LA SITUATION DE L’ALGÉRIE SELON LOUIS
VEUILLOT DANS
« Les français en Algérie » 1841
Avant de décrire la période allant de 1841 à 1847 que
j’ai qualifiée d’ERE BUGEAUD, je voudrais citer quelques extraits d’un livre de
Louis VEUILLOT (1813-1883),
journaliste et écrivain français, catholique ardent et défenseur de
l’ultramontanisme qui se rendit en Algérie et publia en 1841 un livre polémique
appelé « LES FRANÇAIS EN ALGÉRIE » dans lequel il expose la situation
réelle de la colonie.
Dans le premier extrait, l’auteur décrit d’abord la ville d’Alger et son
impression apparente de prospérité :
Mais tout cela ne va pas plus loin que le versant nord du Sahel et la ceinture de postes militaires qu'on lui a donnée. Si l'armée cessait un moment de couvrir ces enclos de son ombre, ils n'existeraient plus. Tous ces producteurs de salades et de primeurs, dispersés comme en pleine paix, seraient hors d'état de défendre un seul jour leurs jardinets et leurs villas. »
Dans le deuxième extrait, il décrit la situation d’une des premières
colonies appelée Dely-Ibrahim et le dialogue qui s’est instauré entre les
colons et le gouverneur (peut-être Bugeaud)
« A deux lieues d'Alger
on trouve la colonisation vantée de Dely-Ibrahim. C'est un village composé
de deux rangées de mesquines maisons bordant la route, semblable à tous
les villages qu'on voit aux abords des villes.. Aucune trace de culture
n'apparaît autour des maisons, et j'y ai vu une pauvre femme qui pleure
son enfant, enlevé par les Arabes. Le maire et la garde nationale,
composée d'une cinquantaine d'hommes, sous des armes rouillées,
attendaient le gouverneur à l'entrée de l'unique rue. …il demanda de quoi
vivait la population, puisqu'il ne voyait que de l'herbe dans les champs.
On lui répondit que le village se rendait fort utile à l'armée en aidant
à ses transports sur Douera, Boufarik et Blida.
-Je comprends, dit le gouverneur, par quel secret vous existez
et j'apprécie les services que l'armée reçoit de vous. Cependant remarquez
qu'il n'y a pas de colonisation sans culture. L'armée n'aura pas toujours
besoin de vos transports. Il faut que vous appreniez à produire vos
aliments.
- Mais, firent observer les habitants, nous ne pouvons pas sortir
que nous ne courions le risque d'être enlevés ou tués … (en outre) il y a
un M*** qui se dit propriétaire de toutes les terres qui nous environnent,
jusqu'à présent nous n'avons pu disposer que d'un petit jardinet, qui
encore nous est contesté.
Le gouverneur n'eut plus rien à dire. Il faudrait d'abord retirer à ce propriétaire l'immense concession qu'on lui a faite, ou l'obliger à travailler le sol qu'il garde improductif jusqu'au moment où les chances de la guerre lui permettront de le revendre à haut prix. En attendant, Dely-Ibrahim est un village de charretiers et de cabaretiers. Que l'armée se retire ou soit seulement forcée de s'éloigner durant quelques jours, tout est anéanti. »
Ces villages « ne sont en réalité qu'un embarras pour l'armée, qui est forcée de les
garder quand l'ennemi l'appelle ailleurs. L'effectif de nos forces, déjà
diminué par les maladies, se trouve ainsi réduit d'un quart
au moins. »
Louis Veuillot montre également que le problème de la possession des terres se pose partout dans la colonie :
« Comme à Dely-Ibrahim, certains propriétaires qu'on n'a jamais vus, et qui prétendent avoir acheté le terrain avant qu'on ne l'eût conquis, jettent l'administration dans des embarras inextricables. Il n'est pas facile de repousser leurs prétentions : ils ont des amis dans les bureaux, dans les journaux, dans les Chambres. On ne peut se faire une idée des difficultés sans nombre que soulève la question de savoir à qui appartient ce sol. »
L’extrait suivant montre la situation catastrophique des garnisons dispersées dans les territoires que l’on dit conquis :
« Vous possédez la surface qu'ils occupent et les alentours jusqu'à portée de fusil, mais à condition de n'y rien semer, de n'y rien bâtir ; à condition d'avoir derrière vos fossés suffisamment de vivres et de munitions pour attendre la colonne de ravitaillement. Lorsqu'il n'y a pas d'eau dans l'intérieur du camp, les soldats ne vont à la fontaine qu'en force suffisante ; ils sont dévorés de vermine, excédés de fatigue et d'ennui, décimés par la fièvre, par le soleil, par les exhalaisons pestilentielles des marécages. Heureux ceux qui peuvent lire quelques lambeaux d'un vieux journal ! J'ai entendu des officiers enfermés dans ces prisons brûlantes, dire que l'esprit le mieux trempé ne peut résister à trois ou quatre mois d'un pareil supplice. Beaucoup s'adonnent aux liqueurs fortes, demandant à l'abrutissement de les sauver de la folie. Vous entretenez dans chacun de ces endroits un certain nombre de troupes et quelques cabaretiers qui empoisonnent ce que la fièvre et l'Arabe ont laissé vivre. Voilà votre province d'Alger ! »
Cette situation quasiment invivable décrite par Louis VEUILLOT n’est qu’un des volets de la vie quotidienne des soldats. Il ne décrit en effet que les contingences matérielles ; en réalité, il faut ajouter les harcèlements continuels des combattants arabes, c’est en particulier ce que mentionne le capitaine de Saint Arnaud dans une de ses lettres datée de 1838 :
« On nous tient en haleine par des bruits d'attaque qui ne se
réalisent jamais. Toutes les nuits, nous sommes sur pied, nous patrouillons. Il
y a, dit-on, un camp de 5000 Arabes réunis à cinq lieux de nous et qui n'attend
que le moment favorable pour venir nous chasser de notre camp. Je crois, en
vérité, que nos espions se moquent de nous »
« Les bédouins continue à couper des têtes. On attribue ce
passe-temps à des coupables isolés, étrangers à la plaine, descendus des
montagnes pour aider aux moissons et que leur fanatisme a poussé contre
nous. »
« Des alertes continuelles et toujours insignifiantes (nous obligent à) nous mettre sur pied à toute heure du jour et de la nuit, nous sommes toujours à nous en demander les causes. Dès qu'on aperçoit quelques cavaliers arabes, du plus loin que la plus forte de lunettes peut découvrir, vite en campagne et, après cinq heures de promenade, on revient sans avoir rien vu. »
Louis VEUILLOT exprime en une phrase la conclusion de ce qu’il a
observé :
« En définitive, il semble que nous n'avons su faire jusqu'à
présent ni la guerre ni la paix. L'armée, malgré le chiffre effrayant de
son effectif, n'est pas assez nombreuse, parce que la moitié est ou malade ou
réduite à garder soit des légumes, soit des fossés, soit des murs. »