REMARQUE
. Tous les articles de ce blog ont été rédigés par moi-même sans emprunt littéral à d'autres auteurs, ils sont le fruit d'une documentation personnelle amassée au cours des ans et présentent ma propre vision des choses. Après tout, mon avis en vaut bien d'autres.
. Toutes les citations de mes articles proviennent de recherches sur les sites gratuits sur Internet



Mon blog étant difficilement trouvable par simple recherche sur internet, voici son adresse : jeanpierrefabricius.blogspot.com

jeudi 26 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (4) le NON FINITO de Michel Ange

Le NON FINITO est une des caractéristiques les plus surprenantes de l'œuvre de Michel Ange : un nombre important de sculptures furent commencées et non terminées : les historiens de l'art se sont longuement posé la question de savoir pour quelle raison ces œuvres furent ainsi non finies.  Il convient néanmoins  de faire une distinction entre les œuvres à peine émergentes du marbre et les autres qui ne paraissent pas terminées que par le fait que leur revers était adossé à une paroi dans une perspective de vision frontale et donc qui ne ressortent pas du Non Finito. 

Deux explications semblent apparaître : l'une ressort de motifs rationnels, l'autre témoigne des préoccupations métaphysiques de l'artiste.

On peut trouver deux EXPLICATIONS RATIONNELLES ET PRATIQUES AU NON FINITO

En premier,  il peut s'agir de l'abandon ou de la transformation d'une commande par le commanditaire lui-même : ce fut le cas en particulier pour les sculptures destinées au tombeau du pape Jules II : après la mort du pape, survenu en 1513, le projet fut modifié et réduit jusqu'à son élaboration finale (1542) :  de cette évolution subsistent quatre statues d'esclaves ou plutôt de prisonniers à Florence et deux au Louvre. À cette époque, Michel-Ange était un artiste renommé ayant une activité multiforme, sculpteur, peintre, architecte : il recevait de nombreuses commandes, commençait à travailler à leur élaboration ; si la commande était annulée, il cessait les sculptures s'y rapportant pour passer à d'autres choses. En ce sens, l'inachèvement des statues s'explique par le fait qu'il n'eut pas le temps de les terminer ; les biographes de l'artiste signalaient qu'il travaillait pourtant de jour comme de nuit ayant même créé un système frontal d'éclairage.

Une deuxième raison objective était l'abandon d'une œuvre à cause d'un " vice caché" de la pierre. Michel Ange choisissait la pierre avec beaucoup de soin, n'hésitant pas à réutiliser des pierres antiques ;  pourtant, il se pouvait que la pierre présente un défaut ce qui entraînait Ipso-facto l'abandon de la sculpture et même sa destruction, Pour Michel Ange, le travail de sculpture était un combat contre la matière qui nécessitait des mouvements rageurs et violents, ce qui peut expliquer les cassures occasionnées dans la pierre par la force de son marteau.

À ces causes objectives s'en ajoutent d'autres qui correspondent à des EXPLICATIONS D'ORIGINE METAPHYSIQUE.
Michel Ange, rappelons-le, travaille selon les concepts platoniciens, il ne sculpte pas la réalité imparfaite des êtres qu'il côtoie mais la vision intérieure que son esprit reçoit. Cette inspiration qui l'illumine provient, selon lui,  dans ses œuvres de jeunesse du monde des Idées platonicien ; cependant au fur et à mesure qu'il progresse dans son art, il va considérer que cette vision intérieure provient en réalité de Dieu.

À cela s'ajoute une autre considération : la pierre qui est choisie par l'artiste n'est pas le fruit du hasard : en application de l'idée aristotélicienne de l'hylémorphisme, le bloc de pierre contient en puissance l'oeuvre qui va être sculptée : ainsi s'établit une double démarche métaphysique qui s'articule comme suit :
   . L'artiste reçoit de Dieu la vision de l'oeuvre à créer,
   . L'artiste se borne à retirer du bloc de pierre la gangue qui enveloppe cette œuvre afin de la dégager, il est simplement le rédécouvreur d'une beauté qui existe dans l'absolu et est contenue dans la matière du marbre.

Dans cette perspective l'homme n'est plus à l'égal de Dieu, il ne crée plus, il se borne seulement à retrouver cette forme qui préexistait dans le bloc de pierre. Michel Ange réfute totalement à la fin de sa vie le transfert à l'homme de la puissance créatrice. Il renie cette idée que l'artiste crée son œuvre de la même manière que Dieu l'a accomplie, c'est d'ailleurs à ce point qu'il dénoncera toutes les vanités de son art.

Cette conception des choses mène à des comportements chez l'artiste qui sont pour lui  à la limite du supportable : on a dit que Michel Ange menait un combat incessant contre la matière qui lui résiste ; à ce combat s'ajoute une angoisse constante, celle de ne pas être capable de dégager de la matière ce qui y est contenu. Il sait qu'il ne peut le faire que par son savoir faire d'artiste et la puissance de son bras maniant les outils. Lors de son travail, il devait prendre conscience du dualisme entre la grandeur de la tâche à accomplir et la faiblesse des forces qu'il peut utiliser. S'il y parvient c'est uniquement par la grâce de Dieu.

Cette analyse est corroborée par les poèmes écrits par Michel Ange, en voici un exemple :
   Si mon rude marteau tire du dur rocher
   Telle ou telle forme humaine, c'est du ministre
   Qui le tient en main, le guide et l'accompagne
   Qu'il reçoit son élan...

   Sonnet 101

C'est dans ce cadre de pensée métaphysique  que peut se produire le NON FINITO avec deux possibilités :
     . Le savoir-faire de Michel-Ange ne suffit pas à faire émerger du bloc de marbre la forme qui s'y trouve en puissance, en ce cas, il ne finit pas la statue et elle est conservée inachevée ou détruite.
     . À un moment de son travail. Michel Ange prend conscience que l'oeuvre a été totalement dégagée de sa gangue de pierre et que la statue correspond à la vision que Dieu lui avait transmise, dans ce cas, il cesse de la sculpter et la conserve en l'état.

Ces deux types de conceptions mènent à ce NON FINITO qui est le propre de nombre de statues : quelle hypothèse correspond à la réalité ? Impossible de le dire, sans doute toutes ont pu fonctionner à un moment donné.

Ces œuvres du NON-FINITO sont pourtant assez extraordinaires : voici trois des prisonniers (ou esclaves) qui devaient orner le tombeau de Jules II ; on leur a donné arbitrairement les noms suivants : esclave barbu, esclave s'éveillant, jeune esclave.

Pour moi, le plus surprenant de ces personnages est celui du milieu, il semble s'éveiller d'un long sommeil et essaie se lever, pour cela, il doit se dégager de la gangue de pierre qui l'entoure, tout comme le sculpteur doit lutter contre la matière, le personnage endormi semble prisonnier et doit lutter contre ce qui l'enserre, la sculpture témoigne des torsions quasi désespérées qu'il effectue, cette image témoigne tout à la fois de la tension intérieure du personnage représenté et de celle du sculpteur.

Cette volonté de puissance du personnage qui émerge de sa gangue de pierre  est encore beaucoup plus expressive si on considère l'extrait ci-dessous :

Parmi les œuvres qualifiée de NON FINITO trouvent deux Pietàs, ce qui me ramènera à mon sujet d'origine sur le règne de la mort.

mercredi 25 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (3)  la Pietà de MICHEL ANGE

Afin de témoigner de cette surprenante différence de mentalité entre l'art du quattrocento italien et celui du reste de l'Europe, en proie au règne de la mort, il suffit de comparer deux Pietàs contemporaines l'une de l'autre : l'une est sculptée sur une croix de chemin dans un petit village lorrain, Dolaincourt, l'autre a été crée par Michel Ange Buonarotti. 

Pourtant se limiter à cette simple comparaison serait fallacieux, car elle ne dévoile que l'un des aspects de cet artiste, c'est pourquoi, je comparerai cette pietà, la première sculptée par Michel-ange en 1499  à la dernière, celle appelée Ronderini, datée de 1564. et presque contemporaine du tableau de Pieter Brueghel du "triomphe de la mort."(2)

Au niveau de leur composition, ces deux pietàs se ressemblent :  la Vierge Marie assise tient son fils sur ses genoux, elle est vêtu d'un large manteau qui lui recouvre une partie de la tête, elle maintient Jésus par la main passée sous les aisselles. Le Christ est représenté en diagonale, la tête est renversée et le bras extérieur pend vers le sol.

Cette similitude s'arrête là ; ce que l'on ressent à la vue de ces deux pietàs, c'est essentiellement leur différence.

LA PIETÀ DE DOLAINCOURT est sculptée sur le revers d'une croix de chemin qui montre à l'avers le Christ en croix entouré de la Vierge Marie et de saint Jean. On les aperçoit ici de dos de part et d'autre de la Pietà.

Cette Pietà comporte les aspects habituels de ce type de représentation :
   . La Vierge Marie est représentée sous les traits d'une femme âgée, enlaidie par la tristesse et la douleur regardant son fils mort avec le désespoir d'une mère qui vient de perdre son enfant.
   . Le Christ est figuré en tant que cadavre supplicié, portant les stigmates de la mort.

La PIETÀ DE MICHEL ANGE (1475-1564) fut sculptée en 1499, (l'année de la mort de Marcile Ficin), elle se trouve dans la basilique saint Pierre de Rome.
   . Le visage de la Vierge Marie est celui d'une jeune femme dans la plénitude de sa beauté, son visage est impassible, il ne reflète ni douleur ni tristesse, à peine de résignation. On a l'impression que la Vierge Marie est plutôt dans un stade intermédiaire entre la mort de son fils qu'elle a assumée et la résurrection à venir qu'elle attend impassiblement.
   . Le cadavre du Christ n'est pas celui d'un crucifié qui a subi de terribles souffrances, c'est à peine si on aperçoit l'emplacement des clous à la main et la blessure du coup de lance. Le corps est intact, le visage est celui d'un homme jeune dans la plénitude de sa beauté ; on a l'impression qu'il s'agit moins du corps d'un homme mort que de celui d'un homme endormi, moins d'un cadavre que celui du Messie en attente de la résurrection.

Ainsi, selon moi, ces deux pietàs témoignent d'un finalité différente : tandis que l'une est orientée vers la mort, l'autre témoigne de la résurrection imminente. Comment cela était-il possible ? Pour le comprendre, il faut revenir aux CONCEPTS PHILOSOPHIQUES DEVELOPPES A L'EPOQUE DU QUATTROCENTO dont Michel-Ange était un disciple averti.

En premier lieu, cette pietà correspond aux idées développées par l'académie platonicienne de Florence : l'homme est capable de transcender le monde imparfait par la force de son esprit pour accéder au monde des Idées et en l'occurrence à l'Idée du Beau. Michel Ange possédait de solides connaissances en anatomie mais cela ne suffisait pas, il lui fallait représenter l'homme tel que Dieu l'avait conçu à son image par un processus d'idéalisation qui ne pouvait se produire que par l'illumination d'une vision intérieure : ainsi, la Vierge Marie est représentée idéalement dans son essence plus que dans son aspect réel.

Certes, Michel Ange s'inspire de la nature mais il rend ce qu'il voit dans la nature conforme à un canon idéal provenant de son esprit. ( " puisque les belles femmes sont rares... J'utilise une certaine idée qui me vient à l'esprit" disait-il ). La beauté du monde extérieur suscite une image intérieure que l'esprit a recomposée.

À cette recherche platonicienne de l'Idée de Beauté s'ajoute d'importants emprunts au pythagorisme : Les visages imparfaits des modèles sont aussi transcendés par l'application de la règle des nombres et de la proportionnalité tel qu'on le trouve dans les recherches sur le corps humain dont le plus bel exemple est " l'homme de Vitruve" de Leonard de Vinci. les visages de la Vierge Marie et du Christ révèlent, par l'harmonie de leur proportion, l'emploi des règles mathématiques ayant servi à leur élaboration.

Il apparaît aussi deux types d'emprunts à la doctrine d'Aristote : le premier est cette idée que l'âme naît en même temps que le corps et que c'est l'âme qui donne forme au corps, qui le formate pourrait-on dire. (1) : ainsi, au travers de la vision du corps, l'artiste doit représenter l'âme et le spectateur doit ressentir, au delà de la plastique corporelle, la beauté de l'âme, c'est par ce biais que l'on peut établir les pensées qui animent la Vierge de cette pietà.

Enfin, Michel Ange utilise le concept aristotélicien de l'hylemorphisme (1) de la même manière que l'âme (hulè) donne forme à la matière (morphè), l'artiste donne forme à la statue à partir d'un bloc informe de marbre. Michel-Ange traite le corps comme une prison terrestre de l'âme immortelle, son travail de sculpteur ressemble à un combat,  celui qui permet de dégager l'âme en échappant à l'esclavage de la matière. Certes, la matière résiste mais au bout du compte, ce doit être la forme qui doit triompher avec une parfaite équivalence de l'oeuvre d'art avec l'Idée que l'artiste recèle dans son esprit.

Ainsi, la Pietà de Michel Ange, loin d'être une simple copie d'oeuvres antiques est la mise en application de théories philosophiques renaissante à l'époque du Quattrocento. Sans ces notions, on ne peut comprendre le "non finito" qui sera l'objet du prochain article.


(1) voir l'article sur Aristote et saint Thomas d'Aquin dans le chapitre sur les CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE.
(2) le "triomphe de la mort" a été décrit dans le chapitre sur LE RÈGNE DE LA MORT AUX XIVe ET XVe SIÈCLES

mardi 24 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (2) 

QUELQUES ÉLÉMENTS DE LA PENSÉE DE L'ACADEMIE PLATONICIENNE DE FLORENCE. 

Il n'est pas question ici de reprendre les théories de Marcile Ficin et des penseurs de l'école platonicienne de Florence, mais plutôt d'en monter les implications possibles dans les mentalités et dans l'art.

En premier lieu, il apparaît nettement que l'école platonicienne est plus  influencée par le néoplatonisme de Plotin  et par sa traduction chrétienne que par les théories de Platon lui-même (1) :

   . Pour Platon, il existe un dualisme entre le monde parfait des Idées et le monde sensible imparfait : les humains n'ont spontanément aucune idée de la splendeur et de la perfection des Idées ; dans le  monde sensible, elles ne sont en effet  que de pâles reflets de leur réalité. Pour expliquer sa théorie, Platon avait eu recours à la métaphore de la caverne : dans une caverne, on ne voit que le reflet de la lumière parvenue par les interstices de la paroi rocheuse ;  par contre, si on sort de la grotte on peut voir la puissance, la splendeur et la perfection de la lumière. De la même manière qu'il est possible de sortir de la caverne, Platon pense que l'homme est capable d'accéder au monde des Idées.

   . Pour Plotin,(1), le grand problème fut celui de la structuration du monde platonicien des Idées et de la necessité d'un principe de coordination : cela le conduisit  à penser qu'il existait un "Un" en tant que principe suprême avec une organisation ternaire :
     . Le Un totalement transcendant,
     . Le  monde intelligible lui-même décomposé en deux parties,
          . l'intelligence qui procède du UN et  correspond au monde des idées platonicien,
          . l'âme qui a son principe dans l'Intelligence et est le principe du monde sensible.
     . Le monde sensible des humains associant un corps mortel et une âme immortelle.

   . les penseurs chrétiens (2) ont reconnu dans les principes de Plotin le facteur chrétien d'organisation en établissant une hiérarchie semblable : Dieu, les anges, les âmes immortelles et les humains. Mais ils y ont ajouté deux correctifs :
     . L'imperfection de l'âme du fait du péché originel,
     . L'incapacité de l'âme humaine à accéder à l'abstraction ex-nihilo comme peuvent le faire les anges, l'âme humaine ne peut y parvenir que par les perceptions et sensations émanant de son enveloppe corporelle,

C'est au niveau de ces dernières considérations que se placent les théories de Marcile Ficin et de l'école platonicienne fondée à Florence : l'âme immortelle n'est plus considérée comme une âme imparfaite située à la base de la hiérarchie menant à Dieu ; elle est vue comme ayant été créé à l'image de Dieu , elle est capable non seulement de saisir l'intelligibilité des choses mais aussi d'agir et de créer cet intelligible : Dieu crée par un acte de sa volonté ses propres Idées, l'homme dispose du même pouvoir de créer. Si l'homme disposait des mêmes matières qui avaient permis à Dieu de créer le monde, il aurait été capable de le faire aussi  avec la même perfection. Dans cette perspective, " la puissance de l'homme est donc presque semblable à la nature divine puisque par lui-même, c'est à dire par sa réflexion et son habileté, l'homme s'efforce d'imiter chacune des œuvres d'une nature plus élevée". (Marcile Ficin)

Ces idées qui traduisent la haute estime dans laquelle on tient l'homme, dépassent même les théories de Platon puisque, chez ce philosophe, l'âme se pervertit dans le monde sensible à tel point que l'homme oublie toutes les connaissances qu'elle possédait en tant qu'Idée et qu'il doit effectuer un effort pour les retrouver ( la maïeutique, l'art de l'accouchement).

Pour les platoniciens florentins par contre, l'âme humaine peut avoir directement accès aux Idées.

En effet, chez les artistes du QUATTROCENTO, l'idée de "beau" n'est pas dans la nature qui reste imparfaite mais elle est dans une vision intérieure, une lumière qui descend mystérieusement et s'intègre à la création artistique  :   Léonard de Vinci s'exprime ainsi à ce propos  : " le caractère divin de la peinture fait que l'esprit du peintre se transforme en une image de l'esprit de Dieu car il s'adonne avec une libre puissance à la création... " : l'homme est capable de créer à partir de cette lumière qui vient en lui, il est capable de transcender le réel puisqu'il peut retrouver l'essence même de ce réel. Dans le même ordre d'idée, Pic de la Mirandole, un autre membre de l'académie, écrit " les miracles de l'esprit sont plus grands que le ciel. Il n'est rien de plus grand sur terre que l'homme, rien de plus grand dans l'homme que son esprit et son âme. En t'élevant jusqu'à eux, tu t'élèves au-dessus du ciel".

Cette idée de vision intérieure de l'artiste le reliant au monde des Idées, s'applique non seulement à la représentation formelle de la plastique corporelle, mais elle permet aussi de faire apparaître l'expressivité de l'âme : une œuvre d'art constitue un tout, elle exprime une forme mais aussi une âme.

L'IMPACT DES THÉORIES HUMANISTES SUR L'ART DU QUATTROCENTO

il convient d'abord d'effectuer une remarque liminaire : L'oeuvre de Marcile Ficin n'est en aucun cas un traité de l'esthétisme, elle est essentiellement à connotation philosophique. Pourtant, elle eut le mérite de donner une justification et une caution métaphysique à toutes les recherches et réalisations qui étaient effectuées à cette époque en Italie.

Elle permit par exemple de justifier métaphysiquement :
     .  l'utilisation du  pythagorisme qui, par l'utilisation des nombres et des rapports mathématiques de proportionnalité,  permet de corriger l'imperfection de la nature et de retrouver la perfection des Idées du Beau et de l'Harmonie platonicienne. Le pythagorisme était utilisé à l'époque par tous les grands artistes florentins : Alberti à qui on doit, entre autre, la théorie sur la perspective, Bruneschelli qui dessine et dirige la construction de la coupole de sainte Marie des Fleurs entre 1420 et 1436. Léonard de Vinci avec son dessin de l'homme de Vitruve...
      . L'hylémorphisme aristotélicien dont Michel-Ange est un des tenants,
      . L'imitation par les artistes du Quattrocento des oeuvres d'art découvertes lors des travaux d'embellissement de Rome par la papauté ; l'académie platonicienne donna un sens à cette imitation puisqu'elle a retrouvé les concepts philosophiques qui présidaient à la conception et à la réalisation de l'oeuvre d'art de l'antiquité  greco-romaine.

Ainsi, l'Italie du Quattrocento créé une vision diamétralement opposée à celle qui existait dans le reste de l'Europe : elle érige l'homme  presque à l'égal de Dieu alors que dans le reste de l'Europe,  l'homme perverti par ses péchés,  se  ressentait abandonné de Dieu et voué à la mort puis à l'enfer.

Ce dualisme est particulièrement frappant lorsque l'on compare une pietà du "règne de la Mort" à celle de Michel Ange, ce sera l'objet des derniers articles de cette série consacrée aux XIVe et XVe siècles.

NOTE
1. Voir l'article sur Platon et saint Augustin dans LES GRANDS CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE
2. Voir l'article sur Aristote et saint Thomas d'Aquin dans LES GRANDS CONCEPTS DE LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE
>

lundi 23 juin 2014

La coexistence du RÈGNE DE LA MORT et de l'HUMANISME DU QUATTROCENTO au  XVe SIÈCLE (1)

Le concept du  "règne de la mort"  fut, selon moi,  le moteur principal de la pensée dominante des XIVe et XVe siècle avec la production d'œuvres d'art d'une grande originalité.

Pourtant, des facteurs de renouveau étaient apparus dans la seconde moitié du XVe siècle en Italie, avec l'élaboration de nouvelles théories philosophiques et artistiques : ce  fut l'époque du QUATTROCENTO qui substitua au "règne de la mort" celui de la renaissance au sens propre du terme, celui d'une seconde naissance.

Ce changement de cap est fondamental dans l'histoire européenne : alors que dans le reste de l'Europe du XVe siècle, on tremblait à chaque victoire des turcs, on subissait les misères de la guerre et les pestes sévissant périodiquement, on voyait partout les ravages de la mort, tandis que les flagellants continuaient à effectuer leurs processions pour racheter le monde de ses péchés et lui permettre d'échapper à l'emprise du mal, il y avait des penseurs qui constituaient un nouvel ordre mental aux antipodes de ce que l'on trouvait partout ailleurs, celui de l'humanisme.

À l'inverse de ce qui se dit souvent, il me semble que la Renaissance est d'abord un mouvement de pensée philosophique qui a englobé, entre autre,  de nouvelles conceptions artistiques : sans connaître le mouvement philosophique, il est quasiment impossible de comprendre à la fois  l'art de la Renaissance et surtout la mutation mentale qui fit apparaître au cours du XVe siècle l'optimisme de l'humanisme aux antipodes du pessimisme du "règne de la Mort".

LA NAISSANCE DE L'ACADEMIE DE FLORENCE
On peut situer la naissance du nouvel état d'esprit à l'année 1459 quand Cosme de Médicis, un riche marchand et banquier de Florence, devenu le gonfalonier de la seigneurie (le plus important des neuf bourgeois qui dirige la cité)  décide de créer  une Académie à l'image de celle fondée par Platon à Athènes au 4e siècle avant Jésus Christ. Parmi les membres de cette académie, se trouve Marcile Ficin qui est le premier penseur important de l'humanisme ; avant d'être un philosophe, il fut d'abord un traducteur en latin des ouvrages subsistant des philosophes grecs, son but est de retrouver l'authenticité de la pensée des philosophes grecs, il estimait en effet  que toutes les traductions existantes étaient mauvaises et surtout qu'elle avaient été effectuées afin d'adapter la pensée grecque aux canons du christianisme.

Il convient à cet égard de rappeler que les théories de Platon avaient largement été commentées par saint Augustin et qu'il en était de même pour les idées d'Aristote, commentées par saint Thomas d'Aquin ( voir mes articles sur la dualité âme-corps dans la série sur les grands concepts de la religion médievale), les thèses de ces deux penseurs étaient largement connues mais au travers des commentaires de l'église et non dans leur pureté d'origine. Ce retour au source, voulue par l'Académie de Cosme de Médicis, donne son sens au mot renaissance : on vit renaître la pureté de la pensée grecque.

À SUIVRE

dimanche 22 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (17) : Comment réagir ? La NEF DES FOUS de Jérôme Bosch

La NEF DES FOUS fut appelé ainsi par référence au titre d'un poème du strasbourgeois Sébastien Brant de 1494. Cette peinture de Jérôme Bosch doit dater du tout début du 16e siècle ( vers 1500 ? )  ; elle devait faire partie d'un triptyque actuellement démembré et qui pouvait comporter aussi  "LA MORT DE L'AVARE "  et " L'ALLEGORIE DE LA DÉBAUCHE"  : ces trois peintures ont en commun la représentation des  différentes formes de péchés et  correspondaient aux deux panneaux latéraux du triptyque, par contre le panneau central qui devait donner son sens à l'ensemble  a disparu. 

Comme souvent, les tableaux de Jérôme Bosch sont  assez hermétiques  tant ils sont chargés de symboles, d'allégories et de références à l'époque où vivait le peintre. Pourtant, si on fait correspondre ce tableau à l'ambiance du " règne de la mort" des XIVe et XVe siècle, la signification en devient beaucoup plus claire ;  il en est de même si on établit une correspondance entre ce tableau et la manière dont les individus réagissent à la peste dans  le récit du Decameron de Boccace.   On va en effet retrouver dans la NEF DES FOUS de Jérôme Bosch, trois des comportements des habitants de Florence lors de l'épidémie : 
   . Fuir la réalité et s'enfermer en se coupant du monde réel,
   . Ne suivre que son bon plaisir en oubliant toute règle,
   . En profiter tant qu'on est encore en vie.

L'idée de fuite de la réalité apparaît nettement en arrière-plan dans le tableau. À l'horizon, se trouve une plaine vide (ou une mer) et une montagne en pente raide formant falaise ; on ne discerne aucune vie, aucune trace humaine, il n'y a rien qu'une vaste étendue verdâtre : rien ne semble exister à l'exception de la barque et de ses occupants. A l'arrière de cette barque, on discerne des buissons qui doivent représenter un rivage. Ces étendues vides symbolisent, selon moi, cette coupure vis à vis du monde réel et tangible que les participants de la barque ont nié.

La barque est manifestement échouée sur ce rivage, son mat semble coincé dans un arbuste du littoral. D'ailleurs, elle n'a aucun moyen de se mouvoir : elle n'a pas de voiles, ni de rames, ni même de gouvernail digne de ce nom, une louche (1)  tenue par un des passagers ne semble même pas pouvoir en faire office. Si elle devait se déplacer ce serait seulement par la seule force du vent arrière qui agite l'oriflamme (2)

Cet oriflamme comporte un croissant évoquant l'avancée tant redoutée des turcs ottomans en Europe de l'Est ; or,  dans les mentalités de l'époque, le turc est assimilé à l'Antechrist qui règnera sur la terre avant la fin des temps : ainsi, inéluctablement, le bateau échoué sera porté par le vent arrière vers la fin des temps dans la plus parfaite indifférence des passagers de la nef.

Dans ce bateau se trouvent dix individus qui constituent une sorte de microcosme symbolisant l'ensemble de la société : trois religieux et sept laïcs dont un "fou" . Ce microcosme social est cependant incomplet puisqu'il se caractérise par une absence totale de structure d'autorité ; c'est comme si on se trouvait dans la société post-danse macabre (voir mes précédents articles à ce propos) où tous ceux qui étaient chargés de protéger le monde des influences maléfiques avaient disparu, livrant l'humanité au mal et au diable qui pouvait alors agir sans entraves avec son acolyte, la Mort.

Parmi ces dix personnages, l'un doit être mis à part, le "fou" (3) que l'on pourrait plutôt qualifier de "bouffon". La signification du terme de "fou" est en effet très différente de notre notion contemporaine : la folie n'est pas une maladie mentale, mais beaucoup plus une dépravation de l'âme sous l'emprise du mal. En ces temps difficiles, s'adonner à tous les interdits au lieu de penser à son salut est folie. Dans cette conception, le "fou" a pour rôle de rire et se moquer de tout, de dire tout haut ce que les autres pensent sans oser le dire, de tout tourner en dérision  et par la même de cautionner les comportements déviants, d'exacerber les penchants vers toutes les vanités : le "fou", sous l'emprise du mal, pervertit la société et est ressenti comme un séide de Satan.

Le fou de la NEF DES FOUS se trouve à l'écart du bateau, assis sur une branche, il porte le costume caractéristique de sa profession : un capuchon à grelots, un vêtement à franges ornée de grelots, il tient d'une main une sorte de gobelet conique et de l'autre son attribut, la marotte. Il détourne son regard de la scène de beuverie qui se déroule en dessous, semblant dire : " la tâche est accomplie, voici des gens que j'ai conduits à la débauche !"

La partie centrale du tableau en forme de triangle dont la pointe correspond à la volaille attachée au mat,  comporte la barque et ses passagers.

Au centre de ce triangle se trouvent trois religieux dont un franciscain reconnaissable à la couleur grise de son habit (4). Les deux autres religieux sont des nonnes (5 et 6). Ce sont ces trois individus qui semblent être les animateurs des scènes de débauche :
   . Le franciscain (4)  et la nonne (5)  sont assis de part et d'autre d'une planche figurant une table, sur cette table se trouvent un gobelet et un plat de cerises. La nonne joue du luth. Ces deux personnages ont la bouche ouverte comme s'ils chantaient , il est cependant plus probable qu'ils essaient de manger une crêpe qui pend devant eux par une corde accrochée au filin tenant le mat.
   . L'autre nonne (6) lève une cruche et s'adresse à un homme étendu (7) dans le fond de la barque, cet homme, sans doute ivre,  tient une outre à demi immergée dans l'eau, la nonne semble dire à l'homme : " lève-toi et emplit la cruche de vin, tu vois bien qu'elle est vide! " on dirait même qu'elle s'apprête à le frapper.

Tous les autres personnages sont des laïcs, ils se ressemblent beaucoup avec leurs habits de couleur rouge et leur visage rond :
   . Deux d'entre eux semblent participer au jeu de la crêpe à manger sans utiliser les mains,  (8 et 9)
   . Un autre (10) ayant un gobelet sur la tête,   lève le bras pour montrer le personnage (11) qui monte au mat et coupe le lien attachant la volaille à ce mat,
   . Un autre (12) vomit dans l'eau, il est le seul laïc à ne pas porter un habit rouge.

Tous ces laïcs participent avec délectation aux débauches initiés par les religieux sans en être les moteurs ;  ils semblent se borner à les imiter ; cette dépravation du clergé est aussi une caractéristique des mentalités de l'époque : c'est parce que le clergé est perverti et qu'il n'a plus le sens de son devoir et que l'humanité, tel un " bateau ivre", se livre au règne du mal. Il convient cependant de ne pas exagérer l'angélisme des laïcs puisque ceux-ci sont également attirés par la perversité comme en témoignent les deux personnages nus dans l'eau (13) qui aspirent à entrer dans la barque : la debauche initiée par les religieux semble se propager dans toute la société.

Il reste à évoquer une caractéristique de ce tableau qui semble relier cette scène à la vie quotidienne des Pays-Bas de l'époque : la présence de l'arbre orné de rubans terminant le mat. Cet arbre évoque les scènes des fêtes où le défoulement est de règle : fête des fous, carnaval, arbre de mai... Pourtant, il ne s'agit pas que de cela : le but du tableau, surtout dans le cadre du triptyque où il se trouve, est, selon moi. d'évoquer une facette du règne de la mort : au centre du feuillage se trouve un tête qui ressemble à une chouette mais aussi à un crâne de cadavre montrant l'inéluctabilité de la mort dans la perspective de la damnation.

samedi 21 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (16) : Comment réagir ? Les enseignements du Decameron de Boccace

La disparition de tout  principe de vie sociale et la règle " fait ce qui te plait"  prend même la forme d'une REVANCHE DES PAUVRES CONTRE LES RICHES dans un contexte de quasi-anarchie sociale : les pauvres constatent avec plaisir que la peste n'épargne personne et en particulier pas les riches et les puissants. 

Deux mentions sont à cet égard significatives : outre les voleurs et les bandits cités dans l'article précédent, la rue appartient, selon le Decameron,  à la lie de la cité prenant en particulier deux formes, celle des fossoyeurs et celle des serviteurs :

   - " nous voyons la lie de notre cité, engraissée de notre sang, et, sous le nom de fossoyeurs, s’en aller, à notre grand dommage, chevauchant et courant de tous côtés et nous reprochant nos malheurs dans des chants déshonnêtes. Nous n’entendons que ceci : tels sont morts et tels autres vont mourir !" ces individus vivent de la peste, ils profitent de tout ce qu'ils n'ont jamais eu et, quand ils voient un riche, s'empressent de lui exprimer qu'il va aussi bientôt mourir ! " C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre que lors des enterrements, "les larmes étaient la plupart du temps remplacées par des rires, de joyeux propos et des fêtes" 

   - les puissants de la ville, après qu'ils aient été abandonnés de tous,  embauchent des serviteurs qu'ils doivent payer au prix fort : en effet, il ne restait à ces puissants " d’autre secours que la charité des amis — et de ceux-ci il y en eut peu — ou l’avarice des serviteurs qui, alléchés par de gros salaires, continuaient à servir leurs maîtres. Toutefois, malgré ces gros salaires, le nombre des serviteurs n’avait pas augmenté, et ils étaient tous, hommes et femmes, d’un esprit tout à fait grossier. La plupart des services qu’ils rendaient, ne consistaient guère qu’à porter les choses demandées par les malades, ou à voir quand ils mouraient ; et souvent à un tel service, ils se perdaient eux-mêmes avec le gain acquis" 

Certes, ces humbles qui devenaient fossoyeurs ou serviteurs, avaient toutes les chances de mourir de la peste  rapidement, pourtant ils ressentaient l'épidémie comme étant une juste revanche de tout ce que la misère leur avait fait subir.

Une troisième conséquence de l'épidémie qui découle des précédentes est la DÉPRAVATION DES MŒURS, elle concerne tout le monde et le Decameron en donne une image assez sombre :

en voici deux extraits :
     . " j’ai entendu dire que, sans faire aucune distinction entre les choses honnêtes et celles qui ne le sont pas, poussés seulement par l’instinct, seuls ou en compagnie, (les gens restés dans la ville)  faisaient ce qui leur plaisait le plus. Et ce n’est pas seulement les personnes libres qui agissent ainsi ; celles qui sont enfermées dans les monastères, s’imaginant que cela leur est permis et n’est défendu qu’aux autres, rompant les lois de l’obéissance, s’adonnent aux plaisirs charnels, croyant ainsi échapper à la contagion, et sont devenues lascives et dissolues". 

     . D’autres, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal. Et, comme ils le disaient, ils mettaient de leur mieux leur théorie en pratique, courant jour et nuit d’une taverne à une autre, buvant sans mode et sans mesure, et faisant tout cela le plus souvent dans les maisons d’autrui, pour peu qu’ils y trouvassent choses qui leur fissent envie ou plaisir. Et ils pouvaient agir ainsi en toute facilité, pour ce que chacun, comme s’il ne devait plus vivre davantage, avait, de même que sa propre personne, mis toutes ses affaires à l’abandon. Sur quoi, la plupart des maisons étaient devenues communes, et les étrangers s’en servaient, lorsqu’ils les trouvaient sur leur passage, comme l’aurait fait le propriétaire lui-même" 

La quatrième caractéristique est la DISPARITION DE TOUTE PERSPECTIVE D'AVENIR, le Decameron l'indique à propos des gens de la campagne : " devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, eux aussi ne se souciaient plus de rien qui leur appartînt, ni d’aucune affaire. Tous, au contraire, comme s’ils attendaient la mort dans le jour même où ils se voyaient arrivés, appliquaient uniquement leur esprit non à cultiver, en prévision de l’avenir, les fruits de la terre, mais à consommer ceux qui s’offraient à eux. C’est pourquoi il advint que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poules et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs habitations, erraient par les champs — où les blés étaient laissés à l’abandon sans être récoltés, ni même fauchés — et s’en allaient où et comme il leur plaisait." 

Certains aussi, se sentent à l'abri grâce aux PRÉCAUTIONS  qu'ils prennent : " Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments."   Cette méthode totalement empirique,  n'a certes pas pour but de se préserver de la peste mais beaucoup plus des odeurs épouvantables qui s'exhalent de partout. Pourtant, sans le savoir, les individus usant de tels moyens,se protégeaient convenablement de la transmission de la maladie par les voies respiratoires, celles-ci étant en effet une des moyens essentiels de propagation du virus.

Enfin, une autre caractéristique comportementale  est à noter, LA FUITE de la société urbaine pour les uns et de la ville pour beaucoup :

      . Certains s'enferment chez eux, entre amis, sans vouloir rien savoir de ce qui se passe ailleurs : " Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer." 

     . D'autres quittent la ville et son atmosphère de mort et d'anarchie pour se réfugier à la campagne, dans leurs villas rurales ou chez leurs familles habitant les villages. La peste y sévit tout autant, mais la moindre concentration de population peut permettre une meilleure espérance de survie. Parmi les motivations de ces gens qui fuient, il convient de citer celle de Pamphinea, une des sept femmes qui propose la création du groupe du Decameron : " Je ne sais s’il vous advient à vous comme à moi ; mais quand je rentre dans ma demeure, et que je ne retrouve, de toute ma nombreuse famille, que ma servante, j’ai peur et je sens comme si tous mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il me semble en quelque endroit de ma maison que j’aille ou que je m’arrête, voir les ombres de ceux qui sont trépassés, non avec les visages que j’avais coutume de leur voir, mais sous : un aspect horrible qui leur est venu tout nouvellement je ne sais d’où et qui m’épouvante. Toutes ces choses font qu’ici, hors d’ici et dans ma propre maison, il me semble être mal"  

Ainsi, il apparaît dans cette première journée du Decameron tout un ensemble de comportements que l'on peut résumer comme suit :
   . Le développement des pensées anarchisantes : on fait ce que l'on veut, il n'y a plus de règles ni d'autorité, plus de respect,  plus rien n'a de valeur, la propriété est abolie, on peut prendre ce que l'on veut où on veut sans aucune entrave. Ces pensées se colorent souvent d'idées de revanche sociale : " la peste s'attaque aux riches comme aux pauvres, on est tous égaux ! " 
   . L'exacerbation des instincts selon le principe : " puisque l'on doit mourir, autant en profiter au maximum " plus rien ne compte que la satisfaction de ses désirs même les plus bestiaux.
   . La peur des autres que l'on fuit par crainte de la contagion, ce qui conduit à la disparition de toute vie sociale, de tout sentiment de compassion et de charité et au repliement sur soi,
   . La fuite qui permet de nier les visions d'horreur que l'on côtoie quotidiennement, les morts alignés dans la rue, les odeurs pestilentielles, la recrudescence de la violence, du banditisme.. et conduit les gens à s'enfermer dans des endroits coupés de toute réalité.

Il convient aussi de mentionner ce qui n'apparaît pas dans ce texte :
   . Aucun sentiment de repentance n'apparaît ; pourtant, la peste est mentionnée comme un fléau infligé aux hommes par Dieu en punition de leurs péchés !
   . Il n'est indiqué aucune pratique religieuse particulière : pas de processions expiatoires, les églises semblent désertées, les " fossoyeurs" accomplissent leur œuvre non pour leur salut mais pour gagner de l'argent...

Tous ces comportements se retrouvent dans un surprenant tableau de Jérôme Bosch appelé la NEF DES FOUS.

mercredi 18 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (15) : Comment réagir ? Les enseignements du Decameron de Boccace

Le Decameron de Boccace, écrit entre 1350 et 1354, raconte l'histoire de sept femmes et de trois hommes qui fuirent Florence afin d'échapper à la peste survenue dans cette ville en 1348 et vécurent ensemble en vase-clos pendant dix jours  ; chaque participant devait raconter un récit par jour à la compagnie, cela fait que le Decameron comporte 100 nouvelles en tout. 

Pour mon propos, la partie la plus intéressante est contenue dans la première journée qui explique la situation de Florence au moment où sévit la peste et montre les divers comportements des gens de la ville.

La première idée transparaissant dans tout ce récit est celle du "CHACUN POUR SOI", de l'exacerbation de l'égoïsme et de la disparition de tout sentiment de compassion et de charité.

Ce comportement apparaît dans le texte de multiple façon : Dès que le symptôme de la peste apparaît chez quelqu'un, on le fuit sans aucun geste de sympathie ni de réconfort, le malade reste seul dans sa maison désertée, abandonné de tous ; dans de telles circonstances, les liens familiaux disparaissent : "une telle épouvante était entrée dans les cœurs, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, que le frère abandonnait son frère, l’oncle son neveu, la sœur son frère, et souvent la femme son mari. Et, chose plus forte et presque incroyable, les pères et les mères refusaient de voir et de soigner leurs enfants, comme si ceux-ci ne leur eussent point appartenu" 

De même tout les liens sociaux disparaissent : " Outre que les citadins s’évitaient les uns les autres, que les voisins n’avaient aucun soin de leur voisin, les parents ne se visitaient jamais, ou ne se voyaient que rarement et seulement de loin." on évite les autres et on se renferme sur soi, sans aucun souci pour les autres.

En ce qui concerne les morts, on n'a pour eux aucun regret, ni même de respect : on ne se préoccupe des voisins malades que quand la puanteur dégagée du pourrissement de leur cadavre est telle que ce n'est plus supportable ; alors, on se borne à prendre le mort et à le poser au bord du chemin pour que la charrette les ramasse ; ensuite, les corps sont, pour la plupart, conduits sans aucune prière ni sans parents vers les fosses improvisées où on les jetaient :  " Ils étaient peu nombreux, ceux dont les corps étaient accompagnés à l’église de plus de dix ou douze de leur voisins ; encore ces voisins n’étaient-ils pas des citoyens honorables et estimés, mais une manière de croquemorts, provenant du bas peuple, et qui se faisaient appeler fossoyeurs. Payés pour de pareils services, il s’emparaient du cercueil, et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église que le défunt avait choisie avant sa mort, mais à la plus voisine, le plus souvent derrière quatre ou cinq prêtres et quelquefois sans aucun. Ceux-ci, avec l’aide des fossoyeurs, sans se fatiguer à trop long ou trop solennel office, mettaient le corps dans la première sépulture inoccupée qu’il trouvaient." Plus loin, Boccace indique que ces morts étaient enterrés comme s'ils étaient de simples animaux : "les choses en étaient venues à ce point qu’on ne se souciait pas plus des hommes qu’on ne soucierait à cette heure d’humbles chèvres"

La deuxième caractéristique est la DISPARITION DE TOUTE RÈGLE DE VIE SOCIALE, de toute autorité et de toute mise en application des lois : ceux qui étaient chargés d'édicter les règlements et de les faire appliquer sont morts, restent chez eux ou ont fuit la ville ; désormais , il n'y a plus de gens susceptibles  d'imposer le respect des lois : en conséquence, la seule loi existante devient celle de la rue : " l’autorité révérée des lois, tant divines qu’humaines, était comme tombée et abandonnée par les ministres et les propres exécuteurs de ces lois, lesquels, comme les autres citoyens, étaient tous, ou morts, ou malades, ou si privés de famille, qu’ils ne pouvaient remplir aucun office ; pour quoi, il était licite à chacun de faire tout ce qu’il lui plaisait.".

Dans un tel contexte, la loi de la rue se mua vite en loi de la jungle : " nous voyons ceux que, pour leurs méfaits, l’autorité des lois publiques a jadis condamnés à l’exil, se rire de ces lois, pour ce qu’ils sentent que les exécuteurs sont morts ou malades, et courir par la ville où ils commettent toutes sortes de violences et de crimes" 

À SUIVRE

mardi 17 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (14) : Comment réagir ? Les flagellants et les conceptions millénaristes.  

La manière dont les gens ressentirent leur époque est évidemment très difficile à déterminer, il est probable que l'immense majorité des survivants subit la dureté des temps sans que l'on n'en sache rien. Il existe cependant quelques mentions des comportements dans des œuvres particulières qui permettent de se faire une idée de la manière dont on réagit face au "règne de la mort"! 

J'en citerai ici trois :
   . Les flagellants et leurs conceptions millénaristes,
   . Les comportements révélés dans la première journée du Decameron de Boccace,
   . La description de la "nef des fous" de Jérôme Bosch.

1/ Une PROCESSION DE FLAGELLANTS. 
la miniature représente une procession de flagellants venus de Bruges à Tournai lors de la peste de 1349.

Ces flagellants sont en procession, ils portent une aube blanche et un chaperon, celui-ci est relevé pour dénuder le dos, ils tiennent un fouet muni de billes de plomb ;  à chaque pas, ils se frappent le dos, ils espèrent ainsi non seulement expier leurs propres fautes mais aussi expier, en se punissant, les fautes de l'humanité entière.  Ils pensent que Dieu, cédant à l'intercession de la Vierge Marie et des saints, a accordé le  délai de la dernière chance aux hommes pour se racheter.  C'est au nom de cette conception que les flagellants de Bruges se sont rendu à Tournai, ils espèrent par leur souffrance racheter les péchés des hommes qui leur ont amené la peste. .

les flagellants,  nés quasiment spontanément au vu des événements dramatiques qu'ils vivaient,  se sont peu à peu organisés : ils constituent une sorte de fraternité de laïcs obéissant à un chef ; les rituels se sont codifiés : une procession dure 33 jours et 1/2 par référence à l'âge du Christ à sa mort ; ils vivent en communauté pendant le temps de ces  processions qu'ils effectuent en passant de ville en ville ; leur venue est généralement l'occasion de ferveur religieuse chez les habitants de la ville qui devient vite source d'agitation et de désordres,

Ces flagellants ne sont cependant pas que des personnes pieuses pensant racheter les péchés des hommes : leurs actes sont motivés par des concepts millénaristes qui découlent de la dureté des temps et de la vision apocalyptique qui sous-tend leur action.

2/ LA PENSÉE MILLÉNARISTE. Pour les flagellants, comme pour beaucoup de leurs contemporains, l'apocalypse est imminente. Ils se basent pour le prétendre sur la vision qu'ils ont de leur époque : le règne de la mort, comme je l'ai appelé,  est pour eux le prélude et l'annonce de la la fin des temps.

Ces idées se basent en premier lieu sur une des visions de saint Jean dans l'apocalypse :
  . Je vis encore un ange descendre du ciel ; il tenait à la main la clef de l'abîme et une grande chaîne.
  . Il maîtrisa le Dragon, le serpent primitif, qui n'est autre que le Diable et Satan, l'enchaîna pour mille ans
  . et le précipita dans l'abîme qu'il ferma et scella sur lui, de façon qu'il ne séduisit plus les nations avant le terme de mille ans ; après quoi il doit être déchaîné pour peu de temps.
  . Au terme de mille ans,  Satan sera déchaîné de sa prison,
  . il s‘en évadera pour égarer les nations aux quatre coins de la terre, les rassembler pour le combat, nombreuses comme le sable de la mer.
  . Elles montèrent à la surface de la terre, cernèrent le camp des saints et de la ville bien-aimée. (Jérusalem)
APOCALYPSE 20.2-3 puis 20.7-9)

Cette vision de saint Jean est explicite pour les gens des XIV et XVe siècle : Satan a été enchaîné par l'ange pour mille ans, afin qu'il n'incite plus l'humanité au péché , puis il se libérera, rassemblera ses forces  et établira le règne du mal juste avant que se lèvent les forces qui l'annihileront à tout jamais : le règne de la Mort est consécutif à la délivrance de Satan et, par conséquence, l'Apocalypse est  imminente.

Pourtant, aucune information n'est donnée ni  par les Évangiles ni par l'Apocalypse, sur la date de ces événements d'autant que pour les théologiens médiévaux, le terme de "mille ans" signifie plus une longue période qu'une datation précise. Pourtant, il va donner naissance aux concepts millénaristes.

Un moine cistercien  Joachim de Flore (1130-1202) va en effet tenter de déterminer à travers l'étude des faits  chronologiques, une perspective d'évolution. La pensée de Joachim de Flore est d'autant plus complexe qu'elle évolua dans le temps et qu'elle est encore actuellement l'objet de divergences mais elle influença considérablement les mentalités de cette période :
Dans un premier temps, Joachim de Flore, se basant sur les chiffres du livre de Daniel et de l'évangile de saint Mathieu va déterminer qu'il a existé 42 générations d'Abraham à Ozias puis 21 générations entre Ozias et Jésus et qu'il y aura à nouveau 42 générations ensuite de la venue de Jésus à son retour ; en effet, entre les deux, il existe une concordance historique, les faits se répètent. Si on estime à trente ans chaque renouvellement de génération, on arrive à 42 x 30 = l'année 1260 serait donc la fin du monde marquée par l'Apocalypse.

C'est dans ce contexte que l'année 1260 vit la naissance des flagellants dans la perspective de l'imminence millénariste. Certes, il ne se passa alors rien de particulier, on imputa ce fait à des erreurs de calcul et en particulier de la date de début du deuxième âge ( incarnation, mort de Jésus, visions de saint Jean ?) ce qui conduisit à la renaissance périodique des mouvements millénaristes en particulier après chaque épidémie et mortalité importante.

Joachim de Flore évoluera ensuite dans ses conceptions et adaptera cette évolution binaire en une structure ternaire correspondant à la Trinité : L'histoire du monde se découpe en trois ères : l'ère du Père qui est celui de l'Ancien Testament, l'ère du Fils qui est celui du Nouveau Testament de l'église établie et de la prédication de la bonne nouvelle et l'ère du Saint-Esprit, époque de l'évangile spirituel et du monachisme contemplatif.

3/ l'IMITATIO CHRISTI Une autre caractéristique de la pensée de Joachim de Flore fut largement répandue concernant la critique de l'Eglise établie de son époque : c'est d'ailleurs une question importante concernant l'Eglise que l'époque médiévale mettra sans cesse en avant sous la forme d'une alternative qui peut se résumer ainsi : " l'église doit-elle être riche et puissante à l'image de la puissance de Dieu ou doit-elle être humble et pauvre à l'image de la pauvreté de Jésus ? " : devant combattre sans cesse le pouvoir temporel, l'Eglise se devait de s'imposer face aux puissants, ce qui l'a conduit à privilégier la première alternative.

Or, Joachim de Flore relie l'ère du Fils au Nouveau Testament c'est à dire au Livre et à l'Eglise établie ; or l'ère du Saint-Esprit sera celui de l'ordo monachorum : l'Eglise séculière et sa hiérarchie devront donc céder la place à l'ordre monastique dans sa perspective contemplative.

Les tenants des pensées millénaristes vont mettre en application ces théories par référence à l'"imitatio Christi", la flagellation est effectuée à l'imitation du Christ qui fut aussi flagellé avant sa Passion ; de même, on va revenir  à la pauvreté et à l'humilité voulue par Jésus. Dans ce cadre, les flagellants critiquent violemment l'Eglise et les clercs, n'hésitant pas même à des actes de violence, ils s'en prennent aussi aux juifs ainsi qu'à toute la société établie et en particulier à l'organisation féodale au nom d'idéaux égalitaires.

Cette attitude conduisit l'Eglise à interdire les flagellants (bulle du Pape Clément VI de 1349) et à les livrer à l'inquisition, ce qui conduira les chefs du mouvement au bûcher ; cependant, le mouvement se perpétuera pendant tout le XVe siècle  et s'amplifiera lors des crises et mortalités malgré les interdictions.

On dispose d'une preuve de la permanence du mouvement des flagellants dans une miniature des " riches heures du duc de Berry"  datant de 1405-8 qui les présente , comme le montre le document reproduite ci-dessous :

Ainsi, l'époque du "règne de la Mort" conduit en premier lieu à l'émergence d'une pensée millénariste d'attente d'une ère nouvelle  dont les flagellants sont la manifestation la plus tangible. Il paraît évident que cette pensée a été  largement développée dans toute l'Europe occidentale et a correspondu à un trait fondamental de l'époque  qui s'amplifiait à chaque époque de mortalité.