La PIETÀ RONDANINI présentée au château Sforza à Milan est la dernière œuvre de Michel Ange, il y travaillait même encore quelques jours avant sa mort : l'étude de cette statue permet donc de déterminer quelles furent les évolutions ultimes de sa pensée à la fois au niveau de son art mais aussi à celles de ses conceptions religieuses.
Cela est d'autant plus intéressant que l'on dispose de deux éléments qui permettent de mesurer les phases d'élaboration de cette pietà :
. D'abord sont conservés à l'Ashmodian Muséum d'Oxford les dessins préparatoires de l'œuvre.
. Ensuite et surtout parce que la statue montre deux phases successives d'élaboration.
Les ESQUISSES PRÉPARATOIRES témoignent de la phase initiale du projet : à l'origine, il n'était pas très différent de celui de la Pietà Bandini : la Vierge Marie est debout, soutenant de ses deux mains passées sous les aisselles le corps de son fils mort. Elle a du mal à le faire tant le corps de Jésus est lourd.
Comme sur la Pieta Bandini, le Christ est présenté comme un cadavre :
. la tête est renversée sur le côté sur une esquisse, et penche en avant sur l'autre,
. Les jambes sont ployées,
. Le corps présente une courbe qui semble le projeter vers le sol,
. Les deux bras pendent de part et d'autre du corps, animés seulement par le mouvement que la Vierge leur imprime.
Le corps du Christ recèle, par la torsion qui le caractérise, une tension habituelle aux sculptures de Michel Ange mais cette tension est celle de l'abandon et de la mort et non la manifestation d'une énergie vitale.
La SCULPTURE SUR MARBRE effectuée est totalement différente de l'esquisse tant au niveau de sa forme qu'à celle des conceptions mentales qui la sous-tendent. La comparaison avec la Pietà Bandini le montre à l'évidence.
En premier lieu, le corps de Jésus, la seule partie de la statue qui semble achevée, n'est plus celui d'un homme musculeux, dont les traits corporels ressortent vigoureusement, ils sont si adoucis que le corps en paraît lisse, on retrouve les traits du David mais aussi ceux des statues d'Apollon de l'époque Greco-romaine. Cette caractéristique se remarque tout particulièrement au niveau des jambes : aux formes décharnées de la Pietà Bandini se substitue une plastique harmonieuse. Le terme d'harmonie est d'ailleurs ce qui qualifie le mieux l'aspect du Christ dans cette sculpture.
De même, le corps n'est plus violemment déformé par la mort, les jambes sont à peine ployées et surtout la tête est à peine penchée presque redressée,
La sculpture des bras de Jésus est, pour moi, l'élément essentiel qui témoigne du changement mental qui s'est opéré chez Michel Ange.
Pour en mesurer l'importance, il faut considérer la statue du côté droit : on voit y apparaître deux bras que j'ai numérotés :
-1 le premier bras témoigne de la première phase de la sculpture : Michel-Ange l'a représenté tel qu'il apparaît sur l'esquisse, il pend le long du corps dans un geste d'abandon. S'il subsiste toujours, c'est que la statue n'était pas terminée, il est évident que l'artiste aurait détruit cette partie, il a d'ailleurs commencé à le faire en supprimant le raccordement de ce bras au torse de Jésus.
-2 le manteau de la Vierge Marie qui forme une courbe enserrant le corps de son fils,
-3 le bras définitif apparaît derrière le manteau de la Vierge ; il est bien visible même s'il est à peine dégagé de la pierre.
le bras gauche (4) est sculpté de la même manière, ressortant à peine de la pierre.
Une telle évolution donne tout son sens à la signification de cette pietà : le Christ n'est plus ce corps mort qui s'affaisserait lourdement sur le sol s'il n'était pas soutenu, il devient un être longiligne qui, pour moi, évoque plus l'Ascension que la Passion, la Résurrection plus que la descente de la croix.
Cette impression est encore renforcée par la manière dont la Vierge est représentée :
. dans la Pietà Bandini, elle est assise et peine à tenir le corps de Jésus que l'on vient de descendre de la croix, si elle n'était pas aidée par Nicomède, le cadavre s'affaisserait sur le sol.
. Par contre, la Pietà Rondanini présente la Vierge Marie debout derrière son fils qu'elle enveloppe de son manteau : la main droite est posée sur son épaule : on a la sensation qu'elle accompagne le corps du Christ semblant sortir de la mort pour prendre son ascension vers le ciel par la résurrection.
Cette impression est renforcée par la composition de cette Pietà qui mèle étroitement le corps de la Vierge et de son fils dans une courbe d'une étonnante harmonie. Il en est de même de la juxtaposition des deux visages qui, même non terminés, renforcent cette impression d' harmonie.
Le choix effectué par Michel Ange d'une Vierge Marie qui accompagne le corps du Christ mort sur la voie de résurrection n'est pas fortuit : cette sculpture est réalisée à l'époque où vient de se terminer le concile de Trente (1545-1563) qui a recréé de nouveaux concepts religieux pour la chrétienté catholique : ils montrent que l'homme seul, sans secours, ne peut accéder au salut et qu'il a besoin de l'intercession de la Vierge et des saints pour le faire : pour une âme aussi tourmentée que celle de Michel Ange, cette vision renouvelée de l'intercession comme porte du salut (déjà existante par le culte ancien des reliques) fut sans doute un élément important dans l'évolution de sa piété, c'est probablement ce qui explique cette vision nouvelle de la PIETÀ RONDANINI : la Vierge Marie devenant moins une mère éplorée que celle qui aide à gagner le ciel.
Si on replace cette pietà dans l'évolution générale des mentalités du XVIe siècle, elle témoigne de la fin du "règne de la mort" et de la prégnance de Satan sur la terre, les deux composantes religieuses élaborée au XVIe siècle l'avaient permis :
. Le catholicisme par l'importance accordée aux intercesseurs,
. Le protestantisme par la primauté de la foi sur les œuvres humaines.
L'art subira ensuite une nouvelle évolution qui mènera aux fastes de l'art baroque...