais elles sont prêtes, si besoin est, à intervenir.

Cernés aux deux ailes, attaqués frontalement, les survivants n'ont d'autre choix que de rentrer dans une sorte de sas (7) qui doit surement les conduire sur le lieu de leur extermination ! Ce sas comporte une porte qui se soulève au moyen d'un système à balancier. Au dessus, un mort frappe sur deux tambours afin de rythmer le combat. Sur la porte se trouve une croix : comme sur les couvercles de cercueil, elle évoque plus la mort que la rédemption.

Comme on le voit. Il n'y a aucune échappatoire !

LE CHAR DE LA MORT

Ce dessin du char de la mort ressemble à peu de choses près à celui présenté dans l'article précédent : on en trouve les mêmes caractéristiques : un char empli de crânes et d'ossements (8) est conduit par un mort jouant de la vielle (9). Le char est tiré par un cheval efflanqué qui porte un mort (10) tenant une lanterne et une clochette qu'il agite pour que l'on s'écarte ! Les vivants sont écrasés par le char (10) tandis qu'une femme tombée à terre, regarde avec effroi le cheval qui va la piétiner. (11)

D'où viennent ces ossements dispersés ? : pour moi,  la réponse se trouve dans le troisième extrait ci-dessous qui montre deux morts déterrant un cercueil pour récupérer les ossements qu'il contient : un tas de crânes se trouve d'ailleurs près d'eux.

mardi 10 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (9) : Le triomphe de la mort et le char de la mort

Il n'y a désormais plus d'entrave à l'action de la mort : les puissants ont été entraînés dans les danses macabres vers les tombeaux, le Christ ne peut plus accomplir son oeuvre de salut envers l'humanité : la Mort, en fidèle acolyte du Diable, a maintenant le champ libre. Ce triomphe de la mort prend diverses formes artistiques : deux seront décrites ci-dessous en prologue à l'étude de l'oeuvre  magistrale de Pieter Brueghel l'Ancien appelée, elle-aussi, le triomphe de la mort

Le TRIOMPHE DE LA MORT

La première œuvre présentée ornait le palais Scalfani de Palerme, ce palais du 14e siècle devint en 1446 un hôpital, la fresque fut sans doute  peinte  à cette occasion sur un mur de la cour au dessus de l'entrée ; elle se trouve maintenant au palais Abatellis de cette même ville devenu musée régional de Sicile,

Cette fresque, d'un auteur inconnu,  se décompose en trois parties : autour du motif central  apparait une sorte de double mouvement circulaire que l'on peut suivre facilement par les numéros indiqués  :

En haut et sur le côté droit, la fête se déroule comme si de rien n'était : elle se produit dans un jardin ombragé,
     . on aperçoit un jeune seigneur promenant ses lévriers (1), deux autres seigneurs devisent autour d'une fontaine (2), des musiciens créent l'ambiance, un joueur de harpe (3) et un joueur de luth (4), des dames discutent (5)
     - soudain, un homme s'écroule percé d'une flèche (6), il est soutenu par son voisin (7) étonné par la soudaineté de sa mort,  puis une femme tombe à son tour (8), de même entourée par trois autres dames (9) qui se demandent ce qui se passe.

Les invités à la fête n'ont pas vu l'arrivée de la Mort (10) sur son cheval efflanqué (11), la mort est représentée sous sa forme habituelle d'un cadavre quasiment décomposé , elle tient un arc à la main (12), et porte un carquois  (13) attaché à ses côtés par un linge qui doit être son linceuil enroulé, ce sont ces flèches qui tuent les invités de la fête. Il convient de remarquer ici, que les bubons de la peste sont souvent associés à des blessures occasionnées par des pointes de flèches.

L'autre partie de la figuration commence en bas et à gauche :
     . Un groupe de gens éplorés formant bloc (13) regarde tristement un amoncellement de cadavres qui se trouve sous les pattes du cheval bondissant.
     . Ces morts percés de flèches, constituent un groupe confus dont émergent quelques têtes : on  y aperçoit un Pape (14), un évêque (15) un prince turc (16) un juif (?. 17), un empereur, un moine, un lettré... Ils sont tous  percés de flèches. La mort a dû les atteindre depuis longtemps puisque les visages de couleur verdâtre possèdent déjà  les marques de la décomposition.
     . Vers la droite, cet amoncellement de cadavres se relie aux deux premiers morts de la fête (6 et 8)

L'action triomphante de la mort est donc rapide avec ce cheval galopant et cette Mort qui perce de ses flèches tous ceux qu'ils rencontrent : après avoir sévi à un endroit, la Mort part ailleurs et fait irruption partout. À cet égard, l'assimilation avec la peste est d'autant plus frappante que cette fresque était peinte sur le mur d'un hôpital.

Le CHAR DE LA MORT

Il va de soi que notre esprit cartésien, à ce stade de cette description, pourrait se poser la question de savoir ce que la mort fait de tous ces cadavres ? Les hommes du 15e siècle, pour y répondre,  avaient imaginé qu'ils étaient ramassés par le char de la mort, tel qu'il est présenté ci-dessus :

Le décor de fond représente un paysage paisible avec une ville entourée de remparts (1) dont émergent quelques tours d'églises ; au pied de la montagne qui ferme l'horizon se trouve un petit oratoire (2), plus loin un paysage de montagnes aux formes arrondies couvertes de forêts (3) : rien ne semble faire imaginer la scène qui se déroule au premier plan.

Le sol est jonché de cadavres, ce sont ceux de combattants puisqu'ils sont revêtus de leurs armures et de cottes de maille (4) : à cet endroit s'est déroulée une bataille ; un seul personnage n'est pas un combattant (5), il est vêtu comme un Pape.

Le char de la mort ne prend pas la peine d'éviter les cadavres, il passe sur eux et les écrase sans aucun respect pour leurs dépouilles. Ce char est tiré par quatre bœufs noirs (6) qui piétinent aussi les morts. Au dessus du char trône la Mort entourée d'un linceul et tenant la faux qui est, avec l'arc, son arme favorite (7). Le char comporte des niches dans lesquelles se trouvent des crânes (8) : décoration ou indice que le char est plein ?

L'interprétation de cette scène est simple : la Mort  a fait son œuvre, au milieu d'une bataille, elle a fauché tant et plus, maintenant, il lui reste à charger les morts et à les conduire vers l'enfer....

Les deux scènes du TRIOMPHE DE LA MORT et du CHAR DE LA MORT ont été aussi décrites dans un surprenant tableau de PIETER BRUEGHEL ..

lundi 9 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (8) : les DANSES MACABRES

La DANSE MACABRE  de HRASTOVLJE en Slovénie est l'œuvre de Jean de Kasrva et a été peinte en 1490. 

Comme les autres danses macabres, elle représente, en début de la farandole, les puissants qui étaient censés diriger la chrétienté vers le salut.

Ensuite, sont dessinés d'autres personnages que la Mort peut à son tour entraîner puisque les chefs de la chrétienté ont disparu, le nombre de ces personnes varie selon les danses macabres,  (29 en tout selon le manuscrit transcrivant la danse macabre du cimetière des Innocents si on compte le pauvre qui accompagne l'usurier, 24 à Lubeck, 24 à la Chaise-Dieu. )

À Hrastovlje, on compte en tout 11 vivants . À l'exception de l'épouse du souverain, on n'y trouve pas de femme.

1- la MORT qui accueille la farandole ou plutôt le défilé. Elle est assise sur un trône à accoudoir évoquant une cathedre (trône épiscopal).  D'une main, elle tient le couvercle d'un tombeau ouvert (2), à ses pieds se trouve une houe et une pelle.

3- la PREMIÈRE MORT du cortège montre au Pape l'endroit où elle le conduit : le tombeau ouvert.
Les Morts représentés dans cette danse macabre possèdent des caractéristiques particulières :
   . Ils sont tous semblables tant au niveau de la tête qu'à celui du corps et des jambes, ce qui donne à la danse un aspect de défilé plus que de danse, loin des gesticulations des Morts de BERNT NOTKE.
   . Chaque mort accompagne un vivant  en le tenant par la main gauche, seul le bras droit est représenté différemment, les uns montrent le chemin, les autres pendent le long du corps.

4-le PAPE, reconnaissable à la tiare.

5-un ROI ou l'EMPEREUR. Ce personnage ne porte pas d'attribut, ce qui rend difficile son identification.

6-l'EPOUSE DU SOUVERAIN.

7-LE CARDINAL.

Derrière le cardinal, apparaissent ceux qui dirigent la chrétienté au niveau local de leurs diocèse et de leurs monastères :
8- L'EVÊQUE.

9- LE MOINE, sans doute un ABBÉ.

Ensuite se trouvent les représentant de la société laïque  :
10- le MARCHAND ou le BOURGEOIS que l'on reconnaît au sac qu'il porte sur son épaule et à sa besace, la Mort le prend par sa main gauche ; le bourgeois porte la main droite vers le sac qu'il tient en bandoulière, peut-être pour donner de l'argent à la Mort et ainsi gagner un peu de temps.

11- l'USURIER, son geste est encore plus explicite que celui du marchand : il enfonce la main dans sa besace et tient un sac à l'autre main qu'il présente à la Mort qui l'entraîne comme pour la corrompre.

12- le JEUNE HOMME. En le faisant mourir, c'est l'avenir de l'humanité qui est compromis. Cet aspect sera d'ailleurs repris avec le dernier personnage de la danse macabre (14), l'enfant qui vient de naître.

13- l'ESTROPIE, sans doute un MENDIANT : il possède une jambe de bois, marche avec une béquille et tient à la main un chapelet, Il personnifie les pauvres que la Mort entraîne comme tous les autres hommes, sans faire de distinctions entre les riches et les plus démunis, les puissants et ceux qui ne sont rien.

14 l'enfant qui est encore au berceau et qui ne sort du berceau que pour aller vers la mort. Il témoigne d'une autre égalité devant la mort qui atteint les jeunes aussi bien que les vieux.  Le poème de la danse macabre du cimetière des Innocents prête à cet enfant et à la Mort le dialogue qui suit :

La Mort 
Petit enfant, à peine né, 
Tu auras peu de plaisir en ce monde. 
Tu seras mené à la danse 
Comme les autres, car la Mort a pouvoir 
Sur tous. Depuis le jour de la naissance, 
Chacun est voué à la Mort: 
Fou est celui qui n'en a pas conscience...

L'enfant 
A, a ,a, je ne sais pas parler; 
Je suis un enfant et ma langue est muette. 
Je suis né hier et dois m'en aller aujourd'hui: 
Je n'ai fait qu'entrer et sortir. 
Je n'ai commis aucun méfait, mais je sue de peur...
Le jeune meurt aussi vite que le vieux.

Ces DANSES MACABRES constituent le troisième volet de mon évocation du RÈGNE DE LA MORT aux XIVe et XVe siècle, les articles qui suivent décriront l'étape suivante du processus, LE TRIOMPHE DE LA MORT...

dimanche 8 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux XIVe et XVe SIÈCLES (7) : les DANSES MACABRES

Description des deuxième et troisième panneaux de la danse macabre de BERNT NOTKE

5/ le MORT QUI POUSSE LE PAPE ET ENTRAÎNE L'EMPEREUR.
Il tire l'empereur en le tenant par son bras.

6/ l'EMPEREUR.
Il tient à la main les deux symboles de sa charge :  l'épée et le globe surmonté d'une croix. Ils témoignent de son pouvoir temporel : l'épée permet à la fois de combattre les ennemis du Christ  et de protéger la chrétienté. La boule surmontée d'une croix représente le monde chrétien ;  bien entendu,  il ne s'agit pas du globe terrestre mais d'une représentation symbolique prenant la forme d'une motte de terre.

L'empereur porte une couronne entourant un bonnet de couleur rouge comme c'était de coutume pour les souverains de cette époque.

Ainsi sont entraînés en premier  le Pape et l'Empereur, c'est à dire le double pouvoir théorique régnant symboliquement sur le Chrétienté. À cet égard, il convient de rappeler que cette situation correspond à l'ambiance effective de l'epoque : l'empereur n'a plus de pouvoir réel, il n'est plus qu'un prince sans autorité parmi ceux du saint Empire, quant à la Papauté, elle se remet difficilement de la déconsidération de l'époque du grand schisme. Il n'y a donc plus que des pouvoirs en déclin au sommet de la Chrétienté, la danse macabre représente donc presque un état de fait.

8/ l'EPOUSE DE L'EMPEREUR
Elle n'est toujours représentée dans les danse macabres ;  elle porte une couronne semblable à celle de son mari. Le fait qu'elle ne porte aucun attribut permet de mieux comprendre l'aspect statique des vivants que l'on a indiqué précédemment : tirée par le coude gauche et poussée au niveau de l'épaule droite, elle tente de résister afin de ne pas avancer, ce qui se manifeste par le mouvement de ses bras qui semblent implorer la mort pour qu'elle ne l'entraîne pas : les vivants semblent faire corps avec le sol pour résister mais la Mort est la plus forte !

9/ LA MORT QUI POUSSE L'EPOUSE DE L'EMPEREUR ET TIRE PAR LE POIGNET LE CARDINAL

10/ le CARDINAL
Conduire le Pape à la mort ne suffit pas pour priver la Chrétienté de son guide spirituel : en effet, la mort du pape est suivie du conclave qui élit son successeur, il faut donc entraîner dans la mort les cardinaux pour qu'il n'y ait plus ni conclave ni pape. Le cardinal est reconnaissable à son grand manteau et à son chapeau tous deux de couleur rouge.

Le poème du cimetière des innocents de Paris révéle le dialogue entre la mort et le cardinal :

La Mort 
Vous faites l'étonné, semble-t-il, 
Cardinal; mais en avant, 
Suivons les autres ! .. 
Vous avez vécu magnifiquement 
Et dans l'honneur, à votre grand plaisir. 
À vivre en grand honneur, on en oublie la fin. 

Le cardinal 
... La Mort m'assaille. 
Je ne me vêtirai jamais plus ni de vert, ni de gris; 
Chapeau rouge, chape de prix, 
Je dois les laisser, à mon grand désespoir. 
Je n'avais pas appris cela: 
Toute joie finit en tristesse. 


11/ LE MORT DANSANT ENTRE LE CARDINAL ET LE ROI

12/ LE ROI
Pour la Mort, il n'est pas suffisant d'entraîner dans la danse l'empereur, il faut aussi faire mourir les rois qui ont relayé l'autorité impériale au niveau de leur royaume. Le roi représenté l'est de manière symbolique, il porte un sceptre, bâton de commandement et la couronne.

Entre la mort et le roi  se produit, dans le poème du cimetière des Innocents, le dialogue suivant dont voici des extraits :

La Mort 
Venez, noble roi, tête couronnée, 
... vous devez à présent abandonner vos airs de grandeur: 
Votre richesse ne vous servira guère; 
Le plus riche n'a qu'un linceul. 

Le roi 
... On peut constater et méditer 
Ce que vaut l'orgueil, la force, le lignage; 
La Mort a coutume de tout détruire
Moins on s'estime, plus on est sage; 
À la fin, il nous faut redevenir cendres.


13/ MORT qui tient la main du roi et d'un autre personnage qui devait continuer la danse macabre de BERNT NOTKE.

Toutes les danses macabres commencent par entraîner dans la mort les quatre personnages qui dominent la chrétienté à l'époque : le Pape. L'Empereur, le Cardinal, le Roi. Ensuite, la mort pourra sans entraves s'attaquer aux puissants de moindre importance comme le montrera la danse macabre de HRASTOVLJE en Slovénie.

samedi 7 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT XIVe et XVe SIÈCLES (6) : les DANSES MACABRES

Les deux premiers types d'oeuvres d'art du 15e siècle décrits précédemment évoquent le Christ mort sous la double forme des Pietàs et des Mises au Tombeau. Pourtant, le Diable n'a pas encore le champ libre : avant de pouvoir agir sans entraves, la Mort doit le débarrasser de tous les puissants qui pourraient protéger, défendre l'humanité et intercéder auprès de Dieu : c'est le thème des DANSES MACABRES. 

La danse macabre la plus ancienne, datant du premier quart du 15e siècle, se trouvait au CIMETIÈRE DES INNOCENTS À PARIS  sous le cloître qui en occupait la partie sud ;  elle fut détruite au 17e siècle lors du percement d'une rue mais on en conserve les poèmes qui l'illustraient sous forme de deux manuscrits intitulés : " les vers de la danse macabre de Paris tels qu'ils sont présentés au cimetière des innocents". On conserve aussi un autre manuscrit du 15e siècle comportant ces vers accompagnés de dessins retranscrits, peut-être des copies de la fresque originelle. Les vers accompagnant la danse macabre de Paris sont très intéressants sur les mentalités qu'ils révèlent.

En ce qui me concerne, la plus élaborée des danses macabres que je connaisse est celle peinte par BERNT NOTKE (v1435- mort à Lubeck en 1517) et conservée à l'EGLISE SAINT NICOLAS DE TALLINN  (Estonie). On connaît  ce grand peintre, entre autre, par deux représentations de la danse macabre :
   . La première est à Tallinn, c'est une magnifique œuvre d'art mais on n'en conserve que la première partie qui ne comporte que cinq vivants entrainés par la mort, le reste étant perdu.
   . La deuxième danse macabre fut commandée à l'artiste après une peste qui frappa la ville, elle se trouvait à l'église sainte Marie, elle fut remplacée au 18e siècle par une copie qui  fut détruite en 1942, il n'en reste que des photographies. Elle comportait vingt quatre personnages. (1)

Une belle danse macabre existe aussi en Slovénie, elle pourra compléter utilement la danse macabre de BERNT NOTKE.

À l'aide de toutes ces sources, il sera possible de montrer comment la Mort s'organise pour détruire le monde en entraînant les puissants dans une ronde infernale.

LA DANSE MACABRE DE BERNT NOTKE
Elle sera décrite ici en trois scènes successives :

1- le RÉCITANT.
Il est installé sur une haute chaire et présente en prologue ce qui va suivre. Voici quelques extraits de ce que le  poème de la danse macabre de Paris lui fait dire :
La Mort n'épargne ni petit, ni grand.
En ce miroir chacun peut lire
Qu'il devra un jour danser ainsi.
Sage est celui qui s'y contemple bien!
La Mort mène les vivants;
Tu vois les puissants partir en premier,
Car il n'est personne que la Mort ne vainque.

2- un MORT MUSICIEN JOUANT DE LA CORNEMUSE.
Sur cette peinture, tous les morts sont semblables :
     . Ce sont moins des squelettes que des cadavres en voie de décomposition : membres décharnés, côtes saillantes, trou béant à la place du bas-ventre, mâchoire apparente, orifices oculaires et nasal creux.
     . Ils sont vêtus de leur linceul dont ils se sont faits une sorte de manteau.
     . Ils gesticulent ce qui fait virevolter les linceuls, leurs mouvements désordonnés s'opposent étrangement aux poses statiques des vivants,
     . Dans la plupart de ces danses macabres, les morts portent quelques attributs : un cercueil, une faux, une bêche ou une pioche.

Dans la danse macabre de Paris, les musiciens sont au nombre de quatre, ils jouent de la cornemuse, de la harpe, du tambourin et de l'orgue portatif. Voilà un extrait de ce qu'ils disent :

Vous danserez tous cette danse 
Un jour, les bons comme les méchants. 
Vos corps seront mangés par les vers. 
Hélas! Regardez-nous: 
Morts, pourris, puants, squelettiques; 
Comme nous sommes, tels vous serez.

3- LE MORT CONDUISANT LA DANSE.
d'une main, il tient sur son épaule un cercueil, de l'autre, il agrippe le Pape par son manteau rouge.
Comme on le verra dans la suite de cette danse macabre de BERNT NOTKE, à aucun moment, les vivants n'entrent dans la danse, C'est même l'inverse, ils résistent tant qu'ils peuvent : le Pape, par exemple, est tiré par son manteau et poussé par le mort qui le suit, il en sera de même pour les autres vivants.

4- le PAPE, il est reconnaissable à sa tiare, la triple couronne qui témoigne de sa suprématie tant temporelle que spirituelle sur l'empereur (parfois représenté avec deux couronnes superposées) et les rois (qui ne portent qu'une couronne), il tient un bâton surmonté de la croix patriarcale.

5- un MORT qui pousse le Pape et tire l'empereur.

6- derrière se trouve un décor étrangement apaisé : on aperçoit un bord de mer, une tour de ville, une ville, et une campagne verdoyante, un curieux contraste avec la danse macabre du premier plan !

NOTE
1- ces personnages sont dans l'ordre : le pape, l'empereur, l'impératrice, le cardinal, le roi, l'évêque, le duc (détruit en 1799), l'abbé, le chevalier, le chartreux, le maire, le chanoine, le noble, le médecin, l'usurier, le chapelain, le fonctionnaire, le sacristain, le marchand, l'ermite, le paysan, le jeune homme, la jeune fille et l'enfant dans son berceau.

vendredi 6 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT XIVe et XVe SIÈCLES (5) : la mise au tombeau de Bulgnéville

Les Mises au Tombeau datant du 15e siècle sont nombreuses dans nos églises ; comme les Pietàs, elles caractérisent tout particulièrement l'art de cette époque marquée par la représentation du Christ mort. Celle que je décrirai se trouve dans  l'église vosgienne de BULGNEVILLE.

Les personnages représentés :

1- Le Christ mort, posé sur le linceul, est figuré en tant que cadavre : côtes devenant saillantes, visage creusé par la souffrance, corps efflanqué, sang ayant coulé de ses blessures. L'artiste montre avec réalisme l'aspect d'un mort, comme s'il voulait préparer les passants à l'inéluctable proximité de leur propre fin.

2-la Vierge Marie, les mains jointes, penche son visage vers le cadavre de son fils comme pour un adieu avant la descente du corps dans le tombeau. elle est vêtue d'une robe rouge, d'un manteau bleu et d'un voile gris lui couvrant la tête, elle tomberait si l'apôtre Jean ne la retenait pas ; son visage, couvert de larmes, montre douleur et résignation. Cette attitude pourrait sembler étonnante puisque la Vierge Marie savait que son fils allait ressusciter, elle ne s'explique que la volonté de l'artiste de ne représenter que la mort de Jésus.

3- l'apôtre Jean

4-les saintes femmes se trouvent derrière le tombeau, elles sont au nombre de trois et portent des pots à onguents. L'Evangile selon saint Mathieu mentionne effectivement la présence de trois femmes : " Il y avait là plusieurs femmes qui regardaient de loin ; qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée, pour le servir. Parmi elles étaient Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée " (MATTHIEU 25.55-56)
     . Marie de Magdala est facilement reconnaissable : c'est à la fois la femme que Jésus a délivré de sept démons et la pécheresse repentie qui couvrit les pieds de Jésus de ses larmes, les essuya avec ses cheveux et les oignît de parfum. Elle est tête nue, porte de longs cheveux blonds et est vêtue d'une robe sur laquelle elle porte un manteau. (4a)
     . Les deux autres femmes seraient donc Marie, mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée.(note 1) Elles sont reconnaissables au voile qui leur couvre la tête. (4b)

5- joseph d'Arimathée dont le rôle est décrit comme suit dans les Évangiles : "Le soir étant venu, arriva un homme riche d'Arimathée, nommé Joseph, lequel était aussi disciple de Jésus. Il se rendit vers Pilate, et demanda le corps de Jésus. Et Pilate ordonna de le remettre. Joseph prit le corps, l'enveloppa d'un linceul blanc, et le déposa dans un sépulcre neuf, qu'il s'était fait tailler dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l'entrée du sépulcre, et il s'en alla. " (MATTHIEU 27.57-60). Cette scène est exactement représentée dans la mise au tombeau de Bulgneville. Joseph d'Arimathie est un noble vieillard qui tient le linceul. Il est vêtu d'un long manteau et porte une ceinture sur laquelle est fixé sa besace. Son couvre-chef est celui que l'on trouve habituellement à cette époque

6- le dernier personnage est évoqué dans l'Evangile de saint Jean :" Nicodème, qui auparavant était allé de nuit vers Jésus, vint aussi, apportant un mélange d'environ cent livres de myrrhe et d'aloès. (JEAN 19.39), il tient l'autre bout du linceul.

Cette mise au tombeau de BULGNEVILLE ressemble à toutes les mises au tombeau que j'ai pu voir : voici  par comparaison une mise au tombeau provenant de l'abbaye de Solesmes ( musée de l'architecture et du patrimoine) qui reprend dans sa structure la mise au tombeau de BULGNEVILLE.

Pourtant, comme pour les Pietàs, ces mises au tombeau sont toutes différentes, en particulier au niveau des détails. J'ai pris l'exemple des représentations d'une des deux Marie, de saint Jean avec la Vierge Marie et de Joseph d'Arimathée dans les Mises au Tombeau de BULGNÉVILLE (en bas) et de BAYON (au dessus) (Meurthe et Moselle)

Ce qui est le plus frappant, ce sont les visages, aucun n'est pas représenté selon un modèle unique qui dénoterait la mise en application de canons imposés, on a l'impression d'apercevoir des gens réels, tels qu'ils étaient à l'époque. De même chaque costume est différent avec peut-être même des nuances régionales.

Comme pour les Pietàs, cette diversité des Mises au Tombeau est un témoignage d'une obsession commune envers la mort  que chacun interprétait comme il la ressentait en représentant ceux qui vivaient autour de lui.

Le Christ était donc provisoirement absent du monde des hommes, comme mort ; cependant, la Mort devait encore, avant d'agir sur le plus grand nombre, s'emparer de tous les puissants qui défendaient les humains : de multiples représentations en sont effectuées, ce sont les DANSES MACABRES.

NOTES
1-La tradition fit de ces deux femmes, les demi-sœurs de la Vierge Marie :
     . Anne après la mort de Joachim, épousa Cléophée dont elle eut une fille Marie dite Cléophée puis Salomé dont elle eut une autre fille Marie dite Salomé.
     .  Marie Cléophée épousa Alphee dont elle eut quatre fils, Jacques dit le Mineur, Joseph, Jude et Simon.
     . Marie Salomé aurait épousé  Zébédé dont elle aurait eut deux fils, Jacques le Majeur et Jean.


jeudi 5 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT XIVe et XVe SIÈCLES (4) : les PIETÀS

Pour les hommes de cette époque, la seule explication de toutes les calamités qui s'abattirent sur eux, était que Dieu les avait abandonnés à cause de leurs péchés. Dieu avait livré l'humanité au Diable :  celui-ci, heureux d'avoir le champ libre, sévissait tant et plus, suscitant la haine chez les gens, incitant les rois à se faire la guerre, tuant lui-même par la peste.. Il lui fallait ramasser le plus possible de morts afin de les damner aux flammes de l'enfer.

Le Christ qui était venu pour sauver les hommes et non les juger était ressenti comme "absent". Cette absence se référait à un événement mentionné dans les Évangiles : Jésus est mort le vendredi à trois heures, il est ressuscité le dimanche qui suivit la Pâques juive du samedi ; pendant cet intervalle de temps. Jésus est dans le royaume des morts. Ce séjour n'est pas mentionné dans les Evangiles, on en trouve seulement une indication dans la première lettre de saint Pierre apôtre : " Le Christ est allé proclamer son message à ceux qui étaient prisonniers de la mort. C’est pour cela, en effet, que même aux morts a été annoncée la Bonne Nouvelle, afin que, jugés selon les hommes dans la chair, ils vivent selon Dieu dans l’esprit.". Peu importe, l'essentiel pour les hommes de l'époque est que, par une transposition symbolique, le Christ n'est plus au milieu d'eux et ne peut plus les sauver.

Ce séjour de Jésus  dans le royaume des morts avec abandon pour le moment des vivants a été a l'origine d'une floraison de Pietàs dans l'ensemble de l'Occident, j'en ai chois deux pour illustrer mon propos :

Ces deux sculptures représentent exactement la même scène : la Vierge Marie assise tient sur ses genoux le corps mort de Jésus que l'on vient de descendre de la croix. Il va de soi que cette scène n'a aucune référence évangélique. Elle est seulement le témoignage du désespoir et de l'angoisse des gens du XVe siècle qui se sentent totalement abandonnés et pour qui tout espoir de salut devenait impossible. Il n'y avait plus rien faire que de se laisser happer par la Mort.

Les deux Pietàs se ressemblent beaucoup :
   - Marie est  assise, elle porte un grand manteau qui lui couvre complètement le corps, un pan de son manteau forme une sorte de voile qui recouvre sa tête, son visage est celui d'une femme vieillie par la peine et par la douleur. Elle regarde son fils mort, ce regard témoigne de son désespoir ; Marie est représentée de manière profondément humaine, réagissant comme toute mère qui vient de perdre son enfant.
   - Jésus est  vêtu seulement d'un pagne, tel qu'on le voit dans toutes les scènes de crucifixion, son corps est marqué par les supplices qu'on a infligés à son corps : trous aux mains et aux pieds, coup de lance au côté. Son corps est efflanqué portant déjà la maigreur de la mort.

Pourtant, au delà de ces ressemblances, ces deux Pietàs sont différentes tant dans la composition que dans les altitudes :
LA PIETÀ DE VEZELISE montre une structure simple et statique :
     - le corps de le Vierge est organisé selon une ligne verticale,
     - le corps de Jésus  forme une diagonale qui semble barrer la composition,
     - Marie, du bras droit enserre la tête de son fils, tandis que l'autre main est posé simplement sur son corps.
LA PIETÀ DE CONTREXEVILLE apparaît nettement plus élaborée avec même esquisse d'un mouvement :
   - la Vierge Marie est représentée déhanchée à la fois pour regarder son fils mais aussi pour le retenir car sinon il tomberait, son autre main doit soutenir la tête de Jésus.
   - le corps de Jésus, à l'exception de sa tête,  est inscrit dans un rectangle, sa main tombe sur le sol
   - le cheminement des regards est une particularité de cette Pietà : Marie regarde son fils tandis que le visage du mort se dirige vers le sol et peut-être vers nous.

Ainsi, au delà d'une unité apparente de style, il existe de profondes différences entre ces Pietàs. Cela signifie que ce type de sculpture n'est ni un effet de mode, ni la copie d'une œuvre d'art que possédait une église voisine et dont on était jaloux ; il s'agissait beaucoup plus d'un sujet d'inspiration commun, chaque artiste créant sa Pietà à l'image de ses propres angoisses ou des angoisses de son commanditaire, témoignant de l'omniprésence de la mort dans les mentalités de l'époque.

À côté de ces pietàs sculptées, il existe de nombreuses pietàs peintes comme celle de Rogier Van der Weyden (peintre flamand, 1400-1464) datée de 1441.

Cette peinture utilise les mêmes poncifs que ceux des pietàs sculptées en y ajoutant l'ambiance :
   . L'atmosphère est crépusculaire, ; au centre, la croix est représentée  par son  poteau vertical, derrière sont peints des arbres qui se détachent sur les lueurs du coucher de soleil.
   . La Vierge est soutenue par saint Jean, son corps forme une diagonale, elle porte un ample manteau bleu ; de l'autre côté une sainte femme est en prières, elle a apporté un pot d'onguents.
   . Au centre de la composition se trouve le corps de Jésus en oblique soutenu par sa mère et par la main de saint Jean. Il semble occuper tout l'espace et est représenté avec beaucoup de réalisme :
         - du sang s'écoule de ses blessures et de son visage,
         - son visage, creusé par la souffrance, prend déjà un aspect cadavérique,
         - sa peau prend une couleur jaune de cadavre qui contraste nettement avec la pâleur du visage de sa mère.

Cet aspect cadavérique devait être aussi le fait des pietàs sculptées puisqu'elle étaient peintes, ce qui devait en augmenter encore l'aspect lugubre et angoissant.


Comme on peut le constater, les PIETAS qui privilégient  la représentation du Christ en cadavre sont révélatrices des mentalités de l'époque où seule le Mort semblait tout régenter. C'est une des formes caractéristiques du RÈGNE DE LA MORT, il en sera de même des MISES AU TOMBEAU que je présenterai dans le prochain article.

mercredi 4 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT : XIVe et XVe SIÈCLES (3) : la peste noire à Tournai et Florence

1- LA MINIATURE DE GILLES LE MUISIT, Bibliothèque royale de Bruxelles

La première œuvre présentée montre l'enterrement des pestiférés à Tournai lors de la peste Noire en 1349 (1).

Cette scène témoigne de la manière dont on amenait les cadavres dans les cimetières ou plutôt ici,  dans des terrains vagues devenus cimetière à cause de la surabondance des morts, les anciens cimetières ne suffisaient plus.

Tandis que les uns creusent des fosses au moyen de pioches et de pelles, d'autres apportent les cercueils venant de la ville. Quatre personnes amènent, comme en procession,  un cercueil qu'ils portent sur des barres de bois. Par contre, les autres témoignent de moins de respect : ils tiennent  les cercueils sur leurs épaules : il y a tant à faire et tant de cadavres à enterrer que l'on n'a plus le temps de faire autrement ! 

Au centre du dessin, deux hommes, après avoir ouvert le cercueil, s'apprêtent à mettre dans une fosse un mort enveloppé dans son linceul, un simple drap cousu. Tout autour, le sol herbeux est parsemé de planches qui doivent être celles des cercueils que l'on a ouvert pour n'ensevelir que le corps entouré de son linceul. Cette pratique s'explique aisément, il y a tant de morts et si peu de cercueils !

À droite, deux hommes, dont un moine s'apprêtent à mettre en terre un mort : le cercueil est posé sur la fosse, va-t-on l'ouvrir pour ne mettre en terre que le mort ou va-t-on enterrer ce mort dans son cercueil ? On ne sait.

Qui sont ces personnes qui prennent des risques énormes en acceptant de transporter des pestiférés ? Plusieurs hypothèses sont possibles :
   . De pauvres gens qui acceptent de faire ce travail pour nourrir leur famille ?
   . Des gens pieux et désintéressés qui accomplissent cette œuvre pour permettre à ces morts de reposer en terre consacrée et donc de ressusciter ?
   . Des personnes qui espèrent par ce dévouement, ce don de soi et ce sacrifice gagner leur salut ?
On a l'impression, au vu des costumes, que toutes les classes sociales sont représentées, ce qui permet de penser que ces trois hypothèses sont plausibles. Parmi ces personnes, il ne semble apparaître qu'un ou deux religieux, ce sont des moines qui devaient prier pour tous ces morts tout en travaillant à leur ensevelissement.

Cette scène pour horrible qu'elle soit, n'était qu'un des prémices de ce qui dût suivre quand le nombre des morts fut tel qu'il ne fut plus possible de leur donner une sépulture chrétienne. Un récit littéraire nous est fourni par Boccace (Giovanni Boccaco, (1313-1375) qui écrivit le Decameron entre 1349 et 1353 et fut donc un témoin direct de la Peste Noire à Florence.

2/ extraits de la PREMIÈRE JOURNÉE DU DECAMERON

" Les gens ....tombaient chaque jour malades par milliers, et, n’étant servis ni aidés en rien, mouraient presque tous sans secours. Il y en avait beaucoup qui finissaient sur la voie publique, soit de jour soit de nuit. Beaucoup d’autres, bien qu’ils fussent morts dans leurs demeures, faisaient connaître à leurs voisins qu’ils étaient morts, par la seule puanteur qui s’exhalait de leurs corps en putréfaction.

Les voisins, mus non moins par la crainte de la corruption des morts que par la charité envers les défunts, avaient adopté la méthode suivante : soit eux-mêmes, soit avec l’aide de quelques porteurs quand ils pouvaient s’en procurer, ils transportaient hors de leurs demeures les corps des trépassés et les plaçaient devant le seuil des maisons où, principalement pendant la matinée, les passants pouvaient en voir un grand nombre.

Alors, on faisait venir des cercueils, et il arriva souvent que, faute de cercueils, on plaça les cadavres sur une table. Parfois une seule bière contenait deux ou trois cadavres, et il n’arriva pas seulement une fois, mais bien souvent, que la femme et le mari, les deux frères, le père et le fils, furent ainsi emportés ensemble.

Les choses en étaient venues à ce point qu’on ne se souciait pas plus des hommes qu’on ne soucierait à cette heure d’humbles chèvres.

La terre sainte étant insuffisante pour ensevelir la multitude des corps qui étaient portés aux diverses églises chaque jour et quasi à toute heure, et comme on tenait surtout à enterrer chacun en un lieu convenable suivant l’ancien usage, on faisait dans les cimetières des églises, tant les autres endroits étaient pleins, de très larges fosses, dans lesquelles on mettait les survenants par centaines. Entassés dans ces fosses, comme les marchandises dans les navires, par couches superposées, ils étaient recouverts d’un peu de terre, jusqu’à ce qu’on fût arrivé au sommet de la fosse..."


Ce texte est évocateur de l'ambiance quasi-apocalyptique qui régnait à Florence à cette époque :
   . une fois un cas de peste signalé, tout le monde fuyait la maison laissant le malade mourir seul et sans secours ; sa mort n'était signalée que par la puanteur des cadavres en décomposition s'exhalant de sa maison,
   . les cadavres que l'on alignait le long des rues attendant la charrette qui les ramassait,
   . les grandes fosses que l'on creusait pour y entasser les cadavres,
   . à cela s'ajoutaient les fumigations au moyen desquelles on espérait purifier l'air...

Vraiment Dieu semblait avoir abandonné le monde !
Le RÈGNE DE LA MORT était partout présent.

NOTES

(1) la mortalité due à la peste noire est difficile sinon impossible à évaluer : Boccace indique 100.000 morts de la peste dans une ville de 120.000 habitants, ce qui selon M Yves Renouard est impossible pour une ville qui continua à être une cité prospère et peuplée. Cet auteur estime que la peste fit mourir selon les régions entre 2/3 et 1/8 de la population, il cite aussi l'exemple de la commune de Givry comportant de 1200 à 1500 habitants pour laquelle est conservé un registre paroissial : alors qu'il y avait en moyenne 30 décès par an, il mourut 615 personnes entre le 5 août et le 19 novembre 1348. De même, il indique que les villes furent plus touchées que la campagne et que dans les villes italiennes, la peste tua entre 40 à 60% de la population.

Des épidémies eurent lieu pendant toute la période : à Paris par exemple, on mentionne des pestes en 1428 puis en 1437-38, en 1466..On les appelait par le nom générique de peste