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vendredi 3 décembre 2021

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (6)

    LES PREMIERES ANNEES DE 1830 À 1834 (4)

COMMENT LES FRANÇAIS METROPOLITAINS REAGIRENT-ILS FACE AUX VIOLENCES DE L’ARMEE EN ALGERIE ?

LA PRESSE FACE À LA POLITIQUE DE VIOLENCE ET DE TERREUR INSTAURÉE EN ALGÉRIE


Pour tenter de mesurer les informations dont la presse avait connaissance et donc qu'elle transmettait à l'opinion publique, je me servirai de deux sources :
      . Les mémoires du Baron Pichon, nommé intendant civil et qui était en poste en Algérie en 1832-33 au moment où Savary exerçait sa politique de terreur.
      . Les journaux (journal des débats politiques et littéraires et Sémaphore de Marseille)  des mêmes années.   
(Sources Gallica)

 LE LIVRE PLAIDOYER DU BARON PICHON DANS « ALGER SOUS LA DOMINATION FRANÇAIS SON ÉTAT PRÉSENT ET SON AVENIR » PARU  EN 1833.
Dans les mémoires du baron Pichon, écrites pour se justifier face aux critiques concernant son administration alors qu’il était en poste en Algérie, on trouve un long chapitre (livre 1 chapitre 8) concernant la manière dont la presse rendait compte des événements survenus dans l’ex-régence d’Alger. En voici quelques extraits significatifs :

 Le premier évoque le massacre de la tribu d’El-Ouffia

« Si les correspondants avaient vraiment été animés du zèle du bien public que n’ont-ils pas appelé l’attention sur tant d’objets dignes d’être signalés à l’opinion ?  Comme la presse a-t-elle gardé le silence sur l’exécution militaire commise, dans la nuit du 6 au 7 avril sur la petite tribu des El-Ouffias, une tribu amie qui était venue se placer, depuis notre arrivée, sous (notre) protection ? » Pourtant, cette affaire a été largement divulguée à Alger même , d’abord parce que  Savary a fait paraître une proclamation félicitant l’armée et ensuite du fait que le cheik des El-Ouffia a été publiquement jugé et exécuté le 21 avril.

A remarquer que le Baron Pichon avait écrit le 22 avril au président du conseil pour dénoncer cette exécution d’un innocent, on ignore ce qui s’en suivit.

Le second extrait condamne une exécution sans jugement « Comment la presse a-t-elle rien su des exécutions clandestines et faite sans jugement à Oran qui ont forcé le duc de Rovigo au si notable ordre du jour du 5 juin 1832 ? »

 Cet ordre du jour fut publié le 22 juin 1832 dans le « moniteur algérien » et ainsi mis  à la connaissance de tous les algérois et des correspondants de presse. « Le général en chef saisit cette circonstance pour informer les officiers … qu’il a appris, par des rapports dignes de foi que des hommes avaient été mis à mort sans jugement.. tout homme accusé et incarcéré est sous la protection de la loi… » (Baron Pichon page 407)

 La troisième affaire concerne l’incarcération et la déportation sans jugement d’autochtones : 

Pourquoi la presse n’a-t-elle pas «  appelé l’intérêt et la pitié sur les quinze ou vingt maures, turcs ou arabes, enfants, jeunes ou vieillards amenés à Marseille sur la Calypso et détenu au fort saint Jean … ils se plaignent d’être arrachés à leur pays et à leurs familles sans procès ni jugement. … tout Alger a connu les embarquements sur la Calypso. Si la déportation devait être infligée aux maures et aux arabes, pourquoi ne pas la prononcer publiquement ? ». En outre, tous les biens de ces déportés furent confisqués et vendus par l’armée.

 Pour expliquer ce silence de la presse, il écrit : «  ce silence ne peut s’expliquer que par la terreur qu’inspirent (les méthodes de l’autorité militaire)… tout est rentré sous le régime d’une occupation militaire pure et simple : la latitude du pouvoir, la discrétion sans borne que cette occupation entraîne .. sont faits pour inspirer à tout le monde une juste crainte.. Les natifs craignaient de se compromettre en s’adressant à notre gouvernement »

 LA MANIÈRE DONT  « LE JOURNAL DES DEBATS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES » RELATE LE MASSACRE DES EL-OUFFIAS

Afin de vérifier les allégations du Baron Pichon, je me suis permis de consulter ce quotidien, un  des rares journaux à la portée directe du lecteur sur le site internet de Gallica, pour la période allant d’avril à juin 1832, dates pendant lesquelles la presse était susceptible de rendre compte du massacre des El-Ouffias .

Le 22 avril 1832 parait l’article suivant :

"On nous écrit  d’Alger le 7avril  … pour vous faire part d’un événement militaire qui a produit dans Alger le meilleur effet. Il existe à deux lieues de la Ferme-Modèle, (un jardin de la banlieue actuelle d’Alger où étaient cultivées diverses plantes afin de constater si elles pouvaient s’acclimater dans le pays), une tribu qui avait commis quelques actes d’hostilité et qui, ces jours derniers, avait embauché (ou plutôt débauché) une vingtaine de soldats de la légion étrangère. Ce matin, à la pointe du jour, le général en chef… a fait cerner le village de cette tribu et, après une courte résistance, tout a été passé au fil de l’épée. Les soldats de la légion étrangère qui s’étaient laissé séduire ont été fusillés dans le village même. Un certain nombre de têtes d’arabes ont été exposées toute la journée dans le quartier des zouaves. On a pris aux arabes 3000 têtes de bétail … ce soir, les cafés sont illuminés et les habitants d’Alger de toutes les classes se sont empressés d’adresser au général en chef leurs félicitations sur le résultat de cette expédition conduite avec autant de prudence que de vigueur et qui, en imprimant aux arabes un singulier effroi, préviendra probablement toute attaque sérieuse de leur part.

A l’inverse de ce qu’écrit le Baron Pichon, l’affaire du massacre des El-Ouffias ne fut pas occultée par la presse. Cependant, on peut constater  que la version données par l’auteur de cet article est assez différente du récit que j’ai mentionné précédemment : selon ce qu’il rapporte,  l’extermination de la tribu fut due, non au fait qu’une ambassade a été attaquée, mais parce qu’elle était composée d’agitateurs hostiles ayant même débauché des légionnaires, sans doute pour s’en servir comme mercenaires. En outre, la lettre témoigne de la joie des algérois et qualifie l’action de Rovigo de prudente. (1)

Le massacre des El Ouffias a été cité une deuxième fois dans le journal des débats le 1er mai sous la forme d’un communiqué du ministère de la guerre. Il comporte deux pièces qui donnent une version sensiblement différente de ce qui est relaté le 22 avril :

     . Le premier document est le rapport du duc de Rovigo au ministre daté du 9 avril. Il mentionne bien que les ambassadeurs ont été détroussés et ajoute que les El-Ouffias avaient bien tenté de débaucher des légionnaires mais que ceux-ci ont prévenu leur chef qui leur a enjoint de jouer le jeu. (l’article du 22 avril précisait que les légionnaires ont été fusillés en tant que traitres). Rovigo ajoute aussi qu’après leur rencontre avec les El-ouffias, les soldats  ont été attaqués par une tribu voisine qui cherchait, elle aussi, à recruter des effectifs. Deux légionnaires sont retrouvés morts, la tête tranchée, sans que le duc sache qui a commis le crime.
     . Le deuxième texte a été écrit par le cheik des Krechichana le 12 avril. Rovigo lui avait enjoint de rechercher les effets volés aux ambassadeurs, il indique qu’il les a retrouvés chez certains membres de sa tribu mais, selon le cheik, ils avaient été déjà pillés par d’autres.

 Ainsi, le ministre désavoue implicitement le général en chef : les El-Ouffias ne seraient redevables que d’avoir tenté de débaucher des soldats, par contre, ce ne sont pas eux qui ont attaqué les ambassadeurs comme l’indique la lettre du cheik.

 Dans de telles conditions, on comprend que l’exécution du cheik des El-Ouffias survenu le 21 avril, après que la vérité ait été connue, n’ait pas été mentionnée dans « le journal des débats » : l’opinion publique, comme l’écrit le Baron Pichon, n’a donc été qu’imparfaitement informée par ce journal  : selon moi, l’article du 1er mai n’eut pour but que de noyer le public non averti, dans des détails qu’il ne pouvait comprendre sans avoir une connaissance approfondie du sujet ; seule la version du 7avril étant claire et explicite pour l’opinion publique, il est probable que la majorité des français dût penser que  Rovigo avait eu raison de tuer les  El-Ouffia et éliminer ainsi des fauteurs de troubles.

En ce qui concerne les deux autres affaires cités par le Baron Pichon, je n’en ai trouvé nulle trace dans les journaux.

  (1) A remarquer, en ce qui concerne la prudence du général en chef, l’analyse que fait de lui un de ses adjoints, le général Brossard : « Le caractère définitif du commandement et de l’administration du duc de Rovigo est une impétuosité brusque, violente, irréfléchie dans les paroles, et incohérente dans son action, ayant pour objet de faire prévaloir ses capricieuses volontés indépendamment de la nature des choses et, souvent en dépit de la raison, sans considération du juste et de l’injuste. ». Cette analyse n’est pas étonnante quand on sait que Savary fut ministre de la police sous l’Empire ! 

L’AFFAIRE DES TÊTES COUPEES

Dans son livre, le Baron Pichon indique que la presse a quand même évoqué, dans les journaux, l’affaire des têtes coupées au bout d’une pique :

 « Pour dire toute ma pensée .. j’ai vu avec peine, je l’avoue, nos journaux, en avril 1831, employés par les correspondants à préparer l’opinion aux têtes rapportées aux arçons des selles de nos cavaliers et roulant plusieurs jours dans les cours des casernes et vanter les avantages des supplices turcs comme privant le supplicié de tout espoir d’une autre vie.

N’est-ce pas une amère dérision que de parler de porter de cette manière la civilisation en Afrique ? »

Il évoque aussi en note de bas de page une réflexion d’un colon au duc de Rovigo : «  apportez des têtes ! des têtes ! Bouchez les conduits crevés avec la tête du premier bédouin que vous rencontrerez ! »

Cette pratique des têtes coupées est effectivement mentionnée dans la presse comme le montre un article du SÉMAPHORE DE MARSEILLE (22 AOÛT 1833) citant une lettre qui a été expédiée d’Alger :

« …Un certain nombre de têtes coupées feront plus pour leur civilisation et surtout pour la tranquillité de la colonie que tous les moyens de douceur qu’on pourrait employer…on ne peut être assuré de la soumission d’un musulman qu’en obtenant son changement de foi. Tant qu’il est fidèle à sa religion, il est fidèle à la haine envers les chrétiens dont cette religion lui fait une loi. »

Le rédacteur du journal indique à la fin de cette lettre qu’il n’est pas d’accord avec de telles allégations !

 La méthode des têtes coupées fut aussi évoquée lors d’un débat à la chambre des députés : voici un discours du baron Mounier cité dans « la gazette nationale ou le moniteur universel » du  20 avril 1833 :

« J’ai  toujours vu avec tristesse, même avec un sentiment pénible pour l’honneur national, les expéditions qu’on nous présentait comme des victoires où des colonnes sorties d’Alger fondaient sur des tribus arabes, massacraient tout ce qu’elles rencontraient et ramenaient leur bétail qui était ensuite vendu à l’encan. J’ai lu dans les bulletins non officiels mais imprimés dans des feuilles autorisées, je crois, par le gouvernement, que des cavaliers, je ne dirais pas français mais à la solde de la France, rapportaient des têtes suspendues à la selle de leurs chevaux,

Ce n’est pas là porter la civilisation en Afrique, c’est introduire la barbarie sous le drapeau français »

 Il paraît donc évident que l’opinion savait que cette infâme pratique des têtes coupées existait.

 L’AFFAIRE DE LA PROFANATION D’OSSEMENTS HUMAINS

 Je tiens à citer aussi une lettre citée dans le SÉMAPHORE DE MARSEILLE du 2 mars 1833, car il montre à quel point la violence et la cruauté peuvent déboucher sur des actes d’une ignoble infamie :

 « J’ai appris par la voie publique que, parmi les os qui servent à la fabrication du charbon animal, il s’en trouve qui appartiennent à l’espèce humaine ; mu par un sentiment de philanthropie, j’ai voulu me convaincre moi-même jusqu’à quel point on pouvait ajouter foi à un pareil bruit, je me suis rendu en conséquence à bord de la bombarde, la Bonne Joséphine, … venant d’Alger, et chargée d’os, là, après avoir examiné avec la plus grande attention, une certaine quantité de ces os, j’en ai reconnu plusieurs faisant partie, en effet, de la charpente humaine, j’y ai vu des crânes, des cubitus, et des fémurs de la classe adulte récemment déterrés et n’étant pas entièrement privés de parties charnues.

Une pareille chose ne devrait être tolérée et l’autorité compétente devrait empêcher que l’on continuât ainsi à trafiquer des restes des hommes… en commandant au peuple plus de respect pour les morts, il montrerait peut-être plus de respect pour les vivants. … l’existence des raffineries de sucre de notre cité ne serait pas menacée par la répugnance que l’on commence à manifester de se servir d’une substance dans laquelle entre une matière provenant du corps humain.

La politique de notre colonie d’Alger serait plus efficace en rendant plus favorable nos ennemis arabes et bédouins ; instruits qu’on leur enlève les ossements de leurs pères, (ils) sont dans un état de fanatisme religieux tel qu’ils mettent en pièces et dévorent même quelquefois les français faits prisonniers. Je vous prie, monsieur,  de bien vouloir insérer ma lettre dans votre journal … SEGAUD docteur en médecine

 Cet article mérite une double explication :

     . Lors de grands travaux publics d’aménagements (route, places..), il arrivait que l’on tombe sur des cimetières ; en ce cas, les ossements  étaient déplacés sans aucun respect pour les morts ; la lettre du docteur SEGAUD témoigne que ces ossements pouvaient être aussi récupérés pour être utilisés à des fins industrielles.
     . En effet, les sucreries avaient besoin d’ossements d’animaux : le sucre est naturellement une pâte molle  de couleur marron. Pour le blanchir, à cette époque, on utilise du « charbon  animal » qui a la propriété de décolorer les liquides. Il se présente sous la forme d’une poudre ressemblant à de la suie, on l’obtient en faisant chauffer des os à haute température à l’abri de l’air : faire commerce des  ossements humains pillés dans les cimetières pouvaient donc être une bonne affaire !
 
Il va de soi que cette affaire fit grand bruit, le ministre de la guerre fut informé et ordonna à l’intendant civil de la province d’Alger de mener une enquête pour déterminer les origines de ce commerce et pour le faire immédiatement cesser. 

On peut conclure de ce qui précède que l’opinion publique devait être partiellement informé des actes de cruauté et d’inhumanité était commis en Afrique. Hélas pour la vérité, le public était beaucoup mieux informé de l’attrait que suscitait la nouvelle colonie au titre de la colonisation que par les crimes qui s’y déroulaient. 


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