REMARQUE
. Tous les articles de ce blog ont été rédigés par moi-même sans emprunt littéral à d'autres auteurs, ils sont le fruit d'une documentation personnelle amassée au cours des ans et présentent ma propre vision des choses. Après tout, mon avis en vaut bien d'autres.
. Toutes les citations de mes articles proviennent de recherches sur les sites gratuits sur Internet



Mon blog étant difficilement trouvable par simple recherche sur internet, voici son adresse : jeanpierrefabricius.blogspot.com

jeudi 9 juin 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (24) : LE SYSTEME BUGEAUD

  LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

 UN ÉCHEC QUASI-GENERAL SELON LES RÉCITS ET ANALYSES  DES CONTEMPORAINS : 

L’EXEMPLE PARTICULIER DE TROIS VILLAGES DE COLONISATION : SAINT FERDINAND, SAINTE AMELIE ET ZERALDA

Le village de ZERALDA avait été constitué selon le système du comte Guyot dont M Bussières, dans son livre, LE MARÉCHAL BUGEAUD ET LA COLONISATION DE L’ALGERIE, (Revue des Deux Mondes, 1853) rappelle les caractéristiques essentielles

« Ce système.. consistait à admettre les colons riches ou pauvres, à leur livrer sur place, pour une somme de 6 à 800 francs ou souvent à titre gratuit, les matériaux de construction d’une maison que chacun élevait à sa guise sur le lot qui lui était concédé. »

Quoique l’auteur ait écrit le contraire par ailleurs, au début, les colons n’étaient pas livrés à eux-mêmes : «  On leur prêtait en outre, autant qu’on le pouvait, des bœufs pris dans les parcs de l’administration militaire, des moutons de même origine, dont la laine et le croît restaient au colon, tenu seulement de représenter, lorsqu’il en était requis, un même nombre de têtes et un poids de viande sur pied égal à celui que les parcs lui avaient fourni. Diverses subventions en nature pour les semailles ou pour la subsistance du colon et quelques défrichements opérés par l’administration complétaient les moyens d’assistance que le gouvernement mettait à la disposition du colon ».

Pourtant, cette assistance ne pouvait durer longtemps et la situation du village de ZERALDA, fondé en 1843, devint vite catastrophique, c’est ce que constate M BUSSIERES  lors de son périple en Algérie :  

ce village « mérite d’être cité comme type de l’extrême misère, …Il se composait de 30 concessions de 15 hectares chacune : on avait cru devoir compenser la qualité par la quantité; mais après quatre années d’existence, 40 hectares à peine étaient défrichés. Tous les colons, à l’exception de deux ou trois, étaient arrivés là sans aucune ressource. … Pour les faire vivre, on les employa aux terrassements de leur grand fossé, au nivellement de leurs rues et de leur route…Un tiers des concessions était devenu désert ; on ne voyait que maisons vides et fermées, les murs à moitié décrépis par les pluies, les volets descellés et pendants ou battant au vent. Que si vous vous informiez du sort de ceux qui les avaient occupées, on vous répondait : Celui-ci a abandonné, celui-ci aussi, cet autre également. Cinq familles étaient dans ce cas. Mais celle-ci ? Morts. Et celle-ci ? Morts. Et celle-ci encore ? Orphelins ; le père est mort. Quant aux vingt concessionnaires survivants, ils se mouraient »

Les deux villages de SAINTE-AMELIE (53 familles) et SAINT-FERDINAND (51 familles) auquel s’ajoute un hameau appelé le MARABOUT D’AUMALE (10 familles) ont été créé en 1843  selon un système concurrent de celui du comte Guyot prôné par le colonel Marengo.

Ce système était apparemment plus favorable à l’instauration d’une colonie prospère et s’adressait à des colons plus fortunés (nécessité de justifier d’un apport minimum de  3000 francs dont 1500 francs pour subvenir aux dépenses nécessaires à l’exploitation) :

le colonel Marengo « livrait la maison bâtie et un certain nombre d’hectares défrichés. Ce nouveau mode s’adressait à des colons présumés plus riches. Ils trouvaient, en arrivant, le village tout construit et n’avaient qu’à s’installer, en payant 1,500 francs ou 3,000 francs, selon qu’ils prenaient une maison par moitié ou en entier. Toutes les maisons, bâties uniformément sur un égal espace de terrain, étaient en effet doubles, c’est-à-dire disposées de manière à pouvoir contenir deux ménages. Les maisons étaient rigoureusement alignées et espacées. L’intervalle qui les séparait devait servir de jardin, et chaque jardin se trouvait, comme la maison, coupé en deux parties égales, suivant l’axe qui partageait la façade »

M BUSSIERES visita également ces deux villages et constata, à SAINT-FERDINAND   un échec semblable à celui observé à ZERALDA

Saint-Ferdinand, ..  était .. dans une situation précaire. .. Des 51 concessionnaires qui avaient primitivement peuplé ce village et son hameau, le Marabout d’Aumale, 25 étaient partis, 8 nouveaux étaient survenus ; mais, par suite d’autres mutations, le nombre total se trouvait, en 1847, réduit à 29. Sur ce nombre, il n’y avait, il est vrai, que deux célibataires ; tous les autres avaient une famille. Les colons travaillaient avec peu de courage, rebutés sans doute par les mauvaises conditions dans lesquelles ils étaient placés, et qui avaient fait émigrer la moitié d’entre eux. Ils n’avaient encore rien ajouté aux défrichements qu’ils trouvaient tout faits en prenant possession de leur maison de 1.500 francs, L’intention sur laquelle reposait le système du colonel Marengo, c’est-à-dire celle de former une colonisation qui, composée de gens possédant un petit capital, pût se soutenir par elle-même, était complètement trompée. Pendant les quatre premières années (de 1843 à 1847), l’administration avait fourni aux colons leurs semences, qu’ils s’empressaient de vendre au lieu de les mettre en terre. Pour arrêter ce commerce, M. Cappone, gendre du colonel Marengo et maire de Saint-Ferdinand, prit le parti de ne distribuer les semences qu’au fur et à mesure des labours exécutés. Les colons de Saint-Ferdinand n’avaient du propriétaire que la prétention de ne vouloir pas travailler pour autrui,.. . Les résultats obtenus n’étaient cependant pas encourageants mais il faut tenir compte de la nature sauvage et dure de ces terres, calcinées depuis des siècles par un soleil dont la broussaille ne les défend pas, balayées chaque année par des pluies torrentielles qui en emportaient l’humus et ne cessaient de creuser que lorsqu’elles rencontraient un sous-sol lisse, glissant et compacte comme du savon …

Ce qui a aidé les colons à se soutenir, c’est le foin qui vient de lui-même en Algérie partout où la broussaille et le palmier nain lui laissent un peu de place. Quelques pluies d’hiver suffisent pour créer partout des prairies sauvages plutôt encore que naturelles, où le sainfoin, la luzerne et les autres plantes fourragères se développent avec une abondance qui tient du prodige et une admirable vigueur ; mais, en ceci encore, le Sahel est bien inférieur à la plaine. Néanmoins le foin est, pour lui, comme une manne qui lui tombe du ciel. »

 

Le village de Sainte-Amélie possédaient à l’origine des conditions plus favorables, pourtant, là  aussi, l’échec du projet était patent :

« Sainte-Amélie n’en a pas moins éprouvé les mêmes vicissitudes que Saint-Ferdinand. Pour 54 concessions, elle ne comptait que 30 concessionnaires, dont 8 ou 9 avaient, il est vrai, des concessions doubles, ce qui portait à 38 ou 40 le nombre des concessions occupées. Les autres, ou n’avaient pas trouvé de preneurs, ou étaient redevenues vacantes par suite d’éviction ou d’expropriation. »

Ces échecs amenèrent M BUSSIERES à tenter de leur donner une explication  globale  :

« Pour opérer (les) transformations (nécessaires), on ne trouvera que des colons pauvres, des hommes de travail et de privations, auxquels il faudra toujours plus ou moins venir en aide. Bien peu d’hommes possédant un capital petit ou grand seront tentés de le sacrifier en le confiant à une terre qui ne le rendra peut-être qu’à leurs successeurs.

 … Ne nous hâtons pas de jeter la pierre à ceux-là-même qui ont faibli. Sans parler des maladies et de la mort, il y a eu là des épreuves plus fortes que la dose de constance ordinairement donnée à la nature humaine, et parmi ceux qui se sont trouvés des plus faibles là-bas, beaucoup peut-être mériteraient encore d’être comptés parmi les plus forts d’ici. »

mercredi 25 mai 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (23) : LE SYSTEME BUGEAUD

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

 UN ÉCHEC QUASI-GENERAL SELON LES RÉCITS ET ANALYSES  DES CONTEMPORAINS : 

Pour rendre compte de ces témoignages, je diviserai mon propos en quatre parties :      
     . La situation d’ensemble des colonies civiles 
     .  L’exemple particulier des trois villages de Saint-Ferdinand, Sainte-Amélie et Zeralda
      .  L’échec de la politique de Bugeaud concernant la prise en charge de la défense de l’Algérie par les colonies tant civiles que militaires..  
    . Quelques rares réussites 

LA SITUATION D’ENSEMBLE DES COLONIES CIVILES 

M DESJOBERT, député de la Seine-Maritime de 1833 à 1853, très critique à l’égard de la colonisation, présente une situation quasiment apocalyptique de l’état des villages de colonisation : 

« A la porte d'Alger, dans les villages du Sahel, les colons désertent, chassés par la faim. S'il en reste quelques-uns, c'est qu'ils n'ont plus la force de se traîner. Dans un grand nombre de maisons il n'y a plus d'habitants, ils sont ou morts, ou à l'hôpital, ou en fuite. Dans une maison, sept personnes n'avaient pas mangé depuis trois jours et attendaient la mort. (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846)) 

Dans la plaine de la Mitidja, la misère et la désolation sont plus grandes encore. Depuis cinq mois, au Fondouck, (colonie fondée en 1844 pour 150 familles) sur une population de 280 habitants, il en est mort 120. » (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846) 

Dans la province de Constantine : de nombreux colons arrivent tous les jours à Guelma, traînant après eux des familles considérables dans le dénuement le plus affreux. Pas de terres à leur donner, pas d'argent à leur distribuer. »  (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846) 

On pourrait penser que ce tableau de l’état dramatique des villages de colonisation a été volontairement assombri par M DESJOBERT afin de manifester son opposition envers l’occupation de l’Algérie ; en fait, ces dires sont corroborés par le maréchal Bugeaud lui-même : il le reconnaît, en particulier, lors d’une tournée d’inspection des colonies : c’est ce que montre les extraits ci-dessous, cités par M BOURDIN et tirés d’un mémoire transmis à l’assemblée en 1847 : 

« Il suffit d’inspecter de près nos villages civils pour se convaincre qu’il y a beaucoup de familles qui ne peuvent pas ou presque pas travailler. Plusieurs ont perdu leur chef unique, il ne reste qu’une femme et quatre ou cinq enfants… au Fondouk, il y a déjà une trentaine d’orphelins de père et de mère qui ne peuvent vivre que de la charité gouvernementale. Dans d'autres villages, on voit beaucoup d'hommes devenus veufs. Les Prussiens sont à peine arrivés depuis deux mois, et déjà on compte plusieurs hommes qui ont perdu leurs femmes et leurs enfants, un plus grand nombre de familles où il ne reste qu’une femme vieille et décrépite accompagnée de quatre ou cinq enfants incapables de travailler. 

Enfin, il y a bon nombre d'autres familles qui ne sont composées que d'orphelins de père et de mère, hors d'état de pourvoir à leur subsistance. Il faudra, de toute nécessité, que l'administration militaire ou civile les prenne sous sa tutelle pendant quatre ou cinq ans, et quelquefois davantage. Ainsi, on fait des dépenses énormes pour des bras  inutiles à la production comme à la défense du pays.

 Mes colons militaires ne seront assurément pas immortels mais ceux qui mourront dans la première année  ne laisseront qu'une femme et tout au plus un enfant, c’est bien moins embarrassant qu'une femme déjà vieille… La femme du colon militaire trouvera immédiatement à se remarier". (Maréchal BUGEAUD cité par M BOURDIN) 

La même constatation a été effectué par M BUSSIERES. Cet admirateur du Maréchal Bugeaud effectue un voyage en Algérie à l’époque pendant laquelle le maréchal est encore gouverneur de l’Algérie. Il l’accompagne pendant une tournée d’inspection puis visite quelques villages de colonisation. 

"Le colon est seul, aux prises, non avec des hommes semblables à lui, mais avec toutes les forces de la nature, d’une nature sauvage. ingrate et malfaisante jusqu’à ce qu’elle ait été domptée. L’ennemi qui doit venir, il ne le connaît même pas. Sera-ce la maladie, la sécheresse, les intempéries, les sauterelles, les bêtes féroces, l’épizootie ou la misère, toujours plus hâtive que la récolte ? Derrière le soldat, il y a le gouvernement tout entier qui veille à ce que rien ne lui manque, soit en santé, soit en maladie. Derrière le colon, il n’y a personne. .. il n’en pouvait guère être autrement. Une administration n’a pas pour mission d’être la providence individuelle des familles, elle n’est pourvue de rien de ce qu’il faudrait pour cela, et avec toute la bonne volonté du monde, ce qu’elle s’efforcera de faire en ce sens laissera toujours beaucoup à désirer". (A BUSSIÈRES :  LE MARÉCHAL BUGEAUD ET LA COLONISATION DE L’ALGERIE, Revue des Deux Mondes, 1853). (1) 

Cette situation est évidemment connue en France : après une période d’enthousiasme pour la colonisation, on constate qu’ensuite, l’administration eut beaucoup de mal à trouver des colons  

" Ce fut à qui, parmi les colons ruraux, défricherait le plus possible d’hectares, étendrait le plus ses constructions ; et, pour arriver plus vite à leur but, ils n’hésitaient pas à emprunter à 24 pour 100. Qu’importait d’ailleurs le taux de l’intérêt à payer ? Cette terre promise n’allait-elle pas rendre bien au-delà du 100 pour 100 ? Dans leurs rêves, les colons voyaient les étrangers affluer par centaines dans les villages et se disputer à prix d’or les concessions qu’ils avaient obtenues du gouvernement. La folie dura peu.. Ce fut la débâcle qui survint. Les débiteurs furent expropriés par leurs créanciers, maisons et champs furent désertés. Privés de la plus grande partie de leurs habitants, les villages eurent l’aspect de ruines abandonnées, et dans certaines localités, comme à Douéra, qui, pourtant, était alors le centre le plus important du Sahel, l’administration en arriva à ordonner la démolition des maisons qu’elle-même avait fait construire pour les colons. (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

En 1844, 1 780 familles avaient demandé des concessions, et, en 1845, le nombre des demandes avait atteint le chiffre de 2 918. On avait dû cette année-là même refuser des permis de passage à la plupart de ceux qui en avaient fait la demande. Or, l’année suivante, le nombre des demandes tomba à 1 663. D’autre part, en 1846, 715 colons déjà installés abandonnaient leurs exploitations, et, comme les villages ne reçurent cette année-là que 689 nouveaux arrivants, le bilan de la colonisation officielle se chiffra par la perte de 27 colons. La crise eut, en outre, pour résultat d’entraver le courant de l’émigration libre en Algérie. À ce moment régnait en France un véritable engouement pour ce pays. L’émigration volontaire avait pris des proportions qu’elle n’a plus connues depuis." (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

De telles observations corroborent exactement les conclusions auxquelles je suis parvenu lors de mon étude chiffrée de l'évolution de la population des colonies civiles.

"L’administration, qui avait fait appel à des cultivateurs de France et qui ne voyait pas ceux-ci trop s’empresser de venir habiter ses concessions, dut se résigner à accueillir tous ceux qui se présentaient, à quelque nationalité et à quelque condition qu’ils appartinssent. Elle alla même jusqu’à chercher partout des gens de bonne volonté. » (allemands, suisses..) (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

A suivre..


samedi 9 avril 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (22) : LE SYSTEME BUGEAUD

LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

LE BILAN CHIFFRÉ DE LA COLONISATION DE L’ALGÉRIE EN 1847

UNE RÉUSSITE APPARENTE

On dispose, à cet égard, d’informations partielles concernant la période antérieure à 1851, date où le premier recensement de la population a été effectué en Algérie. Les chiffres cités ci-dessous sont tirés d’une revue appelée HISTOIRE STATISTIQUE DE LA COLONISATION ET POPULATION DE L’ALGÉRIE écrite par M Bourdin en 1853.


Le premier tableau révèle l’évolution de la population civile européenne en Algérie. Il donne deux informations : 

 . D’abord, on constate la proportion élevée d’étrangers par rapport aux français. Une autre étude du même auteur montre que beaucoup de ces étrangers proviennent du pourtour de la Méditerranée. Cette caractéristique s’explique, comme je l’ai écrit plus haut, du fait des restrictions apportées par le gouvernement français à l’émigration des français vers l’Algérie alors que la colonisation des étrangers et en particulier, des espagnols (les Mahonnais du nom de Port Mahon de Minorque) s’effectue hors de toute réglementation. 

   . La population d’origine française manifeste cependant une rapide évolution à partir de 1840, comme le montre la courbe ci-contre. Cette progression est due, selon moi, à trois facteurs : la libéralisation de l’obtention de passeports pour l’Algérie, la propagande vantant la colonisation de l’Algérie et la politique de sécurisation et d’incitation à la colonisation menée par Bugeaud. Pour la première fois depuis 1833, le nombre de colons français dépasse celui des étrangers en 1847.

Par rapport à la population globale de l’Algérie, les colons européens ne sont cependant qu’une infime minorité comme le montre le tableau 2 tiré du recensement de 1851 et cité par M Bourdin.

 Les chiffres doivent être relativisés en ce qui concerne les populations des tribus algériennes : autant il était  facile d’effectuer un comptage des français et des autochtones vivant en ville, autant il fut difficile de déterminer la population des tribus. 

Pour tenter de le faire, l’administration française utilisa trois méthodes : 
     . Là où ce fut possible, en particulier dans les tribus soumises, on put effectuer un comptage nominatif,
     . Au niveau des tribus nomades et des douars, on se contenta d’une estimation en comptant  le nombre de tentes ou de maisons et on multiplia le nombre obtenu par 5.
     . Enfin, on se basa sur des estimations globales à partir des impressions constatées.

Il va de soi que les chiffres de la population des tribus ne sont qu’une approximation relative, cependant leur part en pourcentage doit correspondre à la réalité.

Le chiffre donné concernant les « indigènes des villes » , selon l’appellation utilisée par M Bourdin, correspondent à trois composantes : des musulmans (84329), des « nègres » (3488), des juifs (21048). La population des deux premiers groupes eut tendance à diminuer, seul le nombre de juifs augmenta fortement.

En ce qui concerne la répartition par sexe au 31 décembre 1851 de l’ensemble de la population européenne (tableau 3) , M Bourdin témoigne d’une nette disproportion entre le nombre des hommes et celui des femmes, cette particularité se manifeste dans tous les territoires de peuplement récent par l’immigration ; elle s’explique par le fait que les hommes qui partent de préférence sont ceux n'ayant pas d’attaches particulières les retenant dans leur pays d'origine qui tentent leur chance et espèrent échapper à la misère et même faire fortune en s’expatriant ; par contre, l’Etat encouragea plutôt l’immigration de familles, seul moyen pour lui de voir se fixer une population stable. 

 Pour évaluer la manière dont a été mise en œuvre la politique de colonisation, on peut trouver d’intéressants renseignements statistiques dans le DICTIONNAIRE DE LA LÉGISLATION ALGÉRIENNE (Gallica) collationnés par P de Menerville.

Cet ouvrage cite, en effet, les caractéristiques de tous les villages et villes de colonisation ayant été créés de 1840 à 1847. Les renseignements sont certes parfois incomplets mais, selon moi, ils donnent une image fidèle de la politique de colonisation. 

Ces villages et villes de colonisation sont répartis sur le tableau 4 selon les trois provinces que comporte l’Algérie : 

Sur ces 63 créations, seules 3 avaient été créées avant l’arrivée de Bugeaud, on peut mesurer ainsi l’importance de la politique coloniale menée par le maréchal. 53% de ces colonies sont installées dans la province d’Alger, ce qui est normal étant donné l’ancienneté de la présence des français à Alger. 

La superficie mentionnée dans le tableau est cependant minimale car, pour 10 villages ou villes, la superficie concédée n’est pas indiquée. On est, à cet égard, très loin des 12000 ha prévus par Guyot dans le plan initial ! 

Comme le montre le tableau 5, une écrasante majorité de ces colonies sont à vocation essentiellement agricole (81%) ; à l’inverse, il convient de souligner le faible nombre des colonies militaires et de vétérans alors que leur création était, selon le gouverneur général,  un objectif crucial pour la survie de la colonisation. Le projet de colonies militaires se heurta à tant de résistance de la part des députés lors du vote du budget, que Bugeaud se sentît obligé de démissionner en 1847. 

On peut aussi remarquer le faible nombre des « colonies indigènes », les deux citées sont concédées à des tribus ralliées à la France pour qui fut appliquée la politique de cantonnement. Ces deux villages étaient ceinturés de colonies agricoles européennes, sans doute afin de mieux les contrôler. Quant aux 4 villages maritimes, ils ont tous vocation à s’adonner à la pêche.

En ce qui concerne la localisation de l’implantation des villages, on n’en trouve mention que pour 13 d’entre eux : 6 sont établis sur des terres abandonnées puis confisquées ayant appartenu à des tribus et fui la domination française, 7 sont créés à proximité immédiate des camps militaires. 

Une étude spécifique peut être menée sur 24 villages agricoles de la province d’Alger pour lesquels on possède des renseignements complets tant au niveau du nombre des familles (1513)  à accueillir que de la quantité de terres qui leur est allouée (15804 ha) : en moyenne chaque famille reçoit 10,44 ha. Ce chiffre est à comparer à celui de la moyenne de la taille des exploitations agricoles métropolitaines ayant une superficie inférieure à 12 ha : cette moyenne est de 4,17 ha en 1815 selon les chiffres de M  Robuchon. Ainsi les lots alloués aux familles en Algérie ont une superficie moyenne double que celle de la moyenne française. 

L’ENVERS DU DÉCOR MONTRÉ PAR LA STATISTIQUE 

Une première statistique tirée du livre de M Bourdin montre d’abord la faible proportion des  colons établis dans les villages de colonisation mis en place à l’époque Bugeaud (mentionnés dans le tableau n°6 sur le vocable « population rurale agricole ») : ils ne sont que 10% des européens ; si on se souvient que l’objectif du gouverneur général était de confier aux villages coloniaux une grande partie de la défense du pays, on ne peut alors que constater l’échec de son projet. 

Le tableau 7 montre un autre élément d’échec : l’augmentation de la population européenne constatée  n’est, en fait, qu’une apparence devant être nuancée par les chiffres donnés par M Bourdin concernant la natalité et la mortalité en 1847 de la population civile européenne.

Alors que, selon M Bourdin, la moyenne des naissances s’établit en métropole à 27 pour 1000, elle est beaucoup plus élevée en Algérie, avec une moyenne de 41 pour 1000 ; cette caractéristique s’explique sans peine : les européens émigrant en Algérie sont des personnes jeunes et en âge de procréer.

Par contre, la mortalité est beaucoup plus élevée en Algérie qu’en métropole (27 décès pour 1000 en métropole en 1849 au plus fort de l’épidémie de choléra) alors qu’en Algérie, il est de 49 pour 1000.  Il en résulte que le solde naissance/décès est négatif. La population européenne en Algérie diminuerait donc s’il n’y avait pas d’émigration. 

Le tableau 7 caractérise la population européenne globale de l’Algérie et non la population des villages de colonisation ; à leur propos, M Bourdin ne donne qu’une statistique incomplète mais elle est significative de la situation effroyable de ces villages. 

C’est ce que montre le tableau 8 : en 18 mois : alors que la natalité sur 1 an est beaucoup  plus faible que celle de la population européenne totale vivant en Algérie, (27 pour 1000), la mortalité y est presque trois fois plus forte. (141 pour 1000). À ce déficit de la balance démographique s’ajoute le fait que les départs des villages coloniaux sont plus importants que les arrivées. De ce double mouvement résulte une baisse importante de la population des villages coloniaux qui diminue de plus de 2000 en 18 mois.

L’explication de cette hécatombe humaine n’est pas difficile à expliquer : les colonies agricoles sont installées dans des contrées où sévissent l’insécurité et la pestilence elle-même due à la quasi absence  de politique d’assainissement des terres distribuées aux colons : la dureté des conditions naturelles auquel s’ajoutent la nécessité d’un travail excessif ainsi que les famines conduisent à un terrible constat d’échec des colonies agricoles. Cette situation dramatique est corroborée par les récits des voyageurs dont je donnerai de nombreux extraits postérieurement. 

Une dernière statistique contenue dans le tableau 9 concerne la mortalité dans l’armée : chaque année meurent en moyenne 7133 soldats, soit 8,8% de l’effectif moyen. Cette mortalité ne résulte cependant pas de la dureté des combats, seuls 3,6% des soldats sont tués à la guerre ; la quasi-totalité des décès surviennent du fait des conditions dans lesquelles les soldats vivent et travaillent : les épidémies dues à la pestilence des lieux où sont installés les fortins et où les soldats sont astreints aux travaux d’équipement, sont la principale cause de mortalité dans l’armée.





lundi 28 mars 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (21) : LE SYSTEME BUGEAUD

LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847  

LA COLONISATION SELON BUGEAUD

LES PRINCIPES D’ACTION

Au moment de l’arrivée de Bugeaud en Algérie, il convient de rappeler que la situation des terres conquises était préoccupante : la nouvelle guerre entre Abd-El-Khader et les troupes coloniales avait conduit à une grande insécurité, les zones à peu près pacifiées se limitaient aux abords des villes, des forts et des ports conquis. L’échec de l’expérience de colonisation de la Mitidja avait montré que la colonisation était très difficile dès que l’on s’éloignait des villes et des points contrôlés par l’armée. 

Pourtant, en dépit de ces aléas, dès son arrivée, le nouveau gouverneur général mit en place une politique de colonisation de grande envergure caractérisée par quatre grands  principes de base : 

En premier lieu, la colonisation doit faire l’objet d’une politique globale, organisée et planifiée dans l’esprit de la circulaire de 1939 sur l’émigration en Algérie promulguée par le maréchal Soult, ministre de la guerre et président du conseil. Cependant, Bugeaud estimait que la colonisation devait dépendre des besoins de la colonie et non des critères prônés par la métropole qui auraient consisté  à expédier en Algérie ce que l’on considérait à l’époque comme la « lie de la société ». Il pensait aussi que c’était lui, en tant que gouverneur général, qui était le mieux à même de connaître la situation locale et, en conséquence, que c’était lui qui devait avoir la haute main sur la planification de la colonisation algérienne. Cette conception fut mise en application jusqu’à l’ordonnance de 1846. 

Ce qui précède induit une deuxième caractéristique : Bugeaud est absolument contre la colonisation individuelle et contre la colonisation spéculative avec constitution de grands domaines. Deux raisons président à cette position : 
     . la colonisation individuelle est source de faiblesse pour l’individu qui sera isolé face à l’ampleur de la tâche à accomplir et surtout du fait des risques d’incursions des tribus.
     .  la  création de grands domaines n’étant pas source de peuplement important, elle nécessitait la  présence de l’armée pour assurer la sécurité des propriétés des « colons aux gants jaunes » au détriment de la politique de conquête 

En conséquence, Bugeaud privilégia la création de villages de colonisation. 

La troisième caractéristique   de la politique de colonisation voulue par Bugeaud réside dans une juxtaposition des colonies militaires et des colonies civiles. Dès 1830, l'armée s’était vue dotée de diverses tâches en sus des opérations de pacification et de lutte contre les tribus : c’est elle qui se chargeait de construire les infrastructures (ponts, routes), de bonifier et de drainer les marécages, de construire les camps et même de bâtir les villages de colonisation. Cette utilisation de l’armée pour des travaux de génie civil avait été fortement critiquée par certains officiers qui se plaignaient que les soldats deviennent des serfs des colons. 

Ces réticences ne seront plus de mises à l’époque de Bugeaud : non seulement, l’armée restera chargée de créer les infrastructures, mais, en plus, il lui sera demandé de constituer des colonies militaires dans les zones à sécuriser selon le modèle des colonies de vétérans romains et des villages du même type créés par la Russie et l’Autriche. Etablies aux avant-postes des zones récemment dominées, elles étaient pour Bugeaud un maillon essentiel de la pacification. 

La quatrième et dernière caractéristique des conceptions colonisatrice de Bugeaud  concerne la forme à donner à la colonisation civile. Dans cette perspective, il va reprendre, en le systématisant, le modèle mis en place par Clauzel. Outre la mise en valeur des terres, les colons seront organisés en milices capables de défendre leurs villages et de contenir les incursions des tribus. Ce système permettra à l’armée de quitter les postes et camps qu’elle occupe dans les zones à peu près sécurisées  pour se consacrer  aux secteurs à pacifier tant par les razzias que par la création de camps et de colonies militaires. 

LES COLONIES MILITAIRES

Elles doivent être établies, comme je l’ai indiqué préalablement, dans les zones d’insécurité pour devenir les « sentinelles »  de la France et  correspondront soit à des créations ex-nihilo, soit à la mutation d’anciens camps de l’armée. Ceux-ci avaient déjà l’obligation de cultiver 30 hectares de terre et de se constituer un cheptel au moyen des razzias. Les villages seront construits par l’armée aux frais de l’État.

Dans l’esprit de Bugeaud, les colonies militaires comporteront soit des soldats libérés, soit des soldats en fin de service. Ils seront recrutés par engagement de cinq ans et établis sur les terres récemment conquises par l’armée. Afin de les inciter à rester sur place, Bugeaud  décida que ces soldats devaient être mariés, il avait pensé faire venir des femmes provenant des « maisons de repentir », mais, finalement, les colons eurent le droit de rentrer en France pour y trouver une épouse acceptant de s’expatrier. Pendant la durée de l’engagement, les terres seront cultivées collectivement au moyen de trois jours de travail agricole par semaine. Ensuite, les terres seront attribuées individuellement aux colons. Ceux-ci seront astreints à une discipline militaire sous les ordres de leurs officiers et sous-officiers. 

Bugeaud avait prévu la création de 35 colonies militaires sur 10 ans, seules 3 furent constituées : l’hostilité de la chambre des députés à l’attribution de crédits pour l’implantation de ces colonies et la démission de Bugeaud en 1847 qui s’en suivit’ firent que le projet fut abandonné. 

LA COLONISATION CIVILE ET LE PROBLÈME DES TERRES A COLONISER 

Dès avril 1841, quelques mois après son arrivée, Bugeaud mis en place le cadre institutionnel de la colonisation civile. 

Il retint d’abord l’idée de la colonisation à titre gratuit, elle sera réservée à des candidats français qui devront disposer de 1200 à 1500 francs à leur arrivée de manière à pourvoir aux frais de leur installation, à l’acquisition  du matériel agricole et à l’achat de la nourriture nécessaire jusqu’à la première récolte. Le colon recevra un lot « urbain » dans un village préalablement arpenté sur lequel il devra établir un jardin et construire une maison. Comme dans le système Clauzel, on lui attribue, selon les cas, d’un à trois  lots de terres de 4 ha. Ces lots ne sont pas concédés en toute propriété mais par concession provisoire ; la pleine propriété n’interviendra qu’au vu des travaux réalisés dans un délai de 9 ans, tant au niveau de la construction de la maison, du défrichage des terres, de leur culture, que de la plantation d’arbres fruitiers ou autre, à raison de 50 arbres par hectare. Pendant la période de concession provisoire, il est interdit aux colons de louer, de vendre ou d’hypothéquer les terres allouées. 

Afin de mettre en pratique les principes qu’il avait déterminés, Bugeaud demanda au comte Guyot, intendant civil, de préparer un plan d’ensemble de la colonisation pour la région d’Alger. Celui-ci fut rédigé sous forme d’un document manuscrit adressé au ministre en mars 1942. Il comporte trois types de propositions. 

D’abord, Guyot se livre à une étude des implantations possibles de colonies sur le Sahel d’Alger et dans la Mitidja. Selon lui, la répartition des  villages coloniaux  doit être effectuée selon les critères suivants : 
     . Être situés au voisinage d’un camp militaire ou d’un bourg, 
     . Disposer d’eau courante et être établis dans des endroits drainés et fertiles. 
     . Être reliés entre eux par des routes à construire par l'armée.  

Ensuite, l’intendant civil précise la manière dont seront organisés les villages ; ils doivent constituer une agglomération et non être composés de maisons dispersées, il faudra y aménager une fontaine. En ce qui concerne les églises et les postes de gendarmerie, ils seront construits dans les bourgs existants afin que chaque habitant des villages puisse s’y rendre facilement.  Ces villages devront être fortifiés ; plutôt que de construire des murailles qui donneraient aux colons une impression d’étouffement, il sera préférable de creuser des fossés aux limites des villages, de munir les parapets de broussailles et d'ériger plusieurs tours de guet et de défense. Du côté des habitations, on pourrait planter des lignes d’arbres afin de masquer ces fossés afin  que les habitants puissent se croire à la campagne. 

La troisième proposition de Guyot concerna le problème des terres. Le domaine de l’Etat, constitué des biens confisqués en 1830 (le beylik, les terres des dignitaires turcs, des turcs ayant quitté le pays, les terres magzen, les terres Habou arrivés à leur dernier destinataire, puis les terres des confréries et des écoles coraniques, ..) ne suffisant pas à un vaste plan de colonisation, Guyot proposa d’abord que soit effectué un arpentage général sur 90.000 ha des terres qui seul permettrait de vérifier les titres de propriétés,

Il calcula alors que la colonisation prévue  nécessiterait 12.000 ha de terres qu’il proposa de repartit comme suit :
   . Utiliser 6000 ha appartenant au domaine ayant été obtenus par récupération des terres que                « l’émigration des tribus a rendu libre et fait entrer dans le domaine de l’Etat » 
   . Obtenir les 6000 autres par expropriation selon deux méthodes :
          . Par rachat des terres incultes avec paiement d’une rente aux propriétaires avérés,
          . Par récupération des terres pour lesquelles aucun titre de propriété écrit n’existe, ce qui correspond, en particulier, à toutes les terres Arch. 

Ce plan fut présenté à Bugeaud qui ne s’embarrassa pas de scrupules quant à la troisième proposition de son intendant civil : « Partout où il y a de bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer le colon sans s’informer à qui appartiennent ces terres, il faut les distribuer en toute propriété… » : Ainsi, Bugeaud préconisait, en toute illégalité, d’implanter  les villages sans tenir compte de la propriété des terres ! 

Cette conception n’impliquait cependant pas qu’il fallait chasser de leurs terres ancestrales les tribus ayant fait allégeance à la France : «  Il faut certes favoriser les colons en leur attribuant les meilleures terres sans savoir à qui elles appartiennent, cependant, il ne faut pas réserver toutes les terres aux seuls colons, il ne faut pas refouler les arabes mais les mêler aux européens simplement en resserrant leurs territoires. Leur reconnaître des terres, c’est le moyen pour sédentariser les nomades, cantonner leur espace et récupérer des terres pour la colonisation. ». Cette théorie consiste à délimiter les territoires qui seront occupés par la  tribu et dont on leur reconnaîtra la propriété afin de pourvoir s’emparer du reste. Dans cette perspective, les tribus devront obligatoirement se sédentariser. Une telle politique, appelée plus tard « cantonnement », sera un échec et ne sera mise en place que pour un seul village. 

Il va de soi que le plan Bugeaud concernant la colonisation civile ne pouvait être appliqué qu’une fois obtenue la caution du gouvernement central, celui-ci prit successivement deux ordonnances qui réglèrent définitivement le problème des terres en Algérie.  

LES ORDONNANCES DE 1844 ET 1946 SUR LE PROBLÈME DES TERRES 

En premier lieu, il est rappelé, dans l’ordonnance de 1844, que toutes les transactions effectuées entre français et autochtones ressortent uniquement du droit français : en conséquence, aucun acte de transfert de propriété effectué dans ce cadre, ne peut être mis en cause sous le prétexte que les terres vendues étaient inaliénables selon le droit musulman. 

Une autre modification concerne les rentes inaliénables par lesquels les premiers colons ont acquis  à peu de frais, de vastes domaines dont ils n’avaient que l’usufruit : elles sont déclarées rachetables, ce qui permettra aux usufruitiers de devenir propriétaires. Dans le même ordre d’idée, les terres Habou ne sont plus déclarées inaliénables. 

La principale disposition concerne la vérification des titres de propriété comme le suggérait le rapport de Guyot.

L’ordonnance de 1844 précise que tout prétendu propriétaire de terres incultes ne pouvant présenter des titres de propriété postérieurs à la conquête verra ces terres, ipso facto, incorporées au domaine de l’Etat. Par contre, il n’est théoriquement pas demandé de vérification en ce qui concerne les terres cultivées. Ces procédures seront appliquées tant pour les européens que pour les tribus. Afin d'accélérer les procédures de récupération des terres, celles-ci ne seront plus du ressort des tribunaux mais de l’administration. 

 A ces terres ainsi récupérées s’ajoutent les terres mises sous séquestre définitif pour permettre à l’Etat de constituer un vaste domaine qui sera mis à la disposition de la colonisation. 

À  propos de cette politique, on peut effectuer trois remarques : 
     . Elle va à l’encontre des promesses faites lors de l’acte de capitulation de 1830 dans lequel la France s’engageait à respecter la propriété privée.
     . Elle établit une confusion volontaire entre le droit français et le droit musulman concernant les terres Arch : en droit musulman, toutes les terres appartiennent à Dieu et, par délégation, au souverain qui concède les terres aux tribus contre paiement d’un impôt appelé capitation. Cette disposition n’existant pas en droit français, la France, en tant qu'héritière du souverain musulman, revendiqua la propriété des terres et estima qu’elle pouvait en disposer à sa guise et donc déposséder les tribus de toutes les terres Arch. Ainsi, les terres de parcours, les forêts, les mines purent entrer dans le domaine de l’Etat. 
     . Enfin, en droit français, l’expropriation et l’incorporation de terres au domaine ne peut s’effectuer que pour les  causes d’utilité publique, ce n’est pas le cas en Algérie puisque les terres expropriées seront redistribuées aux colons. Cette contradiction sera résolue en 1851 avec différenciation du « domaine de l’Etat » et du «  domaine privé de l’Etat »

Ainsi Bugeaud reçut, par l’ordonnance de 1844, toute latitude pour s’emparer des terres tribales  afin de les ouvrir à la colonisation. Ce pouvoir considérable fut cependant largement restreint dans l’ordonnance de 1846 qui réserva au gouvernement central l’attribution des terres du domaine, seules les concessions  de moins de 100 ha restèrent du ressort du ministère de la guerre. Cette nouvelle disposition permit, bien évidemment, à certains de se faire concéder de vastes domaines, ce qui allait à l’encontre des théories de Bugeaud qui, déjà déçu de se voir privé des moyens financiers de créer des colonies militaires, décida de quitter l’Algérie en 1847. 


mardi 8 mars 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (20) : LE SYSTEME BUGEAUD

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

DEUX FAITS MARQUANTS DE LA POLITIQUE INTÉRIEURE EN ALGÉRIE.


L'ORGANISATION TERRITORIALE


A l’époque de Bugeaud furent prises deux dispositions à ce propos :

     . En 1842, l’Algérie est scindée en trois provinces militaires, Alger, Oran et Constantine,

     . Le système est modifié par l’ordonnance du 15 avril 1845 divisant les trois provinces en trois bandes parallèles : 

           . Les territoires civils où la population européenne est suffisamment abondante pour que soit créée une administration civile.

           . Les territoires mixtes où la population européenne est trop peu nombreuse pour une organisation complète des services civils,

           . Les territoires arabes 

 

 

LES BUREAUX ARABES 

C’est un des apports importants de Bugeaud qui lui permettait de contrôler étroitement les tribus placées sous occupation militaire. 


À propos de ces zones, Bugeaud écrivait : «  il faut nous servir d’hommes qui sont en possession de l’influence sur les tribus, soit par leur naissance, soit par leur courage, soit par leur aptitude à la guerre ou à l’administration …mais il ne suffit pas de faire le bon choix, il faut encore les surveiller, les diriger, s’occuper de leur éducation de manière à les modifier graduellement ; il faut, en même temps,  les entourer de considération afin de maintenir leur dignité et les faire respecter de leurs administrés ». 


Explicitant la pensée du maréchal, le général Rivet écrivait : « le bureau arabe, dans la pensée de Bugeaud, ne devait pas être une autorité proprement dite mais… un état-major chargé des affaires arabes auprès du commandant supérieur ». 

 

L’ordonnance royale du 1er février 1844 officialise le système. Il institue, dans chaque division militaire, sous l’autorité immédiate du général la commandant, une direction des affaires arabes et un bureau de première classe. Des bureaux de deuxième classe sont aussi installés aux points secondaires de la division.

 

Les officiers en charge de ces bureaux sont chargées de tâches variées :

   . Ils servent d’intermédiaires entre l’armée et les tribus, en particulier au niveau des traductions de documents,

   . Ils surveillent les marchés, 

   . Ils rendent compte de tout ce qui se passe et transmettent leur rapport à la direction centrale des affaires arabes d’Alger qui, à son tour, adresse au ministre de la guerre une synthèse des rapports. 

 

Les chefs coutumiers gardent certes un semblant d’autonomie mais ils sont, en réalité, sous l’autorité du commandement militaire via les bureaux arabes . 

 

Cette dépendance se remarque nettement dans la manière dont ils sont recrutés :

     . Les caïds, chefs de tribus, sont nommés par le commandant de province sur proposition de l’Agha et présentation du commandant de division.

     . Les cadis, en charge de la justice, sont nommés de la même manière sous réserve de la présentation d’un certificat d’aptitude.

     . La nomination des Agha, Bachaga, et khalife, chefs des peuples regroupant les tribus, est effectuée par le ministre sur proposition des commandants de province au gouverneur général.


Tous sont normalement choisis pour un an et peuvent être révoqués. 

 

Ces chefs coutumiers possèdent des fonctions semblables et sont chargés: 

   . de conduire  au combat les cavaliers sur réquisition des autorités militaires,

   . d’assurer la tranquillité des routes et la police dans le territoire et sur les marchés, 

   . de percevoir  l’impôt.


En outre, est instaurée une responsabilité collective des tribus pour les délits commis : si le coupable de ce délit n’est pas arrêté dans un délai de 60 jours, c’est toute la tribu qui est mise à l’amende. 

dimanche 20 février 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (19)

LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847

L’EMMURADE DE SAINT-ARNAUD (août 1845)

L’emmurade commandée par Saint-Arnaud se produisit un peu plus d’un an après l’enfumade de Pélissier, ce qui montre à l’évidence  que, malgré les critiques ayant émané de cette dernière, la  politique commandée par Bugeaud fut de nouveau pratiquée. Cependant, à la différence de l’enfumade de Pélissier, le secret en fut bien gardé jusqu’au moment où, après la mort de Saint-Arnaud, la famille décida de publier les lettres qu’il avait écrites à son frère. 

 

L’emmurade eut lieu dans le cadre d’une opération militaire dans le Dahra contre la tribu des Shebas (la même que celle qui avait subi l’enfumade de Cavaignac), un des soutiens de Bou-Maza, lors de la poursuite de celui-ci  par la colonne de Saint-Arnaud.  

 

Cette poursuite prit d’abord la forme classique d’une razzia ; devant la menace, la tribu avait gagné les grottes qui lui servait de refuge. Faute d’obtenir sa reddition. Saint-Arnaud pensa utiliser  d’abord le même procédé que Pélissier : 

 

«  Le  huit (août 1645), je poussais une reconnaissance sur les grottes ou plutôt cavernes, 200 mètres de développement, 5 entrées. Nous sommes reçus à  coups de fusil... Le soir même, l’investissement par le 53e sous le feu ennemi, un seul homme blessé, mesure bien prise. Le 9 commencement des travaux de siège, blocus, mines, pétards, sommations, instances, prière de sortir et de se rendre. Réponse : injure, blasphème, coup de fusil… Feux allumés. 10,11 mêmes répétitions. Un arabe sort le 11, engage ses compatriotes à sortir ; ils refusent. Le 12, onze arabes sortent, les autres tirent des coups de fusil. 

 

Pressé d’en finir, Saint-Arnaud utilisa une technique beaucoup plus radicale, l’emmurement : 

 

«  Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne… que moi ne sait qu’il il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les  Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal simplement, sans poésie terrible ni image. 


Frère, personne n’est bon par nature comme moi. Du  8 au 12 , j’ai été malade, mais ma  conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. »

 

La conclusion de cette lettre témoigne l’état d’esprit de Saint-Arnaud face à ce qu’il a commandé : 

     . Il s’en rend malade et éprouve du dégoût face à cette sale guerre ; lui, qui se prétend bon par nature, dût ressentir que, lors de cette action, la distinction entre le bien et le mal disparaissait, 

     . Il n’éprouve cependant aucun remords : les Shebas n’étaient que des brigands qui ne songeaient qu’à massacrer les français ;  grâce à son acte, des soldats français ne seront plus massacrés. 

     . C’était de son devoir de le faire, il avait la caution de ses chefs pour qui la fin justifie les moyens, adage qui a servi de justification à tous les massacres de masse perpétré dans l’histoire. 


Ce comportement correspond exactement à ceux de Pélissier et de Montaugnac : 

     . Face à la résistance de l’ennemi, ils perdent tous les repères moraux dont ils disposaient dans leur vie courante et qui, normalement, bridaient leur violence naturelle. Ils semblent avoir court-circuité toutes leurs valeurs, comme s'ils agissaient en état second, leur  comportement devient quasiment instinctif, ils retrouvent la sauvagerie inhérente à l’homme primitif face à un péril.

     . Lorsque s’effectue en eux le retour à la réalité, ils se rendent compte de ce qu’ils ont fait et des horreurs qu’ils ont ordonnées.

     . Il est probable que cette prise de conscience leur est d’abord moralement insoutenable : « comment ai-je pu commander de telles horreurs ! », ils s’inventent alors la seule justification qui leur est possible : celle du devoir accompli conformément aux ordres reçus. 

     . Après quelques temps, il est probable aussi qu’ils vont s’ériger en héros avec des propos du type : « la guerre menée en Algérie fut très difficile, il fallait des nerfs d’acier pour persévérer, peu d’hommes auraient été capables de combattre comme je l’ai fait ! « 

    

L’ÉTAT DE LA CONQUÊTE EN SEPTEMBRE 1847, DATE DU DÉPART D’ALGÉRIE DE BUGEAUD

 

Lorsque le général Bugeaud était arrivé en Algérie au début de l’année 1841, la situation militaire était préoccupante du fait de la reprise des hostilités avec Abd-El-Kader. 

 

Militairement, ses méthodes, radicales dans leur férocité, portèrent leur fruit comme le montre la chronologie des événements principaux : 

     . En 1843, la prise de sa smala  (ville itinérante de 30.000 personnes) amène Abd-El-Kader a s’enfuir au Maroc et de solliciter l’aide du sultan.

     . En 1844, l’armée constituée par l’Emir et le sultan est vaincue à la bataille d’Issy en territoire marocain, le Maroc doit accepter qu’Abd-El-Kader soit mis hors la loi tant au Maroc qu’en Algérie 

     . Le flambeau de la révolte est repris par Mohammed Ben Ouadah surnommé Bou-Maza.. En 1845, Il réunit d'une armée dans le Dhara, Pendant ce temps, Abd-El-Kader parcourt le pays cherchant des appuis, il remporte une dernière victoire en 1845 à la bataille de Sidi Brahim au cours de laquelle la colonne française menée par Montaugnac est massacrée.

     . Les deux chefs tentent de continuer la lutte mais, ils sont de plus en plus isolés, perdant peu à peu tous leurs partisans du fait du ralliement des tribus qui leur étaient fidèles, obtenu par la pratique des razzias et des massacres perpétrés par les armées françaises.  Harcelés  par les troupes françaises, ils finirent de se rendre en 1847. 

 

Désormais, la France tenait sous sa férule tout l’arrière-pays comme le montre la carte ci-dessous avec installation de forts quadrillant le pays. Seule la Kabylie résistait  encore.













dimanche 13 février 2022

LA politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (19)

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

LES ENFUMADES

La razzia, dans toute son horreur, n’est cependant rien si on la compare aux enfumades et aux emmurements  de tribus entières qui furent organisées au Dahra dans la lutte contre Bou-Maza. (1)

 

La première enfumade dont on trouve mention fut celle ordonnée par le général Cavaignac en 1844.  La colonne commandée par Cavaignac vint au Dahra en représailles d’une incursion de la tribu des Shebas qui avait massacré des colons ainsi que des arabes ralliés aux français. Devant la menace représentée par l’armée française, les  Shebas s’étaient réfugiés dans des grottes au pied d’une haute falaise. En avant de l’entrée de la grotte, se trouvaient des rochers derrière lesquels étaient embusqués des tirailleurs shebas.

 

La suite est rapportée par le commandant Canrobert, qui faisait partie de l’expédition (il sera plus tard maréchal de France) 

 

« À ce moment, comme nous nous sommes fort rapprochés, nous commençons à parlementer. On promet la vie sauve aux Arabes s'ils sortent. La conversation fait cesser les coups de fusil », un émissaire envoyé par Cavaignac est tué. « Il fallait prendre d'autres moyens. On pétarda l'entrée de la grotte et on y accumula des fagots, des broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques shébas se présentaient à l'entrée de la grotte demandant l'aman (la capitulation) à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts.  Les médecins et les soldats offrirent aux survivants le peu d'eau qu'ils avaient et en ramenèrent plusieurs à la vie. »

 

Loin de désavouer Cavaignac, Bugeaud, non seulement cautionna Cavaignac, mais en plus, il en fit une tactique de guerre ; le 11 juin 1845, il écrivit : Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards. » Le conseil ne fut pas perdu, le 18 juin 1845 se produisit l’enfumade du Dhara. 

 

Cette enfumade est rapportée par un compte-rendu rédigé par le commandant de la colonne, le colonel Pélissier, 

 

Installé dans un camp situé sur le territoire de la tribu des Ouled Rhia dans la montagne du Dhara, le colonel Pélissier, fait détruire tous les vergers et les habitations qu’il peut. Les habitants ont fui avec leurs troupeaux dans un refuge considéré comme inexpugnable appelé le Djezair El Dhara, des grottes établies au pied d’une falaise ; au pied de cette falaise se trouvent des blocs rocheux derrière lesquels il leur est facile de se cacher pour se défendre contre toute incursion ennemie. 

 

Pélissier établit alors son camp sur un plateau qui domine les grottes, il fait construire des plateformes de bois au-dessus de la falaise pour dominer les grottes et préparer des fascines (fagots de branchages) prêtes à être enflammées. Il envoie aussi  des émissaires parlementer et exiger de la tribu sa reddition. Une négociation réussit à s’engager, Pélissier fait alors suspendre les travaux d’enfumage et, à dix heures, fit cet ultimatum : 

 

« Lorsque la caverne sera totalement évacuée et que j’en aurai acquis la conviction, vous serez libres de vous retirer dans vos habitations respectives ; je vous le répète depuis bientôt trois heures vous avez votre aman (sauvegarde) . Je vous laisse un quart d’heure pour y réfléchir, après quoi il ne me restera plus qu’à vous contraindre de sortir et j’y suis déterminé par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Je vous répète encore un quart d’heure et ce travail qui se faisait ce matin au-dessus de vos têtes recommencera, alors il sera trop tard et vous seuls l’aurez voulu. ». Ils ne répondirent que par une invitation de retraite de notre part. » 

Les travaux d’aménagement des plateformes reprirent. Vers 15 h, Pélissier décida l’enfumade en faisant jeter les fascines enflammées devant les entrées des grottes qu’il avait fait repérer.  Les premières fascines furent lancées. Il se produisit alors un tirage qui fit que les flammes et la fumée se propagèrent à l'intérieur des grottes : 

 

 « A 3 heures, l’incendie commença sur tous les points, et jusqu’à une heure avant le jour, le feu fut entretenu tant bien que mal, afin de pouvoir bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission. Comme une sortie désespérée pouvait s’effectuer par l’entrée principale, j’avais, au moyen de caisses à biscuit remplies de terre, placé un obusier en batterie à cinquante mètres de cette issue » 

 

Pélissier tente alors une dernière négociation «  J’ordonnai une interruption mais ils ne répondirent que par des cris, fondés sur l’espoir qu’ils avaient de se préserver bien longtemps encore. Malheureusement, il en fut autrement pour eux. Il finit par s’établir, au moyen de la caverne inférieure, un tirage qui les eût tous asphyxiés, si je n’avais, longtemps avant le jour, fait suspendre le jet des fascines. » 

 

Pour raconter la suite, je me référerai au témoignage d’un officier espagnol, correspondant du journal « l’Heraldo » 

 

 « A quatre heures et demie, je m’acheminai vers la grotte, avec deux officiers du génie, un officier d’artillerie et un détachement de 50 à 60 hommes de ces deux corps.

 

 A l’entrée se trouvaient des animaux morts, déjà en putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore… et de là nous pénétrâmes dans une grande cavité de trente pas environ. Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche ; mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers, et un grand nombre d’effets. Malgré tous les efforts des officiers, on ne put empêcher les soldats de s’emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux, et d’emporter les burnous tout sanglants. J’ai acheté un collier pris sur un des cadavres, et je le garderai, ainsi que les deux yatagans que le colonel nous a envoyés comme un souvenir de ces effroyables scènes.

Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1000. Le colonel ne voulut pas croire à notre rapport, et il envoya d’autres soldats pour compter les morts. On en sortit de la grotte 600 environ sans compter tous ceux qui étaient entassés les uns sur les autres, et les enfants à la mamelle, presque tous cachés dans les vêtements de leurs mères. (Pélissier dans son rapport à Bugeaud n’en mentionne que 500 et indique qu’il n’y a eu que 91 survivants) 

 

 Le 23 au soir, nous avons porté notre camp à une demie lieue plus loin, chassés par l’infection, et nous avons abandonné la place aux corbeaux et aux vautours qui volaient depuis plusieurs jours autour de la grotte, et que, de notre nouveau campement, nous voyions emporter des débris humains. »

 

A la fin de son rapport, Pélissier écrit  « Ce sont de ces opérations, monsieur le maréchal, que l’on entreprend quand on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir à recommencer jamais. C’est une leçon terrible que leur obstination leur a attirée, » : les responsables de cette enfumade sont donc, selon lui, les membres de la tribu ! 

 

L’officier espagnol écrit de son côté :  «  Le colonel témoignait toute l’horreur qu’il éprouvait d’un si horrible résultat ; il redoutait principalement les attaques des journaux, qui ne manqueraient pas, sans doute, de critiquer un acte si déplorable, quoique inévitable, à mon avis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’on a obtenu ainsi que tout le pays se soumette ; de tous côtés, il nous arrive des fusils et des parlementaires. » Encore une fois, la fin avait justifié les moyens ! 

 

Ce que Pélissier redoutait le plus se produisit du fait de la  présence des correspondants de guerre, elle  fit que les enfumades du Dhara fut connu à Paris. Le 11 juillet, selon le procès-verbal de séance de la chambre des pairs paru le 12 dans « le journal des débats.. », le prince de la Moskowa  interpelle le Maréchal Soult, ministre de la guerre et président du conseil : 

 

« Un journal qui se publie à Alger, l’Akhbar, raconte, dans le dernier numéro qui est paru, un fait inouï, sans exemple et sans précédent dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inqualifiable, inexplicable à l’encontre de malheureux arabes prisonniers » … « il n’est pas question de razzia ; il s’agit d’un fait bien plus grave : il s’agit d’un meurtre avec préméditation sur des arabes réfugiés sans défense possible. Si le fait n’est pas exact, je demande au gouvernement de le démentir ; si le fait est vrai, ce qu’à Dieu ne plaise, je demande à Monsieur le Président du Conseil, ministre de la guerre, quelle conduite il entend tenir… ? »

 

Le Prince donne ensuite lecture de l’article du journal algérois. Soult lui répond qu’il ne connaît la nouvelle que par les journaux, et qu’il a demandé des éclaircissements au gouverneur général de l’Algérie. 


 Puis il déclare que «  pour le fait lui-même, le gouvernement le désapprouve hautement » Un autre Pair lui répond que « le mot désapprobation lui paraît trop faible pour un attentat pareil…  il faut qu’un sentiment d’horreur, non seulement pour  l’honneur de la France… contre un attentat pareil » Soult indique alors : «  si l’expression de désapprobation.. est insuffisante, j’ajoute que je le déplore » sans évidemment le condamner explicitement. Le débat à ce propos est alors clos et la chambre des pairs reprend le cours du débat normal à propos du chemin de fer de Lyon 

 

Soult s’adresse néanmoins à Bugeaud qui lui fait la réponse suivante, sans doute en tenant compte du rapport de Pélissier : 

 

« Je regrette, monsieur le Maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la responsabilité de son acte ; si le gouvernement jugeait qu’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; et, en effet, il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C’est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louables, les interpellations de la séance du 11 juillet. Elles produiront sur l’armée un bien pénible effet, qui ne peut que s’agrandir par les déclamations furibondes de la presse. Avant d’administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu’elles ne l’acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n’atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d’Afrique en même temps que l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait même pas le but philanthropique. »

 

Cette réponse permit à Soult de revenir sur ce qu’il avait dit à la Chambre des Pairs en défendant Pélissier, « un des plus honorables militaires de l’armée d’Afrique … dont je ferai constamment l’éloge, » Il poursuit en disant : « Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d’exagérer les faits sans tenir compte des circonstances... En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c’est la guerre elle-même. Comment voulez-vous qu’on la fasse ? ». Il termine en donnant son sentiment sur l’affaire du 11 juillet : « Je crois qu’on ferait beaucoup mieux de s’abstenir de toutes les réflexions qui peuvent produire un très mauvais effet. »

 

Il y eu probablement d’autres enfumades mais le secret en fut désormais bien gardé. 

 

Il convient d’ajouter que Pélissier devint ensuite Maréchal de France et gouverneur général de l’Algérie.


(1) En août 1845, Mohammed ben Ouadah dit Bou-Maza réunit une armée dans le Dahra et prêche la révolte contre les français, en liaison avec l'Emir Abd-El-Khader, il luttera contre les colonisateurs jusque 1847, date de sa reddition