LES PREMIERES ANNEES DE 1830 À 1834 (4)
COMMENT LES FRANÇAIS METROPOLITAINS REAGIRENT-ILS FACE AUX VIOLENCES DE L’ARMEE EN ALGERIE ?
LA PRESSE FACE À LA POLITIQUE DE VIOLENCE ET DE TERREUR INSTAURÉE EN ALGÉRIE
. Les mémoires du Baron Pichon, nommé intendant civil et qui était en poste en Algérie en 1832-33 au moment où Savary exerçait sa politique de terreur.
. Les journaux (journal des débats politiques et littéraires et Sémaphore de Marseille) des mêmes années.
(Sources Gallica)
Dans les mémoires du baron Pichon, écrites pour se justifier face aux critiques concernant son administration alors qu’il était en poste en Algérie, on trouve un long chapitre (livre 1 chapitre 8) concernant la manière dont la presse rendait compte des événements survenus dans l’ex-régence d’Alger. En voici quelques extraits significatifs :
« Si les correspondants avaient vraiment
été animés du zèle du bien public que n’ont-ils pas appelé l’attention sur tant
d’objets dignes d’être signalés à l’opinion ? Comme la presse a-t-elle gardé le silence sur
l’exécution militaire commise, dans la nuit du 6 au 7 avril sur la petite tribu des
El-Ouffias, une tribu amie qui était venue se placer, depuis notre arrivée, sous
(notre) protection ? » Pourtant, cette affaire a été largement
divulguée à Alger même , d’abord parce que
Savary a fait paraître une proclamation
félicitant l’armée et ensuite du fait que le cheik des El-Ouffia a été
publiquement jugé et exécuté le 21 avril.
A remarquer que le Baron
Pichon avait écrit le 22 avril au président du conseil pour dénoncer cette
exécution d’un innocent, on ignore ce qui s’en suivit.
Le second extrait condamne une exécution
sans jugement « Comment la presse a-t-elle rien su des exécutions
clandestines et faite sans jugement à Oran qui ont forcé le duc de Rovigo
au si notable ordre du jour du 5 juin 1832 ? »
Pourquoi la presse n’a-t-elle pas « appelé l’intérêt et la pitié sur les quinze ou vingt maures, turcs ou arabes, enfants, jeunes ou vieillards amenés à Marseille sur la Calypso et détenu au fort saint Jean … ils se plaignent d’être arrachés à leur pays et à leurs familles sans procès ni jugement. … tout Alger a connu les embarquements sur la Calypso. Si la déportation devait être infligée aux maures et aux arabes, pourquoi ne pas la prononcer publiquement ? ». En outre, tous les biens de ces déportés furent confisqués et vendus par l’armée.
Afin de vérifier les
allégations du Baron Pichon, je me suis permis de consulter ce quotidien, un des rares journaux à la
portée directe du lecteur sur le site internet de Gallica, pour la période
allant d’avril à juin 1832, dates pendant lesquelles la presse était susceptible
de rendre compte du massacre des El-Ouffias .
Le 22 avril 1832 parait l’article
suivant :
"On nous écrit d’Alger le 7avril … pour vous faire part d’un événement militaire qui a produit dans Alger le meilleur effet. Il existe à deux lieues de la Ferme-Modèle, (un jardin de la banlieue actuelle d’Alger où étaient cultivées diverses plantes afin de constater si elles pouvaient s’acclimater dans le pays), une tribu qui avait commis quelques actes d’hostilité et qui, ces jours derniers, avait embauché (ou plutôt débauché) une vingtaine de soldats de la légion étrangère. Ce matin, à la pointe du jour, le général en chef… a fait cerner le village de cette tribu et, après une courte résistance, tout a été passé au fil de l’épée. Les soldats de la légion étrangère qui s’étaient laissé séduire ont été fusillés dans le village même. Un certain nombre de têtes d’arabes ont été exposées toute la journée dans le quartier des zouaves. On a pris aux arabes 3000 têtes de bétail … ce soir, les cafés sont illuminés et les habitants d’Alger de toutes les classes se sont empressés d’adresser au général en chef leurs félicitations sur le résultat de cette expédition conduite avec autant de prudence que de vigueur et qui, en imprimant aux arabes un singulier effroi, préviendra probablement toute attaque sérieuse de leur part.
A l’inverse de ce qu’écrit
le Baron Pichon, l’affaire du massacre des El-Ouffias ne fut pas occultée par
la presse. Cependant, on peut constater
que la version données par l’auteur de cet article est assez différente
du récit que j’ai mentionné précédemment : selon ce qu’il rapporte, l’extermination de la tribu fut due, non au
fait qu’une ambassade a été attaquée, mais parce qu’elle était composée
d’agitateurs hostiles ayant même débauché des légionnaires, sans doute pour s’en
servir comme mercenaires. En outre, la lettre témoigne de la joie des algérois
et qualifie l’action de Rovigo de prudente. (1)
Le massacre des El Ouffias a été cité une deuxième fois dans le journal des débats le 1er mai sous la forme d’un communiqué du ministère de la guerre. Il comporte deux pièces qui donnent une version sensiblement différente de ce qui est relaté le 22 avril :
. Le deuxième texte a été écrit par le cheik des Krechichana le 12 avril. Rovigo lui avait enjoint de rechercher les effets volés aux ambassadeurs, il indique qu’il les a retrouvés chez certains membres de sa tribu mais, selon le cheik, ils avaient été déjà pillés par d’autres.
En ce qui concerne les deux autres affaires cités par le Baron Pichon, je n’en ai trouvé nulle trace dans les journaux.
L’AFFAIRE DES TÊTES COUPEES
Dans son livre, le Baron Pichon indique
que la presse a quand même évoqué, dans les journaux, l’affaire des têtes coupées au bout
d’une pique :
N’est-ce pas une amère dérision que de parler
de porter de cette manière la civilisation en Afrique ? »
Il évoque aussi en note de
bas de page une réflexion d’un colon au duc de Rovigo : « apportez des têtes ! des têtes ! Bouchez les
conduits crevés avec la tête du premier bédouin que vous rencontrerez ! »
Cette pratique des têtes
coupées est effectivement mentionnée dans la presse comme le montre un article
du SÉMAPHORE DE MARSEILLE (22 AOÛT 1833) citant
une lettre qui a été expédiée d’Alger :
« …Un certain nombre de têtes coupées feront plus pour leur
civilisation et surtout pour la tranquillité de la colonie que tous les moyens
de douceur qu’on pourrait employer…on ne peut être assuré de la soumission d’un
musulman qu’en obtenant son changement de foi. Tant qu’il est fidèle à sa
religion, il est fidèle à la haine envers les chrétiens dont cette religion lui
fait une loi. »
Le rédacteur du journal indique à la fin
de cette lettre qu’il n’est pas d’accord avec de telles allégations !
« J’ai toujours vu avec tristesse, même avec un
sentiment pénible pour l’honneur national, les expéditions qu’on nous
présentait comme des victoires où des colonnes sorties d’Alger fondaient sur
des tribus arabes, massacraient tout ce qu’elles rencontraient et ramenaient leur
bétail qui était ensuite vendu à l’encan. J’ai lu dans les bulletins non
officiels mais imprimés dans des feuilles autorisées, je crois, par le
gouvernement, que des cavaliers, je ne dirais pas français mais à la solde de la
France, rapportaient des têtes suspendues à la selle de leurs chevaux,
Ce n’est pas là porter la
civilisation en Afrique, c’est introduire la barbarie sous le drapeau
français »
Une pareille chose ne
devrait être tolérée et l’autorité compétente devrait empêcher que l’on
continuât ainsi à trafiquer des restes des hommes… en commandant au peuple plus
de respect pour les morts, il montrerait peut-être plus de respect pour les
vivants. … l’existence des raffineries de sucre de notre cité ne serait pas
menacée par la répugnance que l’on commence à manifester de se servir d’une
substance dans laquelle entre une matière provenant du corps humain.
La politique de notre
colonie d’Alger serait plus efficace en rendant plus favorable nos ennemis
arabes et bédouins ; instruits qu’on leur enlève les ossements de leurs pères,
(ils) sont dans un état de fanatisme religieux tel qu’ils mettent en pièces et
dévorent même quelquefois les français faits prisonniers. Je vous prie,
monsieur, de bien vouloir insérer ma
lettre dans votre journal … SEGAUD docteur en médecine
. En effet, les sucreries avaient besoin d’ossements d’animaux : le sucre est naturellement une pâte molle de couleur marron. Pour le blanchir, à cette époque, on utilise du « charbon animal » qui a la propriété de décolorer les liquides. Il se présente sous la forme d’une poudre ressemblant à de la suie, on l’obtient en faisant chauffer des os à haute température à l’abri de l’air : faire commerce des ossements humains pillés dans les cimetières pouvaient donc être une bonne affaire !
On peut conclure de ce qui précède que l’opinion publique devait être partiellement informé des actes de cruauté et d’inhumanité était commis en Afrique. Hélas pour la vérité, le public était beaucoup mieux informé de l’attrait que suscitait la nouvelle colonie au titre de la colonisation que par les crimes qui s’y déroulaient.