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dimanche 11 septembre 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (4) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

    L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

LES PROPOSITIONS POUR L’ALGÉRIE DU RAPPORT DE 1847

 Il convient d’abord de rappeler que le rapport de 1847 a pour but de soumettre au vote des députés le projet de dépenses au titre de l’Algérie, dans la perspective de tenter de diminuer les dépenses militaires et donc les effectifs de l’armée. Pour ce faire, Tocqueville va indiquer trois pistes possibles

     . Limiter la conquête,

     . rationnaliser les modes de gouvernement de l’Algérie

     . faire évoluer l’état d’esprit des autochtones vis-à-vis de l’occupation française.

LIMITER LA CONQUETE

En premier lieu, Tocqueville indique qu’il est nécessaire que la conquête se limite désormais aux zones déjà conquises, soumises et contrôlées étroitement par l’armée : « Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très serrées à l’ouest, vont s’élargissant à mesure qu’on remonte vers l’est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour, de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire. »

 Par contre, selon ce rapport, il ne faut ni vouloir s’emparer de la Kabylie ni, à fortiori, conquérir du « petit désert » (la zone qui s'étend depuis la fin des terres cultivables jusqu’au Sahara.) si on veut pouvoir diminuer les effectifs militaires : « Si on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ; enfin, si, par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranniques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. ».

 Il ajoute aussi, alors  que l’armée prépare une offensive contre la Kabylie que «  des relations pacifiques sont le meilleur, et peut-être le plus prompt moyen, d’assurer la soumission des Kabyles...déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous et s’offraient de reconnaître notre suprématie.... N’était il pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussissait si bien, on ne prendrait pas les armes ? »

 Les mises en garde de Tocqueville ne serviront à rien, la Kabylie sera envahie.

 En ce qui concerne le petit désert «  Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très loin. Elle nous obéit sans nous connaître. A vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette. » Il n’est donc pas utile d’en tenter la conquête.

 RATIONNALISER LES MODES DE GOUVERNEMENT DE L’ALGERIE

La seconde proposition de Tocqueville concerne la manière dont est conçu le gouvernement de l’Algérie à l’époque du rapport de 1847 : selon lui, il souffre de trois maux :

     . Une centralisation abusive qui conduit le gouvernement central à prendre de plus en plus de décisions (cf. l’ordonnance de 1845 qui réserve au gouvernement central l’attribution des concessions de terre). Cette centralisation aboutit à des incessants va-et-vient entre l’Algérie et Paris : un fonctionnaire constate qu’une décision est nécessaire, il en informe le ministre de tutelle qui donne sa réponse, celle-ci parvient à Alger pour application. Entre la constatation et l’application, il s’écoule évidemment un long laps de temps, inapproprié en cas d’urgence.

    . Des fonctionnaires civils venus de métropole et  ne connaissant pas la situation réelle de l’Algérie agissant chacun de leur côté, œuvrant en étroite subordination avec leurs ministères respectifs et ne cherchant pas à coordonner leur action avec les autres bureaux, en sorte qu’aucune politique d’ensemble n’est appliquée et que se produit une cacophonie administrative établissent des règles souvent contradictoires avec les précédentes décisions.

   . Un gouvernement général  de l’Algérie aux mains de militaires qui ont essentiellement le souci de conduire la guerre plutôt que de coordonner les différents services administratifs : il faut donc créer, selon Tocqueville, un gouvernement civil agissant de concert avec celui des militaires.

 FAIRE EVOLUER L’ETAT D’ESPRIT DES AUTOCHTONES VIS-A-VIS DE LA CONQUETE

La dernière  proposition visant à diminuer les effectifs de l’armée est de faire évoluer les dispositions «  des indigènes à notre égard… Quels sont les moyens de modifier ces dispositions ; par quelle forme de gouvernement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite doit-on espérer y parvenir ? »

 Pour cela, Tocqueville va se livrer, devant la chambre, à une démonstration de ce qu’il faudrait faire :

 D’abord, il convient de donner plus d’importance aux chefs coutumiers des tribus qui «  sont nos intermédiaires entre elles et nous », à la condition que l’on puisse les surveiller étroitement et contrôler leurs actes. Cette politique est celle de Bugeaud : Tocqueville souligne en particulier l’excellent travail des bureaux arabes dont le gouverneur général a généralisé la création. « Aucune institution n’a été, et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique, que celle des bureaux arabes »

 Pourtant, il convient de ne pas exagérer cette politique, la délégation des pouvoirs aux chefs coutumiers doit posséder de nettes limites :

     . On peut leur donner des responsabilités administratives mais, en aucun cas, leur concéder une parcelle du pouvoir politique, celui-ci doit être la tâche exclusive des français.

     . Il ne faut pas, selon Tocqueville, jamais oublier que les français ont affaire  à des peuples à demi-civilisés : «  Il n’y a ni utilité, ni devoir à laisser à nos sujets musulmans des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances précisément comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons, en Afrique, une position dominatrice ; ils s’attendent à nous la voir garder. La quitter aujourd’hui, ce serait jeter l’étonnement et la confusion dans leur esprit, et le remplir de notions erronées on dangereuses. »

 Cette démonstration se termine par des vœux qui pourraient permettre à la paix de régner sur les territoires conquis   :

     . Il faut établir en Algérie « un pouvoir qui les dirige, non seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur, qui se montre réellement attentif à leurs besoins, qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir, qui se préoccupe de leur bien-être, qui songe à leurs droits, qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites, qui ne croit pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt …et ne se borne pas à les exploiter. »

   . Il faut aussi respecter leurs traditions sans vouloir imposer notre civilisation : « il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre ; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne »  … « Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent, à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. »

 « Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir ; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable ; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts. »

CONCLUSION SUR LES PROPOS DE TOCQUEVILLE  A PROPOS DE L’ALGERIE

Si on considère son texte, eu égard à son époque, on ne peut qu’être frappé par les contradictions des propos de Tocqueville :

     . Il prétend d’abord que les « indigènes » , comme il les appelle, ont une civilisation « arriérée et imparfaite » et ne peuvent être « traités comme nos égaux ». C’est seulement en côtoyant nos modes de vie que cela leur permettra d’entrer dans la voie du progrès. Pourtant, dans ses propositions finales, il indique qu’il faut respecter leur civilisation et permettre le développement de leurs écoles qui dispensent les principes de celle-ci.

   . En ce qui concerne les formes de guerre, Tocqueville approuve totalement la politique de razzia de Bugeaud : comme, « les arabes » sont à « demi civilisés » et ne comprennent que la force, il est donc admissible que les français règnent par la terreur. Cependant, il dit aussi qu’on doit confier aux autorités locales un rôle administratif et une certaine autonomie.

     . il indique, enfin, que la colonisation est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour soulager l’armée dans sa tâche de lutte contre les tribus ennemies. Pour cela, il convient de développer les confiscations et les expropriations des terres appartenant aux tribus hostiles ou le rachat des terres des tribus amies, quitte à les cantonner et à les sédentariser. D’un autre côté, il vante l’administration qui a donné, par endroit, aux « indigènes » les meilleures terres au détriment des colons. Il veut aussi que se crée entre les colons et les tribus une « communauté d’intérêts »

Selon moi, les écrits de Tocqueville présentent un curieux mélange de deux types de courants de pensée :

     . D’une part, les idées généreuses et universalistes élaborées par le siècle des lumières et la révolution française puis reprises par les théoriciens du socialisme utopique,

     . D’autre part, les vieux relents raciaux prônant la supériorité de la « race » blanche et la nécessité d’étendre sa domination afin de civiliser les autres peuples.

 Ces idées perdureront pendant tout le 19e siècle et jusqu’à notre époque. De nos jours, on condamne sévèrement toute théorie mentionnant l’inégalité des races, cependant, les vieux démons racistes surgissent sans cesse. Ainsi, quand j’entends un individu dire : « je ne suis pas raciste mais… » on peut être sûr qu’il va déblatérer sur les gens de couleur ou les musulmans, ravivant ainsi le vieux concept de croyance à la prétendue supériorité de leur race.

samedi 27 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (3) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

   L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

L’ETAT REEL DE L’ALGERIE EN 1847 ET LES ILLUSIONS QU’IL SUSCITE

 Alors que Tocqueville écrivait dans son opuscule de  1841 « Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés », il donne, dans son rapport de 1847, un bilan des désastres occasionnés par la guerre menée par Bugeaud et l’armée d’Afrique. Quelques extraits significatifs méritent d’être cités ni extenso :

 DANS LES VILLES :

« les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées  par notre administration plus encore que par nos armes. »

 LES SPOLIATIONS ET LES SACCAGES DE LA CAMPAGNE

     . « Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites.

     . « Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus »

     . « Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. « 

  .  « Ailleurs, des tribus, ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles …, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. »

 En conséquence, « Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on laisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux, la possession du sol et la situation de ceux qui les habitent, » dépendent uniquement des besoins des européens et du bon plaisir de leurs gouvernants

 L’ETAT D’ESPRIT DES TRIBUS

Loin d’être prêtes à reconnaitre les apports positifs de la présence française en Algérie, Tocqueville  montre que les ravages de la guerre ont à la fois détruit les ressources du pays et désorganisé toutes les structures sociales et administratives traditionnelles.

 «  Les populations de l’ouest, celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises, et en même temps plus frémissantes (que celles de l’est)   Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée. »

« A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. …, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire. »

 En conséquence, les membres des tribus livrées à elles-mêmes, privés de leurs dirigeants tant politiques que religieux, devenus apathiques et incapables de réagir, vivent dans la terreur de nouvelles razzias et, pour y échapper, acceptent, contraints et forcés, la présence des français et la cohabitation obligée avec eux.

 LA DESTRUCTION DE LA CIVILISATION ARABE DE L’ALGERIE

Selon Tocqueville, elle est la conséquence de la confiscation des terres Habou et de la suppression de leur inaliénabilité Or, ces terres servaient à financer non seulement les mosquées mais aussi les écoles et les institutions charitables :

 « Il existait un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout, nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »

 Tocqueville donne alors un exemple précis de ce qu’il avance :

 « à  l’époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à  50, et les enfants qui les fréquentent à 550. »

 Ce constat, particulièrement sévère, prononcé devant la plus haute autorité législative du pays, témoigne que la plupart des français était au courant de ce qui s’est passé réellement en Algérie du fait des ravages de l’armée et des spoliations des colons comme de l’administration.

 Assez paradoxalement, Tocqueville va tempérer son propos en montrant que cette situation ne doit pas être généralisée et que, dans certains secteurs, les autochtones algériens ont reçu de multiples bienfaits de la France, qu’ils apprécient sa présence sur leur sol et la ressentent comme bénéfique : 

     . « Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes.

     . Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du Prophète.

     . Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens.

     . Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière …(et)… ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs honneurs et leur pouvoir. 

      .  Il y a plus ; dans plusieurs des lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice. »

 De ce qui précède, Tocqueville tire la conclusion suivante : « Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens. »

 Ainsi, selon ces derniers textes, Tocqueville semblerait penser que l’on se trouve à un tournant historique : selon lui, l’ère de la violence est terminée, désormais, il convient de passer à une nouvelle étape, celle de la pacification qui seule permettra aux peuples « arriérés » de l’Algérie de progresser sur la voie de la civilisation au contact des colons et des immigrants européens.  

 Cette mutation ne pourra cependant s’effectuer que si on passe d’un gouvernement militaire à un gouvernement civil, ce qui sera l’objet des propositions pour l’Algérie effectuées dans la dernière partie du rapport.

mercredi 17 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet (2) : ALEXIS DE TOCQUEVILLE

  L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

Alexis de Tocqueville s’est intéressé au problème de l’Algérie à deux reprises :

   . En 1841, il publie un opuscule de 55 pages appelé « travail sur l'Algérie »

   . En 1847, il est rapporteur des travaux de la « commission chargée d’examiner le projet relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie ». Le rapport, lu à la chambre des députés le 21 mai 1847, est conservé dans les procès-verbaux de cette assemblée.

Ces deux documents correspondent exactement au séjour de Bugeaud en tant que gouverneur général et il est intéressant de les comparer afin de déterminer l’évolution survenue à la fois dans les conceptions formulées par Tocqueville et, plus généralement, dans les mentalités dominantes à propos du fait colonial.

Je découperai mon propos en trois parties

-          L’approbation de la politique menée par la France en Algérie et en particulier par Bugeaud,

-          L’état réel de l’Algérie et les illusions qu’il suscite,

-          Les perspectives d’avenir.

L’APPROBATION DE LA POLITIQUE MENEE PAR LA FRANCE EN ALGERIE ET EN PARTICULIER PAR BUGEAUD

Cette approbation, selon moi, concerne trois aspects :

            . l’intangibilité de la présence française en Algérie et les arguments qui la démontrent.

            . l’acceptation de la colonisation.

            . la caution de la politique de terreur.

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’INTANGIBILITÉ DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE EN ALGERIE

Dès 1841, alors que des doutes subsistent sur cette présence, elle est clairement proclamée par Tocqueville.

 Pour cela, il utilise d’abord trois justifications politiques que l’on retrouve chez tous ceux qui sont partisans du maintien de la France sur la côte nord-africaine :

   . D’une manière générale, abandonner une conquête est signe de faiblesse, de repliement sur soi et de décadence.

   . L’Algérie  possède une place de choix dans la géopolitique méditerranéenne : grâce aux deux ports de Mers-El-Kebir et d’Alger dont l’importance stratégique est essentielle et qui pourront devenir des bases navales, la France pourra dominer et contrôler toute la Méditerranée occidentale.

   . En cas d’évacuation de l’Algérie, d’autres puissances pourraient s’y installer faisant évoluer le rapport de force au détriment de la France.


   . A ces affirmations, il ajoute surtout un argument civilisationnel : la conquête a mis le « contact, même par la guerre, entre deux races dont l'une est éclairée et l'autre ignorante, dont l'une s'élève et l'autre s'abaisse. Les grands travaux que nous avons déjà faits en Algérie, les exemples de nos arts, de nos idées, de notre puissance ont puissamment agi sur l'esprit des populations mêmes qui nous combattent avec le plus d'ardeur et qui rejettent avec le plus d'énergie notre joug. 

En un mot, il est évident pour moi que, quoi qu'il arrive, l'Afrique est désormais entrée dans le mouvement du monde civilisé et n'en sortira plus. Il faut donc conserver Alger. »

Il ajoute également une phrase qui résume bien sa pensée et ses illusions : «  la société européenne est venue, la société civilisée et chrétienne est fondée »

 Ainsi, selon Tocqueville, la France a commencé à apporter à l’Algérie les lumières de notre civilisation, les autochtones ont entamé leur progression vers le progrès du fait qu’ils peuvent observer tous les jours la supériorité de notre civilisation occidentale : les abandonner conduirait à les faire retomber dans leur ignorance !

Cet état d’esprit et le concept de la supériorité de la race blanche sur les autres peuples ressentis comme arriérés est une idée acceptée et défendue par la plupart des penseurs du 19è siècle et au-delà.

 Dans le  rapport de 1847, Tocqueville n’évoque même pas  le problème du maintien de la présence française en Algérie, tant il est évident qu’il n’est plus remis en cause : les victoires de l’armée française de la période Bugeaud ont conforté tous ceux qui considéraient que la possession de l’Algérie est désormais intangible.

LA NÉCESSITÉ D’AMPLIFIER  LA COLONISATION

En 1841, alors que l’échec de la colonisation de la Mitidja est patent et que les ordonnances gouvernementales ouvrent prudemment les règles concernant l’émigration en Algérie, Tocqueville  fait l’apologie de la colonisation en indiquant qu’elle est absolument nécessaire si la France veut se maintenir en Algérie et si elle veut diminuer les lourdes charges occasionnées par la présence d’une armée importante :

Voici ce qu’il écrit : « La colonisation sans la domination sera toujours, suivant moi, une œuvre incomplète et précaire »… « En un mot la colonisation partielle et la domination totale, tel est le résultat vers lequel je suis convaincu qu'il faut tendre, »… « tant que nous n'aurons pas une population européenne en Algérie, nous serons campés sur la côte d'Afrique, nous n'y serons pas établis. Il faut donc faire marcher ensemble, s'il est possible, la colonisation et la guerre…, si une population européenne est plus difficile à établir en Afrique pendant la guerre, cette population, une fois établie, rendrait la guerre plus facile, moins coûteuse et plus décisive en fournissant une base solide aux opérations de nos armées »

 Dans le rapport de 1847 rappelle, cependant, que la France ne peut cependant pas faire tout ce qu’elle veut, eu égard aux dispositions de la capitulation d’Alger concernant la propriété :

« On nous livrait la ville, et, en retour, nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis avec toutes les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent. » 

Ces citations montrent bien l’ambiguïté de la pensée de Tocqueville qui essaie de concilier deux réalités inconciliables :

-          L’acte de capitulation de 1830 a garanti aux habitants  le respect de leurs propriétés, de leur religion et par voie de conséquence de leurs coutumes et de leur civilisation.

-          La nécessité de la colonisation implique que la France puisse récupérer des terres pour y installer les colons.

 Pour tenter de résoudre cette contradiction, Tocqueville, dans son rapport de 1841, prône trois modes d’action :  

     . l'expropriation effectuées des terres appartenant aux tribus hostiles à l’occupation française et ayant fui pour rejoindre la rébellion. Ces terres seraient définitivement confisquées même si ces tribus arrivent à rémission et acceptent de faire allégeance à la France : «  La plus grande partie de la plaine de la Mitidja appartient à des tribus arabes qui, de gré ou de force, sont aujourd'hui passées du côté d'Abd-el-Kader. Il faut que l'administration devenant la maîtresse de ce territoire, il ne soit point rendu, même à la paix. Les tribus qui l'occupaient nous ont fait la guerre ; leur terre peut être confisquée d'après le droit musulman. C'est un droit rigoureux dont il faut, dans ce cas, user à la rigueur. »

   . Le rachat des terres acquises d’abord par des spéculateurs européens dans le seul but de les revendre sans ayant pour objectif de les mettre en valeur, « soit de gré à gré, soit de force, en les payant largement. de très grands espaces sont non pas occupés, mais possédés par des Européens qui les ont acquis des indigènes… la plupart, qui sont des agioteurs en fait de terres, ne vendent point parce qu'ils pensent qu'une époque viendra où ils pourront faire de meilleures affaires que maintenant. »

   . ce mode de rachat concernera aussi les terres des tribus aux mêmes conditions : « il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la forme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. »

cette dernière allégation montre clairement la méconnaissance manifestée par Tocqueville du régime de propriété des terres que l’acte de capitulation de 1830 avait pourtant accepté de respecter.

Tocqueville était néanmoins conscient que faire racheter ces terres soi-disant vacantes par l’administration risquait de mettre  en péril la survie des tribus : en effet, la plupart des terres des tribus étaient communes du fait qu’elles étaient utilisées soit pour des cultures temporaires comme c’était le cas dans la Mitidja, soit en tant que terres de parcours pour les troupeaux (terres Arch).

 Pour y pallier, il cautionne les idées défendues par Bugeaud : resserrement, cantonnement, sédentarisation.

il ne s’agit pas de déplacer les tribus pour laisser leurs terres aux colons, car cette politique «   a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. » en conséquence, «  On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire »

 Celle-ci implique la sédentarisation des tribus et avec construction de maisons et pratique de l’agriculture. Certains «  désirant nous complaire ou profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont bâti des maisons et les habitent. Dans (la province) de Constantine, de grands propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine de Bone, Carési, cultive ses terres à l’aide des bras et de l’intelligence des Européens…(ce sont) d’heureux indices de ce qu’on pourrait obtenir avec le temps. »

 Ces idées illustrent parfaitement les théories raciales exprimées dans le paragraphe précédent : les peuples africains sont arriérés, si on veut les faire progresser vers le progrès, il est nécessaire de les mettre au contact avec les colons européens en les amenant à constater les bienfaits de la civilisation occidentale. On a l’impression, à la lecture de ces citations, que Tocqueville, à l’image de ses contemporains, justifie par de nobles ambitions, la nécessité de confisquer les terres sans se préoccuper du devenir réel des tribus ainsi dépossédées. En fait, pétri de l’idée de la supériorité de la civilisation occidentale et du progrès qu’elle apportera aux peuples arriérés, il se refuse à concevoir que ces peuples, soi-disant arriérés, puissent avoir conçus des modes de vie adaptés à leur environnement, par essence même, différents de ceux des européens.

 En ce qui concerne la manière dont doit s’effectuer la colonisation. Tocqueville mentionne la nécessité, comme le prône  Bugeaud, de ne pas laisser les colons s'éparpiller dans la campagne mais de créer de manière rationnelle et coordonnée  des villages de colonisation, il prône également une méthode semblable à celle que Bugeaud et Guyot voulurent pour l’Algérie à toutefois une exception la terre doit être vendue aux colons et non concédées aux colons :

«   L'administration doit cadastrer avec soin le pays à coloniser, et, autant que faire se pourra, l'acquérir afin de le revendre à bas prix aux colons quitte de toute charge. Elle doit fixer l'emplacement des villages, les fortifier, les armer, les tracer, y faire une fontaine, une église, une école, une maison commune et pourvoir aux besoins du prêtre et du maître. Elle doit forcer chaque habitant à loger lui et son troupeau dans l'enceinte et à clore son champ. Elle doit les soumettre tous aux règles de garde et de défense que la sécurité commande ; et mettre à la tête de leur milice un officier qui maintienne dans la population quelques habitudes militaires et puisse les commander au dehors. Il faut de plus que, soit par elle-même, soit par l'intermédiaire de compagnies colonisantes, elle fournisse aux colons soit des animaux, soit des instruments, soit des vivres, afin de faciliter et d'assurer la naissance de l'établissement »

Par contre, il s´oppose à Bugeaud sur une de ses idées-forces : L’implantation des colonies militaires chères au Maréchal «  Quant aux colonies militaires, je dirai d'abord qu'il faudrait ne les composer, d'abord au moins, que d'hommes non mariés. Ce qui est un inconvénient immense. C'est avec des familles et non des individus qu'on colonise…, il paraît bien déraisonnable de croire qu'on trouvera beaucoup de soldats qui, après leur service, veuillent rester en Algérie pour y cultiver la terre militairement en vue d'avantages éloignés et précaires. … même si au bout d'un certain nombre d'années, ils doivent  devenir propriétaires libres. »

  Tocqueville indique enfin que la seule solution permettant la réussite de  la colonisation de l’Algérie est que les colons en tirent avantage :

     . En leur vendant la terre en toute propriété,

     . En les laissant se placer où ils veulent et cultiver comme ils l’entendent sans leur imposer quoi que ce soit,

     . En leur permettant de s’enrichir et pour cela en leur permettant de vendre « chèrement et aisément » leurs productions en France ainsi, il faut que la métropole achète désormais son tabac en Algérie plutôt que de l’importer d’Amérique. 

« L'appât du gain et de l'aisance attirera bientôt dans le Massif et dans la Mitidja autant de colons que vous pourrez en désirer » : tel est le message que Tocqueville livre des ambitions de cette société qu’il voudrait implanter dans la colonie au nom de sa supériorité !


LES MÉTHODES DE GUERRE

 Dès 1841, Tocqueville cautionne la méthode des razzias en indiquant qu’elle est la seule qui puisse vaincre les tribus. Par voie de conséquence, il approuve la nouvelle stratégie de guerre mise en place par Bugeaud :  « On peut donc dire, en thèse générale, qu'il vaut mieux avoir plusieurs petits corps mobiles et s'agitant sans cesse autour de points fixes que de grandes armées parcourant à de longs intervalles un immense espace de pays. »

 De plus, il avalise les méthodes de terreur et de violence commandées de Bugeaud  en dépit de leur inhumanité et tente même de les justifier en montrant, qu’au final, elles se sont révélées bénéfiques.

Son argumentation est assez surprenante : selon Tocqueville, la nouvelle technique militaire a permis non seulement d’emporter la victoire mais aussi d’apprendre à connaître les tribus arabes, d’étudier leur comportement et de discerner leurs mentalités :

 « La longue guerre… nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. »

«  L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patience et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. ... nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements »

Cette meilleure compréhension a permis à l’armée de constater deux particularités que Tocqqueville résume ainsi :

     . «  la société musulmane d’Afrique n’était pas incivilisée, elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite »

     . «  les peuples à demi-civilisés comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence, ils n’entendent bien que la justice… la justice exacte et rigoureuse »

On en revient donc toujours à la même idée : les autochtones algériens sont à demi civilisés, de ce fait, ils ne peuvent comprendre que la loi du plus fort ; c’est seulement par la loi du plus fort que l’on pourra les faire progresser dans la voie du progrès :  il faut donc nécessairement que les tribus soient tenues d’une main de fer par le pouvoir militaire. C’est seulement quand ces tribus auront été vaincues que l’on pourra les civiliser en leur montrant tous les bienfaits de notre civilisation.

vendredi 12 août 2022

Les intellectuels face à la conquête de l'Algérie de la monarchie de juillet : PROLOGUE (1)

 L’ANALYSE DE LA SITUATION DE L’ALGERIE A LA FIN DE LA MONARCHIE DE JUILLET VUE PAR TROIS INTELLECTUELS

Comme je l’ai fait en donnant le point de vue de Louis Veuillot à propos de la situation en Algérie en 1845, je voudrais évoquer, dans ce chapitre, les analyses de trois intellectuels concernant l’état de la colonie à la fin de la monarchie de juillet.

Ces trois penseurs présentent à la fois un état des lieux existant en Algérie et établissent des perspectives d’avenir pour cette colonie :

-          Alexis de Tocqueville est un laudateur rarement lucide de la politique de Bugeaud en Algérie qui cautionne en grande partie les méthodes du gouverneur général mais fait état aussi des conséquences désastreuses que ces méthodes ont générées sans toutefois les remettre en cause.

-          Le second témoin est Alphonse de Lamartine, député de Macon en 1846, qui prononça le 10 juin un discours sur l’Algérie ayant, à la fois, pour but de dénoncer les atrocités perpétrées par le système des razzias et de mettre les députés face à leur conscience pour les amener à élaborer un autre système politique dans la colonie.  

-          Le troisième intellectuel est moins connu, c’est un des tenants du socialisme utopique et un des inspirateurs du Saint-Simonisme, Prosper Enfantin, dont le but fut de tenter d’harmoniser le système du capitalisme naissant de l’Europe occidentale et les modes de vie traditionnels des tribus algériennes.


dimanche 31 juillet 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (25) : LE SYSTEME BUGEAUD

   LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

 UN ÉCHEC QUASI-GENERAL SELON LES RÉCITS ET ANALYSES  DES CONTEMPORAINS : 

L’ÉCHEC DE BUGEAUD CONCERNANT LE RÔLE DES COLONIES  DE SUPPLÉER AU ROLE DE  L’ARMÉE POUR LA DÉFENSE DE LA COLONIE.

Cet échec se produit à deux niveaux :

     . D’abord, Bugeaud avait prévu que les villages coloniaux civils  seraient capables d’organiser eux-mêmes la défense de leurs terres afin de permettre à l’armée d’utiliser toutes ses forces pour le combat.

     . Ensuite et surtout, il comptait sur les colonies militaires pour défendre et pacifier les zones de conflits.

Les textes que j’ai consultés montrent que ces projets furent des échecs. 

Le cas des colonies civiles

Dans l’état lamentable dans lequel se trouvaient les colonies civiles, il paraît évident que les colons ne pouvaient pas assumer le rôle défensif qui leur était attribué par Bugeaud. Il fut à même de le remarquer quand, lors d’une attaque des troupes d’Abd-El-Kader, il demanda aux colons de constituer une milice pour aider l’armée, les colons manifestèrent tant de protestations que Bugeaud dût les réprimander :

« Vous imagineriez-vous par hasard être venus ici pour vous y enrichir aux dépens du pays et de l'armée, pour y rester tranquilles ?  A vous croiser les bras, tandis que l'on se bat pour vous ? Non, Messieurs, non, et, ne vous en déplaise, vous prendrez le fusil, et vous voudrez bien supporter votre part des fatigues que d'autres endurent pour vous. Il n'est pas juste que quelques-uns aient tout le mal, tandis que les autres plantent tranquillement leurs choux. Jusqu'à présent vous vous êtes reposés, mais j'y mettrai bien ordre. ».

.
Il en fut de même pour toutes les tâches supplémentaires que demandait l’administration aux colons civils (entretien des routes, canalisations de l’eau..). Dans ces circonstances, L’armée fut obligée de suppléer à leur mauvaise volonté ; pour s’en défendre, les colons arguaient de leur dénuement pour se cantonner seulement à l’entretien des terres qui leur étaient allouées.

Le cas des colonies militaires

Bugeaud aurait voulu créer 35 colonies militaires, seules trois ont été créées, BÉNI MERED, MAELMA et AIN FOUKRA. On possède le témoignage de M BUSSIÈRES pour les deux premières.

« L’histoire de BENI-MERED avait mis en relief ce qu’il y avait de faux et de forcé dans la condition de ces hommes, qui étaient encore soldats par leur solde, mais qui ne l’étaient réellement plus par leur position ; ce qu’il y avait d’inconséquent surtout à appeler des gens à la propriété, à les mettre dans des conditions qui stimulaient sans cesse en eux cet instinct, pour les faire débuter par un long stage dans le régime de la communauté.

Ces inconvénients ne tardèrent pas à se manifester. A mesure que l’objet même de la propriété se formait et prenait du corps et de la valeur par le travail des soldats, les traditions de la caserne s’éteignaient, l’esprit militaire s’effaçait, pour faire place aux instincts de propriété, qui s’éveillaient d’autant plus que s’approchait davantage le moment où l’on pourrait mettre la main sur ces richesses que l’on créait chaque jour sans avoir le droit d’y toucher. — Ah ! si j’avais ma part ! de l’argent je ferais ceci, des terres cela, je mettrais à profit telle occasion qui ne se représentera plus, et je doublerais aujourd’hui mon avoir ! — Un concert de malédictions s’élevait chaque jour contre cet odieux régime de communauté. Elles arrivèrent jusqu’au maréchal, qui se refusait à les comprendre. Ce régime de communauté et la force d’unité qui résultait du maintien de l’organisation militaire étaient à ses yeux ce qui faisait le mérite du système au point de vue de l’intérêt des colons. Conçu dans le for de la bienveillance profonde et vraiment paternelle qu’il portait à ses soldats, ce système ne lui paraissait pouvoir être que souverainement bienfaisant. Les plaintes cependant s’accumulèrent tellement, le dégoût et le découragement les suivirent »

 le maréchal accepter de dissoudre la communauté qui n’avait duré que six mois  au lieu des trois ans prévus. Chaque soldat reçut une part égale en terre (quatre hectares) ainsi qu'une maison, quelques têtes de bétail et une portion des bénéfices, une fois que l’administration se fut remboursée des avances qu’elle avait effectuées.

« MAELMA est un pays perdu et sans débouchés, »… ce « n’était « que la capitale de la fièvre et du palmier nain : aussi lui avait-on donné un docteur en médecine, quoique la population du village fût seulement de 29 colons militaires et de 8 civils, en tout 37. ..

Comme à Beni-Mered, la dissolution de la communauté s’y était faite avant le temps. La répartition des lots s’était faite alors au choix des hommes par droit d’ancienneté : … Les lots de terre en effet étaient très inégaux, et il importait gravement de pouvoir choisir. Les premiers mariés ont reçu en outre 80 francs pour l’installation du ménage ; les plus tardifs n’ont rien reçu. Cinq de ces colons militaires avaient abandonné leur concession aussitôt après leur libération du service ».

UNE DES RARES REUSSITES : LE VILLAGE DE STAOUELI

La création du village colonial de  Staoueli  procéda d’une idée originale : confier à des religieux cisterciens dont un tiers du temps était, selon la règle de leur ordre,  consacré aux travaux agricoles, le soin de créer et de mettre en valeur des terres en Algérie. 

Outre le fait que ces moines avaient une solide expérience agricole, le projet permettrait d’implanter le christianisme dans les campagnes au contact des populations musulmanes. Une concession de 1020 hectares fut concédée dans la région d’Alger aux religieux de la Trappe en 1843 qui y envoyèrent 22 moines provenant du  monastère d’Aiguebelle.

Les moines, aidés de condamnés militaires, commencèrent le défrichement. Les débuts furent difficiles du fait de l’ampleur de la tâche à accomplir comme le montrent les extraits suivants du livre d’ALFRED MONTBRUN (1869)

« Groupés comme ils pouvaient, sous des baraques de planches qui ne les défendaient ni contre la rigueur du froid de la nuit, ni contre les ardeurs du soleil africain, (les religieux) vivaient pêle-mêle avec les soldats envoyés à leur aide et au milieu du bétail que l'on n'avait pu caser sous de meilleurs abris.

A la privation de sommeil causée par les cris des animaux, se joignait le régime alimentaire de la Trappe fort peu substantiel, en sorte que les forces épuisées suffisaient à peine aux travaux. Aussi l'été de l'année 1844 fut terrible. Les pluies du printemps avaient été longues et torrentielles et l'horizon presque toujours obscurci par les brouillards. Les chaleurs, arrivant subitement , développèrent des vapeurs, dont les funestes effets, augmentés par les miasmes toujours dangereux qui se dégagent d'un sol mis en culture pour la première fois, se firent sentir d'abord sur les récoltes et puis sur la santé des hommes.

Des fièvres se déclarèrent qui atteignirent à peu près tout le monde, et auxquelles succombèrent, dans l'espace de quelques mois, dix religieux et plus d'une vingtaine de soldats qui moururent à l'hôpital où ils avaient été transportés.

Le R. P., qui arriva de France sur ces entrefaites avec un renfort d'hommes et d'argent, ranima les courages, et l'on reprit avec une ardeur nouvelle les travaux un instant ralentis par le découragement et l'impuissance. L'église provisoire, élevée et bénie dès le mois de mai 1844, fut solennellement consacrée par Mgr l'évêque d'Alger le 30 août suivant. »

La persévérance des trappistes est, selon moi, due au fait que les moines ne cherchaient pas à améliorer leur vie terrestre mais plutôt à mériter leur salut en mourant quasiment en martyr. Pourtant, il paraît évident que le découragement et les envies de renoncement durent aussi exister comme le mentionne A BUSSIERES :

« Combien de fois les trappistes eux-mêmes, ces hommes d’une abnégation si complète et qui ne sèment point pour le temps, mais pour l’éternité, combien de fois, malgré l’appui énergique du gouvernement, ils ont été sur le point d’abandonner la partie pour retourner à leur morceau de pain et à leurs légumes de France ! ».

jeudi 9 juin 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (24) : LE SYSTEME BUGEAUD

  LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

 UN ÉCHEC QUASI-GENERAL SELON LES RÉCITS ET ANALYSES  DES CONTEMPORAINS : 

L’EXEMPLE PARTICULIER DE TROIS VILLAGES DE COLONISATION : SAINT FERDINAND, SAINTE AMELIE ET ZERALDA

Le village de ZERALDA avait été constitué selon le système du comte Guyot dont M Bussières, dans son livre, LE MARÉCHAL BUGEAUD ET LA COLONISATION DE L’ALGERIE, (Revue des Deux Mondes, 1853) rappelle les caractéristiques essentielles

« Ce système.. consistait à admettre les colons riches ou pauvres, à leur livrer sur place, pour une somme de 6 à 800 francs ou souvent à titre gratuit, les matériaux de construction d’une maison que chacun élevait à sa guise sur le lot qui lui était concédé. »

Quoique l’auteur ait écrit le contraire par ailleurs, au début, les colons n’étaient pas livrés à eux-mêmes : «  On leur prêtait en outre, autant qu’on le pouvait, des bœufs pris dans les parcs de l’administration militaire, des moutons de même origine, dont la laine et le croît restaient au colon, tenu seulement de représenter, lorsqu’il en était requis, un même nombre de têtes et un poids de viande sur pied égal à celui que les parcs lui avaient fourni. Diverses subventions en nature pour les semailles ou pour la subsistance du colon et quelques défrichements opérés par l’administration complétaient les moyens d’assistance que le gouvernement mettait à la disposition du colon ».

Pourtant, cette assistance ne pouvait durer longtemps et la situation du village de ZERALDA, fondé en 1843, devint vite catastrophique, c’est ce que constate M BUSSIERES  lors de son périple en Algérie :  

ce village « mérite d’être cité comme type de l’extrême misère, …Il se composait de 30 concessions de 15 hectares chacune : on avait cru devoir compenser la qualité par la quantité; mais après quatre années d’existence, 40 hectares à peine étaient défrichés. Tous les colons, à l’exception de deux ou trois, étaient arrivés là sans aucune ressource. … Pour les faire vivre, on les employa aux terrassements de leur grand fossé, au nivellement de leurs rues et de leur route…Un tiers des concessions était devenu désert ; on ne voyait que maisons vides et fermées, les murs à moitié décrépis par les pluies, les volets descellés et pendants ou battant au vent. Que si vous vous informiez du sort de ceux qui les avaient occupées, on vous répondait : Celui-ci a abandonné, celui-ci aussi, cet autre également. Cinq familles étaient dans ce cas. Mais celle-ci ? Morts. Et celle-ci ? Morts. Et celle-ci encore ? Orphelins ; le père est mort. Quant aux vingt concessionnaires survivants, ils se mouraient »

Les deux villages de SAINTE-AMELIE (53 familles) et SAINT-FERDINAND (51 familles) auquel s’ajoute un hameau appelé le MARABOUT D’AUMALE (10 familles) ont été créé en 1843  selon un système concurrent de celui du comte Guyot prôné par le colonel Marengo.

Ce système était apparemment plus favorable à l’instauration d’une colonie prospère et s’adressait à des colons plus fortunés (nécessité de justifier d’un apport minimum de  3000 francs dont 1500 francs pour subvenir aux dépenses nécessaires à l’exploitation) :

le colonel Marengo « livrait la maison bâtie et un certain nombre d’hectares défrichés. Ce nouveau mode s’adressait à des colons présumés plus riches. Ils trouvaient, en arrivant, le village tout construit et n’avaient qu’à s’installer, en payant 1,500 francs ou 3,000 francs, selon qu’ils prenaient une maison par moitié ou en entier. Toutes les maisons, bâties uniformément sur un égal espace de terrain, étaient en effet doubles, c’est-à-dire disposées de manière à pouvoir contenir deux ménages. Les maisons étaient rigoureusement alignées et espacées. L’intervalle qui les séparait devait servir de jardin, et chaque jardin se trouvait, comme la maison, coupé en deux parties égales, suivant l’axe qui partageait la façade »

M BUSSIERES visita également ces deux villages et constata, à SAINT-FERDINAND   un échec semblable à celui observé à ZERALDA

Saint-Ferdinand, ..  était .. dans une situation précaire. .. Des 51 concessionnaires qui avaient primitivement peuplé ce village et son hameau, le Marabout d’Aumale, 25 étaient partis, 8 nouveaux étaient survenus ; mais, par suite d’autres mutations, le nombre total se trouvait, en 1847, réduit à 29. Sur ce nombre, il n’y avait, il est vrai, que deux célibataires ; tous les autres avaient une famille. Les colons travaillaient avec peu de courage, rebutés sans doute par les mauvaises conditions dans lesquelles ils étaient placés, et qui avaient fait émigrer la moitié d’entre eux. Ils n’avaient encore rien ajouté aux défrichements qu’ils trouvaient tout faits en prenant possession de leur maison de 1.500 francs, L’intention sur laquelle reposait le système du colonel Marengo, c’est-à-dire celle de former une colonisation qui, composée de gens possédant un petit capital, pût se soutenir par elle-même, était complètement trompée. Pendant les quatre premières années (de 1843 à 1847), l’administration avait fourni aux colons leurs semences, qu’ils s’empressaient de vendre au lieu de les mettre en terre. Pour arrêter ce commerce, M. Cappone, gendre du colonel Marengo et maire de Saint-Ferdinand, prit le parti de ne distribuer les semences qu’au fur et à mesure des labours exécutés. Les colons de Saint-Ferdinand n’avaient du propriétaire que la prétention de ne vouloir pas travailler pour autrui,.. . Les résultats obtenus n’étaient cependant pas encourageants mais il faut tenir compte de la nature sauvage et dure de ces terres, calcinées depuis des siècles par un soleil dont la broussaille ne les défend pas, balayées chaque année par des pluies torrentielles qui en emportaient l’humus et ne cessaient de creuser que lorsqu’elles rencontraient un sous-sol lisse, glissant et compacte comme du savon …

Ce qui a aidé les colons à se soutenir, c’est le foin qui vient de lui-même en Algérie partout où la broussaille et le palmier nain lui laissent un peu de place. Quelques pluies d’hiver suffisent pour créer partout des prairies sauvages plutôt encore que naturelles, où le sainfoin, la luzerne et les autres plantes fourragères se développent avec une abondance qui tient du prodige et une admirable vigueur ; mais, en ceci encore, le Sahel est bien inférieur à la plaine. Néanmoins le foin est, pour lui, comme une manne qui lui tombe du ciel. »

 

Le village de Sainte-Amélie possédaient à l’origine des conditions plus favorables, pourtant, là  aussi, l’échec du projet était patent :

« Sainte-Amélie n’en a pas moins éprouvé les mêmes vicissitudes que Saint-Ferdinand. Pour 54 concessions, elle ne comptait que 30 concessionnaires, dont 8 ou 9 avaient, il est vrai, des concessions doubles, ce qui portait à 38 ou 40 le nombre des concessions occupées. Les autres, ou n’avaient pas trouvé de preneurs, ou étaient redevenues vacantes par suite d’éviction ou d’expropriation. »

Ces échecs amenèrent M BUSSIERES à tenter de leur donner une explication  globale  :

« Pour opérer (les) transformations (nécessaires), on ne trouvera que des colons pauvres, des hommes de travail et de privations, auxquels il faudra toujours plus ou moins venir en aide. Bien peu d’hommes possédant un capital petit ou grand seront tentés de le sacrifier en le confiant à une terre qui ne le rendra peut-être qu’à leurs successeurs.

 … Ne nous hâtons pas de jeter la pierre à ceux-là-même qui ont faibli. Sans parler des maladies et de la mort, il y a eu là des épreuves plus fortes que la dose de constance ordinairement donnée à la nature humaine, et parmi ceux qui se sont trouvés des plus faibles là-bas, beaucoup peut-être mériteraient encore d’être comptés parmi les plus forts d’ici. »

mercredi 25 mai 2022

La politique coloniale de la MONARCHIE DE JUILLET en ALGÉRIE (23) : LE SYSTEME BUGEAUD

 LE SYSTÈME BUGEAUD, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L’ALGÉRIE DE 1841 À 1847 

 UN ÉCHEC QUASI-GENERAL SELON LES RÉCITS ET ANALYSES  DES CONTEMPORAINS : 

Pour rendre compte de ces témoignages, je diviserai mon propos en quatre parties :      
     . La situation d’ensemble des colonies civiles 
     .  L’exemple particulier des trois villages de Saint-Ferdinand, Sainte-Amélie et Zeralda
      .  L’échec de la politique de Bugeaud concernant la prise en charge de la défense de l’Algérie par les colonies tant civiles que militaires..  
    . Quelques rares réussites 

LA SITUATION D’ENSEMBLE DES COLONIES CIVILES 

M DESJOBERT, député de la Seine-Maritime de 1833 à 1853, très critique à l’égard de la colonisation, présente une situation quasiment apocalyptique de l’état des villages de colonisation : 

« A la porte d'Alger, dans les villages du Sahel, les colons désertent, chassés par la faim. S'il en reste quelques-uns, c'est qu'ils n'ont plus la force de se traîner. Dans un grand nombre de maisons il n'y a plus d'habitants, ils sont ou morts, ou à l'hôpital, ou en fuite. Dans une maison, sept personnes n'avaient pas mangé depuis trois jours et attendaient la mort. (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846)) 

Dans la plaine de la Mitidja, la misère et la désolation sont plus grandes encore. Depuis cinq mois, au Fondouck, (colonie fondée en 1844 pour 150 familles) sur une population de 280 habitants, il en est mort 120. » (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846) 

Dans la province de Constantine : de nombreux colons arrivent tous les jours à Guelma, traînant après eux des familles considérables dans le dénuement le plus affreux. Pas de terres à leur donner, pas d'argent à leur distribuer. »  (A DESJOBERT : L’ALGÉRIE EN 1846) 

On pourrait penser que ce tableau de l’état dramatique des villages de colonisation a été volontairement assombri par M DESJOBERT afin de manifester son opposition envers l’occupation de l’Algérie ; en fait, ces dires sont corroborés par le maréchal Bugeaud lui-même : il le reconnaît, en particulier, lors d’une tournée d’inspection des colonies : c’est ce que montre les extraits ci-dessous, cités par M BOURDIN et tirés d’un mémoire transmis à l’assemblée en 1847 : 

« Il suffit d’inspecter de près nos villages civils pour se convaincre qu’il y a beaucoup de familles qui ne peuvent pas ou presque pas travailler. Plusieurs ont perdu leur chef unique, il ne reste qu’une femme et quatre ou cinq enfants… au Fondouk, il y a déjà une trentaine d’orphelins de père et de mère qui ne peuvent vivre que de la charité gouvernementale. Dans d'autres villages, on voit beaucoup d'hommes devenus veufs. Les Prussiens sont à peine arrivés depuis deux mois, et déjà on compte plusieurs hommes qui ont perdu leurs femmes et leurs enfants, un plus grand nombre de familles où il ne reste qu’une femme vieille et décrépite accompagnée de quatre ou cinq enfants incapables de travailler. 

Enfin, il y a bon nombre d'autres familles qui ne sont composées que d'orphelins de père et de mère, hors d'état de pourvoir à leur subsistance. Il faudra, de toute nécessité, que l'administration militaire ou civile les prenne sous sa tutelle pendant quatre ou cinq ans, et quelquefois davantage. Ainsi, on fait des dépenses énormes pour des bras  inutiles à la production comme à la défense du pays.

 Mes colons militaires ne seront assurément pas immortels mais ceux qui mourront dans la première année  ne laisseront qu'une femme et tout au plus un enfant, c’est bien moins embarrassant qu'une femme déjà vieille… La femme du colon militaire trouvera immédiatement à se remarier". (Maréchal BUGEAUD cité par M BOURDIN) 

La même constatation a été effectué par M BUSSIERES. Cet admirateur du Maréchal Bugeaud effectue un voyage en Algérie à l’époque pendant laquelle le maréchal est encore gouverneur de l’Algérie. Il l’accompagne pendant une tournée d’inspection puis visite quelques villages de colonisation. 

"Le colon est seul, aux prises, non avec des hommes semblables à lui, mais avec toutes les forces de la nature, d’une nature sauvage. ingrate et malfaisante jusqu’à ce qu’elle ait été domptée. L’ennemi qui doit venir, il ne le connaît même pas. Sera-ce la maladie, la sécheresse, les intempéries, les sauterelles, les bêtes féroces, l’épizootie ou la misère, toujours plus hâtive que la récolte ? Derrière le soldat, il y a le gouvernement tout entier qui veille à ce que rien ne lui manque, soit en santé, soit en maladie. Derrière le colon, il n’y a personne. .. il n’en pouvait guère être autrement. Une administration n’a pas pour mission d’être la providence individuelle des familles, elle n’est pourvue de rien de ce qu’il faudrait pour cela, et avec toute la bonne volonté du monde, ce qu’elle s’efforcera de faire en ce sens laissera toujours beaucoup à désirer". (A BUSSIÈRES :  LE MARÉCHAL BUGEAUD ET LA COLONISATION DE L’ALGERIE, Revue des Deux Mondes, 1853). (1) 

Cette situation est évidemment connue en France : après une période d’enthousiasme pour la colonisation, on constate qu’ensuite, l’administration eut beaucoup de mal à trouver des colons  

" Ce fut à qui, parmi les colons ruraux, défricherait le plus possible d’hectares, étendrait le plus ses constructions ; et, pour arriver plus vite à leur but, ils n’hésitaient pas à emprunter à 24 pour 100. Qu’importait d’ailleurs le taux de l’intérêt à payer ? Cette terre promise n’allait-elle pas rendre bien au-delà du 100 pour 100 ? Dans leurs rêves, les colons voyaient les étrangers affluer par centaines dans les villages et se disputer à prix d’or les concessions qu’ils avaient obtenues du gouvernement. La folie dura peu.. Ce fut la débâcle qui survint. Les débiteurs furent expropriés par leurs créanciers, maisons et champs furent désertés. Privés de la plus grande partie de leurs habitants, les villages eurent l’aspect de ruines abandonnées, et dans certaines localités, comme à Douéra, qui, pourtant, était alors le centre le plus important du Sahel, l’administration en arriva à ordonner la démolition des maisons qu’elle-même avait fait construire pour les colons. (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

En 1844, 1 780 familles avaient demandé des concessions, et, en 1845, le nombre des demandes avait atteint le chiffre de 2 918. On avait dû cette année-là même refuser des permis de passage à la plupart de ceux qui en avaient fait la demande. Or, l’année suivante, le nombre des demandes tomba à 1 663. D’autre part, en 1846, 715 colons déjà installés abandonnaient leurs exploitations, et, comme les villages ne reçurent cette année-là que 689 nouveaux arrivants, le bilan de la colonisation officielle se chiffra par la perte de 27 colons. La crise eut, en outre, pour résultat d’entraver le courant de l’émigration libre en Algérie. À ce moment régnait en France un véritable engouement pour ce pays. L’émigration volontaire avait pris des proportions qu’elle n’a plus connues depuis." (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

De telles observations corroborent exactement les conclusions auxquelles je suis parvenu lors de mon étude chiffrée de l'évolution de la population des colonies civiles.

"L’administration, qui avait fait appel à des cultivateurs de France et qui ne voyait pas ceux-ci trop s’empresser de venir habiter ses concessions, dut se résigner à accueillir tous ceux qui se présentaient, à quelque nationalité et à quelque condition qu’ils appartinssent. Elle alla même jusqu’à chercher partout des gens de bonne volonté. » (allemands, suisses..) (M ROUIRE,  LES COLONS D’ALGERIE, revue des deux mondes (1901)

A suivre..