L’ANNÉE 1834 : LA LEVÉE DES INCERTITUDES (2)
LES DÉBATS À PROPOS DU BUDGET SUR L’ALGÉRIE A
LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS (29 AVRIL- 3 MAI 1834) SUITE AU RAPPORT DE LA COMISSION.
Comme tous les ans à cette période, les députés examinaient le projet de budget ; pour 1835, le ministre de la guerre proposa de consacrer à l’ex régence la somme de 30 millions pour maintenir en Algérie une armée de 30.000 hommes.
Le débat qui eut lieub est particulièrement intéressant pour quatre raisons :
. Il se base sur la situation réelle des terres conquises grâce au rapport de la commission parlementaire.
. Il montre que, grâce aux membres de la
commission qui ont pu constater de-visu les crimes et spoliations survenus, ces
méfaits que l’on soupçonnait sans preuves, sont désormais avérés, connus et
dénoncés par un certain nombre de députés.
. Il révèle à nouveau, sans doute pour la
dernière fois, l’ampleur des désaccords entre adversaires et partisans
du maintien de la France dans les anciens territoires de la Régence.
. Il consacre, néanmoins, une nouvelle fois, la décision du maintien de
la France dans les territoires conquis.
Je décrirai ci-dessous,
d’abord la position des partisans de l’évacuation des territoires occupés
puis celle des partisans du maintien
avant de montrer l’évolution de l’assemblée à ce propos.
LES ADVERSAIRES DE LA
COLONISATION
Le premier orateur est M de Sade, un des participants à l’assemblée de 19 membres, il décrit les méfaits occasionnés dans la région algéroise par l’occupation militaire
et est partisan de son évacuation. Il emploie dès le début de son
discours’ une formule choc et prémonitoire : Si vous maintenez l’occupation restreinte,
« vous serez obligés d’attaquer pour ne pas être attaqués, vous
serez obligé de conquérir si vous ne voulez pas être conquis »
Voici ce qu’il dit, au vu de l’expérience acquise lors de sa
participation à la commission :
. Il n’y a aucune fusion
possible entre les peuples autochtones, qualifiés par l’orateur d’Arabes, et
les français : pour mettre en valeur le pays, il faudra importer des
colons de « race » européenne et il faudra se résigner à expulser les
naturels, ce qui est synonyme d’extermination.
. On ne peut pas dire à l’Arabe
« plie
ta tente et va paître tes troupeaux ailleurs .. chaque tribu possède des
territoires d’où elle tire sa subsistance : l’en chasser, c’est le priver
de ses moyens d’existence » il s’en suit une
résistance acharnée suivie de représailles ; la conséquence en est que, dans la
région d’Oran, les tribus, pour se défendre, se sont groupées autour d’un émir,
Abd-El-Khader
. « À Alger,
nous avons abattu 900 maisons sans formalités ni payer d’indemnités, on s’est
emparé de 60 mosquées pour le service de l’armée, on en a complètement
détruite. Partout où nous avons eu des travaux à entreprendre, on a fouillé les
sépultures et dispersé les ossements sans respect pour les Maures ».
. La conséquence de ces
ravages et de la réquisition forcée, fait que la population algéroise a
considérablement diminuée, il n’en reste que 20.000 avec adjonction de 4000
européens (surtout venus illégalement). De même, le commerce, après quatre ans
d’occupation, est moins important qu’avant.
. « Alger
était entouré de jardins et d’habitations de plaisance, ressemblant à ceux
ceignant Marseille, cela a disparu, les jardins ont été dévastés, les conduites
hydrauliques pour l’irrigation sont détruites, les maisons ont été abattues et
les charpentes prises pour faire du bois de chauffage et, quand cette ressource
a manqué, on a coupé les plantations et les arbres fruitiers, voilà jusqu’à
présent, les seuls défrichements que l’on a opéré »
. On a créé une
administration qui a fait venir 400 colons et on a créé deux villages : un
de 300 personnes et 30 hectares, un de 100h et 20 hectares. Les pauvres hères
qui y habitent sont encore nourris au frais de l’Etat.
. Il n’y a d’ailleurs que peu
de colons véritables, ce sont presque tous des spéculateurs profitant des malheurs
des Maures pour leur acheter à vil prix des biens qui leur appartiennent selon le régime de la propriété ancestrale
des terres (on n’en tient évidemment pas compte et on ne cherche même
pas à le comprendre)
. « Les
musulmans ont fui ces terres qui sont pour eux des terres de désolation, ils
vendent leurs terres pour un morceau de pain aux spéculateurs qui accourent dans
le pays de tous les ports de la Méditerranée pour y fondre comme une proie qui
leur est dévolue ».
En ce qui concerne la Mitidja récemment occupée, M de Sade donne les
précisions suivantes :
. Une partie de la plaine est
marécageuse, la terre ailleurs est médiocre. La région doit être assainie,
sinon elle est inhabitable. Pour cet assainissement, on demande la dépense de
deux millions de francs et 3000 travailleurs. On ne trouvera pas d’autochtones
pour le faire, il faut espérer qu’on ne songe pas à utiliser l’armée ! en
1832, on a établi des camps mal placés, 1450 soldats sont morts et il fallut en
réformer 1500. On ne doit pas non plus songer à employer des prisonniers, ils
ne sont ni condamnés à la déportation ni à mourir des miasmes pestilentiels de
ces marais.
. Il faudrait entourer aussi
les zones colonisées de fortins car on ne peut labourer qu’à portée du canon.
Cela coûtera cher, quand on pense que pour le seul poste de Blida, on demande 2
à 3000 hommes !
. Dans les plaines de la
Mitidja, on a déjà vendu plus de terrains qu’il est possible d’en tirer :
sur les 360.000 arpents vendus, il n’y a pas deux tiers qui aient de la valeur,
plusieurs acquéreurs apprendront bientôt qu’ils ne possèdent rien du tout.
. Il est douteux que des
denrées tropicales puissent pousser dans le pays.
En ce qui concerne la demande des 30 millions pour 30.000 hommes, M de Sade indique que cette somme ne suffira pas : à celle-ci, il faudra ajouter 2,5 millions pour la marine, 1,5 millions de dépenses administratives, 3 millions de travaux, tout cela donne une dépense réelle de 37 millions. Il indique aussi que la commission d’Afrique a produit un plan qui réduirait la dépense à 27 millions pour un effectif de 21.000 soldats.
Cette intervention résume parfaitement bien les conclusions de la
commission d’Afrique
Le deuxième orateur qui se proclame pour le retrait d’Alger, fut André Dupin,
le président de la chambre des députés de 1832 à 1839. Il ajoute de nombreuses
observations sur l’état lamentable de la conquête française après quatre années
de présence de l’armée, en voici quelques extraits :
. Les Maures avaient de vives
préventions contre les chrétiens qui les ont chassés d’Espagne, il fallait les
ménager mais ce fut le contraire, les faits sont venus fortifier ces
appréhensions ce qui renforça chez les Maures la puissance de leurs souvenirs.
. L’absence de respect des
mosquées, des tombeaux et des propriétés privées n’est pas seulement le fait des spéculateurs,
c’est aussi celui des fonctionnaires civils et militaires qui ont spéculé (Le
général Clauzel reconnaît les faits, et indique qu’il a bien encouragé
les achats de terres).
. Le domaine public de
l’ancienne régence ne repose pas sur des actes explicites mais sur la foi
testimoniale ; dans leur désir d’avoir des vendeurs de terres, pour se
créer un simulacre de titre, on cherchait un habitant qui voulut effrontément
s’en dire propriétaire et consentir à la vente.
. On fait croire aussi aux
propriétaires de terres qu’ils étaient bien heureux d’en tirer un prix médiocre
parce que tôt ou tard, elles leur seraient enlevées.
Ces deux dernières caractéristiques expliquent à la fois le ressentiment
des autochtones vis-à-vis des européens mais aussi le saccage du Sahel d’Alger
qui, de fertile, est devenue un friche, le désir des spéculateurs étant non
de cultiver, mais d’acquérir les plus grands domaines possibles afin de les
revendre en faisant du bénéfice.
C’est d’ailleurs ce que M Dupin indique explicitement :
. Le territoire d’Alger
appartient désormais à de gros capitalistes.
. Les spéculateurs marchent à
la suite de l’armée pour voir ce qu’ils pourraient s’emparer, ils sont à
l’affût d’affaires, achètent des terres à bon marché, servent de prête-nom à
des plus puissants, trompent le gouvernement lui vendant de mauvaises denrées
et rachetant à bon marché ce qu’ils ont vendu cher.
. A l’appui de ses
allégations, M Dupin cite un exemple évident
de spéculation scandaleuse : on a trouvé, dit-il, dans les magasins
beylicaux d’Alger 15500 sacs de blé pesant 80 kg et se vendant au prix moyen de
6 à 7 francs, les spéculateurs les ont achetés
2,70 francs. Après avoir vidé les stocks du gouvernement, il a fallu que
l’armée achète du blé pour nourrir les soldats, il lui fut vendu au prix de 17
francs le sac.
M Dupin termine son discours en montrant que ces agissements entachent
gravement « l’honneur du nom de France »
. « En
arrivant, on a dit : nous vous apportons la civilisation ! La civilisation,
c’est la loyauté, le sentiment de la justice, le respect de soi-même et
d’autrui. La population maure a de la religion, de l’équité, de la bonne foi,
ils savent tenir la parole donnée et ne méritaient pas de recevoir de nous des
leçons de barbarie »
. Nous n’avons apporté que
« crimes, assassinat et spoliation »
LES PARTISANS DU
MAINTIEN
Ce constat assez terrifiant n’empêcha pas les partisans du maintien de
la France dans l’ex-régence, de montrer que celui-ci est indispensable :
ils arguent de trois arguments :
. Il y va de l’honneur
national, la France serait déconsidérée par l’Europe si elle quittait ses conquêtes en Afrique du Nord.
. Si la France quittait
l’Algérie, elle perdrait la maîtrise de la Méditerranée occidentale qu’elle a
acquise par cette conquête, l’Angleterre en profiterait pour s’en emparer.
. C’est le devoir de la
France de se maintenir à Alger pour y apporter le progrès et la civilisation
Ce troisième argument a été en particulier développé dans le discours d’un orateur que l’on
attendrait pas dans l’hémicycle de la chambre des députés, Alphonse de
Lamartine, écrivain et homme politique, élu député de Bergues dans le Nord
en 1833 : le 3 mai 1834, il prononce un discours que l’on qualifierait
aujourd’hui de raciste, proclamant la supériorité de la civilisation européenne
sur celle des pays de l’Islam.
. Il proclame d’abord que
c’est le devoir de la civilisation européenne d’avoir une politique de
colonisation « De grandes
colonisations entrent indistinctement dans le système politique que l’époque
assigne à la France et à l’Europe ».
. Renoncer à la conquête serait catastrophique car ce serait l’abandon
de la civilisation et le retour à la barbarie islamique : « Remettre les rivages et
les villes de l’Afrique à des princes arabes, ce serait confier la civilisation
à la barbarie, la mettre à la garde de ses pirates, nos colons à la protection
et à l’humanité de leurs bourreaux. »
.
Abandonner l’idée de la mise en œuvre de la colonisation serait « une pensée
antinationale, antisociale et anti humaine que nous devons repousser comme nous
repousserions la pensée d’une honte ou d’un crime. »,
.
Ce serait aussi faillir à la grande mission qui est dévolue à la France par la
Providence de transmettre notre civilisation aux peuples barbares pour les faire
progresser vers le progrès. En ce sens, la conquête de l’ex-régence est une
guerre juste ; « Abdiquerons-nous
volontairement ce que la conquête d’Alger nous a donné sur le mahométisme … et
que nous perdrions le jour même où le drapeau français s’abaisserait sur le
rivage d’Afrique… ce serait renier notre mission et notre gloire, ce serait
renier la providence qui nous a fait ses instruments de la conquête la plus
juste peut-être qu’une nation ait jamais accomplie »
Ce discours préfigure certains discours du 19e
siècle sur la supériorité de la race blanche !
La lecture du « Journal des débats » à propos du vote du
budget sur l’Algérie permet aussi d’apprendre
trois informations complémentaires montrant bien l’évolution des mentalités
depuis 1830 :
. L’opinion publique, après
avoir subi une intense propagande de la part des groupes de pression (dont
Clauzel) favorables au maintien et à la colonisation, s’est convertie à cette
idée et pousse le gouvernement à cesser de tergiverser.
. Le maréchal Soult,
président du conseil, indique aux députés que le gouvernement s’est rallié à
cette idée : le gouvernement « n’a jamais entendu abandonner Alger …
l’intention du gouvernement était de conserver Alger et de ne jamais
l’abandonner »
. Les députés doivent se
résoudre à voter les crédits demandés mais ils demandent au ministre de ne pas
financer immédiatement la colonisation et d’affecter les sommes prévues à cet
effet, pour assainir la Mitidja afin que les colons puissent s’installer dans
des conditions décentes.
La lecture des journaux des époques ultérieures me fait penser que ce
débat entre les partisans de l’évacuation de l’ex-régence et de sa conservation
sera un des derniers de ce type : désormais le maintien de la France dans la colonie ne fera plus l’objet de critiques aussi virulentes que celles que je
viens de citer.
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