L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS
ALEXIS
DE TOCQUEVILLE
Alexis de
Tocqueville s’est intéressé au problème de l’Algérie à deux reprises :
. En 1841, il publie un opuscule de 55 pages
appelé « travail sur l'Algérie »
. En 1847, il est rapporteur des travaux de
la « commission chargée d’examiner le projet relatif aux crédits
extraordinaires demandés pour l’Algérie ». Le rapport, lu à la chambre
des députés le 21 mai 1847, est conservé dans les procès-verbaux de cette
assemblée.
Ces deux
documents correspondent exactement au séjour de Bugeaud en tant que gouverneur
général et il est intéressant de les comparer afin de déterminer l’évolution
survenue à la fois dans les conceptions formulées par Tocqueville et, plus
généralement, dans les mentalités dominantes à propos du fait colonial.
Je découperai mon propos en trois parties
-
L’approbation de la politique menée par la
France en Algérie et en particulier par Bugeaud,
-
L’état réel de l’Algérie et les illusions
qu’il suscite,
-
Les perspectives d’avenir.
L’APPROBATION DE LA POLITIQUE MENEE PAR LA FRANCE EN
ALGERIE ET EN PARTICULIER PAR BUGEAUD
Cette approbation, selon moi, concerne trois
aspects :
.
l’intangibilité de la présence française en Algérie et les arguments qui la
démontrent.
.
l’acceptation de la colonisation.
. la
caution de la politique de terreur.
LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’INTANGIBILITÉ DE LA PRÉSENCE
FRANÇAISE EN ALGERIE
Dès 1841, alors que des doutes subsistent sur cette
présence, elle est clairement proclamée par Tocqueville.
Pour cela, il utilise d’abord trois justifications politiques
que l’on retrouve chez tous ceux qui sont partisans du maintien de la France
sur la côte nord-africaine :
. D’une manière
générale, abandonner une conquête est signe de faiblesse, de repliement sur soi
et de décadence.
. L’Algérie possède une place de choix dans la
géopolitique méditerranéenne : grâce aux deux ports de Mers-El-Kebir et
d’Alger dont l’importance stratégique est essentielle et qui pourront devenir
des bases navales, la France pourra dominer et contrôler toute la Méditerranée
occidentale.
. En cas
d’évacuation de l’Algérie, d’autres puissances pourraient s’y installer faisant
évoluer le rapport de force au détriment de la France.
. A ces
affirmations, il ajoute surtout un argument civilisationnel : la conquête a mis
le « contact,
même par la guerre, entre deux races dont l'une est éclairée et l'autre
ignorante, dont l'une s'élève et l'autre s'abaisse. Les grands travaux que nous
avons déjà faits en Algérie, les exemples de nos arts, de nos idées, de notre
puissance ont puissamment agi sur l'esprit des populations mêmes qui nous
combattent avec le plus d'ardeur et qui rejettent avec le plus d'énergie notre
joug.
En
un mot, il est évident pour moi que, quoi qu'il arrive, l'Afrique est désormais
entrée dans le mouvement du monde civilisé et n'en sortira plus. Il faut donc
conserver Alger. »
Il ajoute également une phrase qui résume bien sa pensée
et ses illusions : « la société européenne est venue, la société civilisée et
chrétienne est fondée »
Ainsi, selon Tocqueville, la
France a commencé à apporter à l’Algérie les lumières de notre civilisation,
les autochtones ont entamé leur progression vers le progrès du fait qu’ils
peuvent observer tous les jours la supériorité de notre civilisation occidentale :
les abandonner conduirait à les faire retomber dans leur ignorance !
Cet état d’esprit et le concept
de la supériorité de la race blanche sur les autres peuples ressentis comme
arriérés est une idée acceptée et défendue par la plupart des penseurs du 19è
siècle et au-delà.
Dans le rapport de 1847, Tocqueville n’évoque même
pas le problème du maintien de la
présence française en Algérie, tant il est évident qu’il n’est plus remis en
cause : les victoires de l’armée française de la période Bugeaud ont
conforté tous ceux qui considéraient que la possession de l’Algérie est
désormais intangible.
LA NÉCESSITÉ D’AMPLIFIER LA COLONISATION
En 1841, alors que l’échec de
la colonisation de la Mitidja est patent et que les ordonnances
gouvernementales ouvrent prudemment les règles concernant l’émigration en Algérie,
Tocqueville fait l’apologie de la
colonisation en indiquant qu’elle est absolument nécessaire si la France veut
se maintenir en Algérie et si elle veut diminuer les lourdes charges
occasionnées par la présence d’une armée importante :
Voici ce qu’il écrit : « La colonisation sans la domination
sera toujours, suivant moi, une œuvre incomplète et précaire »…
« En un
mot la colonisation partielle et la domination totale, tel est le résultat vers
lequel je suis convaincu qu'il faut tendre, »… « tant que nous
n'aurons pas une population européenne en Algérie, nous serons campés sur la
côte d'Afrique, nous n'y serons pas établis. Il faut donc faire marcher
ensemble, s'il est possible, la colonisation et la guerre…, si une population européenne est
plus difficile à établir en Afrique pendant la guerre, cette population, une
fois établie, rendrait la guerre plus facile, moins coûteuse et plus
décisive en fournissant une base solide aux opérations de nos armées »
Dans le rapport de 1847 rappelle,
cependant, que la France ne peut cependant pas faire tout ce qu’elle veut, eu
égard aux dispositions de la capitulation d’Alger concernant la
propriété :
« On nous livrait la ville, et, en retour,
nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la
propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis avec toutes
les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas
nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ?
Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne
politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent. »
Ces citations montrent bien
l’ambiguïté de la pensée de Tocqueville qui essaie de concilier deux réalités
inconciliables :
-
L’acte de
capitulation de 1830 a garanti aux habitants le respect de leurs propriétés, de leur
religion et par voie de conséquence de leurs coutumes et de leur civilisation.
-
La nécessité de la
colonisation implique que la France puisse récupérer des terres pour y
installer les colons.
Pour tenter de résoudre cette
contradiction, Tocqueville, dans son rapport de 1841, prône trois modes
d’action :
.
l'expropriation effectuées des terres appartenant aux tribus hostiles à
l’occupation française et ayant fui pour rejoindre la rébellion. Ces terres
seraient définitivement confisquées même si ces tribus arrivent à rémission et
acceptent de faire allégeance à la France : « La plus grande partie de la plaine de la Mitidja appartient à des tribus
arabes qui, de gré ou de force, sont aujourd'hui passées du côté
d'Abd-el-Kader. Il faut que l'administration devenant la maîtresse de ce
territoire, il ne soit point rendu, même à la paix. Les tribus qui l'occupaient
nous ont fait la guerre ; leur terre peut être confisquée d'après le droit
musulman. C'est un droit rigoureux dont il faut, dans ce cas, user à la
rigueur. »
. Le rachat des terres acquises d’abord par
des spéculateurs européens dans le seul but de les revendre sans ayant pour
objectif de les mettre en valeur, « soit de gré à gré, soit de
force, en les payant largement…. de très grands
espaces sont non pas occupés, mais possédés par des Européens qui les ont
acquis des indigènes… la plupart, qui sont des agioteurs en fait de terres, ne
vendent point parce qu'ils pensent qu'une époque viendra où ils pourront faire
de meilleures affaires que maintenant. »
. ce mode de rachat concernera
aussi les terres des tribus aux mêmes conditions : « il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur
de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader
à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune
partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de
transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait
sous la forme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. »
cette dernière allégation montre clairement la méconnaissance manifestée
par Tocqueville du régime de propriété des terres que l’acte de capitulation de
1830 avait pourtant accepté de respecter.
Tocqueville était néanmoins conscient que faire racheter ces terres
soi-disant vacantes par l’administration risquait de mettre en péril la survie des tribus : en effet, la
plupart des terres des tribus étaient communes du fait qu’elles étaient utilisées
soit pour des cultures temporaires comme c’était le cas dans la Mitidja, soit
en tant que terres de parcours pour les troupeaux (terres Arch).
Pour y pallier, il cautionne les idées défendues par Bugeaud :
resserrement, cantonnement, sédentarisation.
il ne s’agit pas de déplacer
les tribus pour laisser leurs terres aux colons, car cette politique « a pour effet d’isoler les deux races l’une
de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. » en conséquence, « On
doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire »
Celle-ci implique la sédentarisation des
tribus et avec construction de maisons et pratique de l’agriculture. Certains
« désirant
nous complaire ou profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont
bâti des maisons et les habitent. Dans (la province) de Constantine, de grands
propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et
adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine
de Bone, Carési, cultive ses terres à l’aide des bras et de
l’intelligence des Européens…(ce sont) d’heureux indices de ce qu’on pourrait
obtenir avec le temps. »
Ces idées
illustrent parfaitement les théories raciales exprimées dans le paragraphe
précédent : les peuples africains sont arriérés, si on veut les faire
progresser vers le progrès, il est nécessaire de les mettre au contact avec les
colons européens en les amenant à constater les bienfaits de la civilisation
occidentale. On a l’impression, à la lecture de ces citations, que Tocqueville,
à l’image de ses contemporains, justifie par de nobles ambitions, la nécessité
de confisquer les terres sans se préoccuper du devenir réel des tribus ainsi
dépossédées. En fait, pétri de l’idée
de la supériorité de la civilisation occidentale et du progrès qu’elle
apportera aux peuples arriérés, il se refuse à concevoir que ces peuples, soi-disant
arriérés, puissent avoir conçus des modes de vie adaptés à leur environnement,
par essence même, différents de ceux des européens.
En ce qui concerne la manière dont doit s’effectuer la colonisation.
Tocqueville mentionne la nécessité, comme le prône Bugeaud, de ne pas laisser les colons
s'éparpiller dans la campagne mais de créer de manière rationnelle et
coordonnée des villages de colonisation,
il prône également une méthode semblable à celle que Bugeaud et Guyot voulurent
pour l’Algérie à toutefois une exception la terre doit être vendue aux colons
et non concédées aux colons :
« L'administration doit cadastrer avec soin
le pays à coloniser, et, autant que faire se pourra, l'acquérir afin de le
revendre à bas prix aux colons quitte de toute charge. Elle doit
fixer l'emplacement des villages, les fortifier, les armer, les tracer, y faire
une fontaine, une église, une école, une maison commune et pourvoir aux besoins
du prêtre et du maître. Elle doit forcer chaque habitant à loger lui et son
troupeau dans l'enceinte et à clore son champ. Elle doit les soumettre tous aux
règles de garde et de défense que la sécurité commande ; et mettre à la tête de
leur milice un officier qui maintienne dans la population quelques habitudes
militaires et puisse les commander au dehors. Il faut de plus que, soit par
elle-même, soit par l'intermédiaire de compagnies colonisantes, elle
fournisse aux colons soit des animaux, soit des instruments, soit des vivres,
afin de faciliter et d'assurer la naissance de l'établissement »
Par contre, il s´oppose à Bugeaud sur une de ses
idées-forces : L’implantation des colonies militaires chères au Maréchal
« Quant
aux colonies militaires, je dirai d'abord qu'il faudrait ne les composer,
d'abord au moins, que d'hommes non mariés. Ce qui est un inconvénient immense.
C'est avec des familles et non des individus qu'on colonise…, il paraît bien
déraisonnable de croire qu'on trouvera beaucoup de soldats qui, après leur
service, veuillent rester en Algérie pour y cultiver la terre militairement
en vue d'avantages éloignés et précaires. … même si au bout d'un certain nombre d'années, ils
doivent devenir propriétaires libres. »
Tocqueville
indique enfin que la seule solution permettant la réussite de la colonisation de l’Algérie est que les colons
en tirent avantage :
. En leur
vendant la terre en toute propriété,
. En les
laissant se placer où ils veulent et cultiver comme ils l’entendent sans leur
imposer quoi que ce soit,
. En leur
permettant de s’enrichir et pour cela en leur permettant de vendre « chèrement et aisément » leurs
productions en France ainsi, il faut que la métropole achète désormais son
tabac en Algérie plutôt que de l’importer d’Amérique.
« L'appât
du gain et de l'aisance attirera bientôt dans le Massif et dans la Mitidja
autant de colons que vous pourrez en désirer » : tel est le message que Tocqueville livre
des ambitions de cette société qu’il voudrait implanter dans la colonie au nom
de sa supériorité !
LES MÉTHODES DE GUERRE
Dès 1841, Tocqueville cautionne
la méthode des razzias en indiquant qu’elle est la seule qui puisse vaincre les
tribus. Par voie de conséquence, il approuve la nouvelle
stratégie de guerre mise en place par Bugeaud :
« On
peut donc dire, en thèse générale, qu'il
vaut mieux avoir plusieurs petits corps mobiles et s'agitant sans cesse autour
de points fixes que de grandes armées parcourant à de longs intervalles un
immense espace de pays. »
De plus, il avalise les méthodes de terreur et de
violence commandées de Bugeaud en dépit
de leur inhumanité et tente même de les justifier en montrant, qu’au final,
elles se sont révélées bénéfiques.
Son argumentation est assez surprenante : selon
Tocqueville, la nouvelle technique militaire a permis non seulement d’emporter
la victoire mais aussi d’apprendre à connaître les tribus arabes, d’étudier
leur comportement et de discerner leurs mentalités :
« La longue guerre… nous a montré les peuples indigènes dans toutes les
situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des
territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus
exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les
peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de
les connaître. C’est la victoire qui, établissant des nécessaires et nombreux
entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées,
dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. »
« L’armée n’a pas montré moins
d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple
conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patience et de
tranquille énergie en le soumettant à nos armes. ...
nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes
parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent
chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements »
Cette meilleure
compréhension a permis à l’armée de constater deux particularités que
Tocqqueville résume ainsi :
. « la société
musulmane d’Afrique n’était pas incivilisée, elle avait seulement une
civilisation arriérée et imparfaite »
. « les peuples à demi-civilisés
comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence, ils n’entendent bien
que la justice… la justice exacte et rigoureuse »
On en revient
donc toujours à la même idée : les autochtones algériens sont à demi civilisés, de ce fait, ils ne
peuvent comprendre que la loi du plus fort ; c’est seulement par la loi du
plus fort que l’on pourra les faire progresser dans la voie du
progrès : il faut donc
nécessairement que les tribus soient tenues d’une main de fer par le pouvoir
militaire. C’est seulement quand ces tribus auront été vaincues que l’on pourra
les civiliser en leur montrant tous les bienfaits de notre civilisation.