La plupart des gens étaient abonnés à un ou plusieurs journaux, Les journaux étaient, comme d'ailleurs actuellement, de plusieurs sortes : les journaux d'opinion, les magazines hebdomadaires et les journaux pluralistes donnant à la fois les informations locales, nationales et internationales. Ces derniers étaient les plus communément lus : les journaux étaient distribués à domicile le matin, on les avait à sa disposition pour le petit-déjeuner. En général, les gens parcouraient les gros titres, puis ils lisaient les articles concernant leur village ; on consultait les rubriques nécrologiques, puis on approfondissait les autres articles selon ses goûts et préoccupations habituels.
Étions-nous convenablement informés ? Je l'ai longuement pensé, pourtant je me suis mis à douter quand, au cours de mes recherches personnelles sur la seconde guerre mondiale, j'ai pu constater à quel point la presse pouvait nous manipuler en interprétant les événements : il m'a suffit pour cela de lire les journaux de l'époque.
Voici deux exemples des méthodes de travestissement de la vérité employées :
Le premier exemple provient du journal LE MATIN du 23 juin 1941 qui annonce l'invasion de l'URSS (soit le lendemain de l'événement) et rend compte du discours du Führer au peuple allemand justifiant cette invasion : l'information est juste mais l'interprétation qui en est donnée est totalement orientée dans le sens de la politique allemande : les soldats allemands vont combattre pour la défense, non de l'Allemagne ou de la conquête d'un Lebensraum, mais de l'Europe tout entière. On apprend en lisant les journaux que l'Europe est une citadelle assiégée par un complot quasiment planétaire alliant les " excitateurs anglo-saxons" et les "maîtres juifs" de Moscou. Seul le Troisième Reich est capable d'agir pour sauver la civilisation : à entendre Hitler, il s'agit d'une véritable croisade : comme on le voit ici, les faits sont convenablement révélés mais l'interprétation qui en est donnée vise à manipuler plus qu'à informer.
Le deuxième exemple, tiré du journal LE PETIT PARISIEN du 4 novembre 1942, est révélateur des méthodes employées par la presse de l'époque : l'omission des informations. Dans ce journal, on apprend que l'offensive anglaise a échoué à El-Alamein, et que les pertes britanniques sont considérables, que "dans le Caucase, les troupes allemandes ont accentué leur avance"
Ces deux informations sont exactes mais elles sont fallacieuses si on considère l'ensemble du contexte militaire :
. En fait, à El-Alamein, la situation de l'armée allemande était désespérée devant l'offensive victorieuse anglaise, il n'y avait d'autre solution que le repli et la retraite ; pour protéger cette retraite il fallait livrer un combat d'arrière-garde, c'est ce combat qui est mentionné dans l'article, par contre, on omet totalement de parler du contexte de défaite , ce qui rend l'information totalement erronée.
. De même l'offensive dans le Caucase vers les champs pétrolifères de Bakou était réelle ; par contre, rien n'est mentionné sur la situation désespérée des allemands pris au piège à Stalingrad.
Ce type d'information par omission se généralisera ensuite dans la dernière partie de la guerre : après la défaite de Stalingrad, pour laquelle les français furent exactement informés par le biais du discours de Hitler qui annonçait la guerre totale, les journaux donnèrent ensuite tous les jours des nouvelles du front russe en reproduisant les communiqués du haut quartier général de la Wehrmacht : la ligne de front était assez exactement décrite mais son interprétation stratégique était totalement erronée ; on ne parlait bien entendu pas du recul de l'armée allemande sous les coups de boutoirs des armées soviétiques mais de raccourcissement du front et de rectifications de celui-ci vers des lignes plus solides de défense en vue de prochaines offensives qui devaient mener à la victoire. De tels communiqués durèrent pendant presque toute la fin de la guerre.(1)
Je pensais qu'à l'époque de mon enfance, l'information était redevenue libre. Avec du recul, on peut se le demander car on vivait à une époque de tension importante (guerre d'Indochine et guerre d'Algérie) , il fallait susciter et préserver l'unité morale du pays, ce qui orientait nécessairement l'information dispensée . On ne s'en rendait pas compte car on était dans l'événement, il n'y avait pas de recul possible face aux nouvelles dispensées au jour le jour. Il était impossible de relativiser en faisant jouer son esprit critique, on pouvait certes ressentir l'impression que telle ou telle information était orientée mais il n'y en avait aucune preuve.
Certes, la presse d'opinion permettait un certain pluralisme en donnant les diverses interprétations possibles de tel ou tel événement. Pourtant ces interprétations sont effectuées selon des à-priori philosophiques ou moraux qui étaient une autre forme de manipulation.
Nous n'étions pas mieux lotis au niveau de la radio et de la télévision nationale : ceux-ci étaient la "Voix de la France" et les informations dispensées prenaient la forme de journaux radiophoniques ou télévisuels présentant les prises de positions officielles. Là aussi, l'information était orientée dans ses commentaires et tronquée quant au choix des nouvelles à donner. On ne pouvait cependant pas dire qu'il s'agissait de censure véritable, il se produisait plutôt un phénomène d'auto-censure : les journalistes faisaient la part des choses de ce qu'il fallait dire et ce qu'il fallait plutôt taire pour éviter les ennuis.
C'est alors que se produisit une évolution d'importance, celle de la multiplication des radios et des télévisions dans un souci de pluralisme : ce furent d'abord des radios privées émettant hors du sol national (Luxembourg, Monaco, Sarre) vivant de publicité puis des télévisions privées après l'éclatement du service public ; cette concurrence ne fut pas un progrès, ce fut même l'inverse ! À cet égard, je ne crains pas d'utiliser le terme fort de régression calamiteuse de l'information.
(1) De même, ces journaux ne parlent jamais de résistance mais de terrorisme : un train de munitions vers le front qui était détruit était le fait de ces terroristes qui étaient, selon eux, sources de maux innombrables pour la population