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mardi 17 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (14) : Comment réagir ? Les flagellants et les conceptions millénaristes.  

La manière dont les gens ressentirent leur époque est évidemment très difficile à déterminer, il est probable que l'immense majorité des survivants subit la dureté des temps sans que l'on n'en sache rien. Il existe cependant quelques mentions des comportements dans des œuvres particulières qui permettent de se faire une idée de la manière dont on réagit face au "règne de la mort"! 

J'en citerai ici trois :
   . Les flagellants et leurs conceptions millénaristes,
   . Les comportements révélés dans la première journée du Decameron de Boccace,
   . La description de la "nef des fous" de Jérôme Bosch.

1/ Une PROCESSION DE FLAGELLANTS. 
la miniature représente une procession de flagellants venus de Bruges à Tournai lors de la peste de 1349.

Ces flagellants sont en procession, ils portent une aube blanche et un chaperon, celui-ci est relevé pour dénuder le dos, ils tiennent un fouet muni de billes de plomb ;  à chaque pas, ils se frappent le dos, ils espèrent ainsi non seulement expier leurs propres fautes mais aussi expier, en se punissant, les fautes de l'humanité entière.  Ils pensent que Dieu, cédant à l'intercession de la Vierge Marie et des saints, a accordé le  délai de la dernière chance aux hommes pour se racheter.  C'est au nom de cette conception que les flagellants de Bruges se sont rendu à Tournai, ils espèrent par leur souffrance racheter les péchés des hommes qui leur ont amené la peste. .

les flagellants,  nés quasiment spontanément au vu des événements dramatiques qu'ils vivaient,  se sont peu à peu organisés : ils constituent une sorte de fraternité de laïcs obéissant à un chef ; les rituels se sont codifiés : une procession dure 33 jours et 1/2 par référence à l'âge du Christ à sa mort ; ils vivent en communauté pendant le temps de ces  processions qu'ils effectuent en passant de ville en ville ; leur venue est généralement l'occasion de ferveur religieuse chez les habitants de la ville qui devient vite source d'agitation et de désordres,

Ces flagellants ne sont cependant pas que des personnes pieuses pensant racheter les péchés des hommes : leurs actes sont motivés par des concepts millénaristes qui découlent de la dureté des temps et de la vision apocalyptique qui sous-tend leur action.

2/ LA PENSÉE MILLÉNARISTE. Pour les flagellants, comme pour beaucoup de leurs contemporains, l'apocalypse est imminente. Ils se basent pour le prétendre sur la vision qu'ils ont de leur époque : le règne de la mort, comme je l'ai appelé,  est pour eux le prélude et l'annonce de la la fin des temps.

Ces idées se basent en premier lieu sur une des visions de saint Jean dans l'apocalypse :
  . Je vis encore un ange descendre du ciel ; il tenait à la main la clef de l'abîme et une grande chaîne.
  . Il maîtrisa le Dragon, le serpent primitif, qui n'est autre que le Diable et Satan, l'enchaîna pour mille ans
  . et le précipita dans l'abîme qu'il ferma et scella sur lui, de façon qu'il ne séduisit plus les nations avant le terme de mille ans ; après quoi il doit être déchaîné pour peu de temps.
  . Au terme de mille ans,  Satan sera déchaîné de sa prison,
  . il s‘en évadera pour égarer les nations aux quatre coins de la terre, les rassembler pour le combat, nombreuses comme le sable de la mer.
  . Elles montèrent à la surface de la terre, cernèrent le camp des saints et de la ville bien-aimée. (Jérusalem)
APOCALYPSE 20.2-3 puis 20.7-9)

Cette vision de saint Jean est explicite pour les gens des XIV et XVe siècle : Satan a été enchaîné par l'ange pour mille ans, afin qu'il n'incite plus l'humanité au péché , puis il se libérera, rassemblera ses forces  et établira le règne du mal juste avant que se lèvent les forces qui l'annihileront à tout jamais : le règne de la Mort est consécutif à la délivrance de Satan et, par conséquence, l'Apocalypse est  imminente.

Pourtant, aucune information n'est donnée ni  par les Évangiles ni par l'Apocalypse, sur la date de ces événements d'autant que pour les théologiens médiévaux, le terme de "mille ans" signifie plus une longue période qu'une datation précise. Pourtant, il va donner naissance aux concepts millénaristes.

Un moine cistercien  Joachim de Flore (1130-1202) va en effet tenter de déterminer à travers l'étude des faits  chronologiques, une perspective d'évolution. La pensée de Joachim de Flore est d'autant plus complexe qu'elle évolua dans le temps et qu'elle est encore actuellement l'objet de divergences mais elle influença considérablement les mentalités de cette période :
Dans un premier temps, Joachim de Flore, se basant sur les chiffres du livre de Daniel et de l'évangile de saint Mathieu va déterminer qu'il a existé 42 générations d'Abraham à Ozias puis 21 générations entre Ozias et Jésus et qu'il y aura à nouveau 42 générations ensuite de la venue de Jésus à son retour ; en effet, entre les deux, il existe une concordance historique, les faits se répètent. Si on estime à trente ans chaque renouvellement de génération, on arrive à 42 x 30 = l'année 1260 serait donc la fin du monde marquée par l'Apocalypse.

C'est dans ce contexte que l'année 1260 vit la naissance des flagellants dans la perspective de l'imminence millénariste. Certes, il ne se passa alors rien de particulier, on imputa ce fait à des erreurs de calcul et en particulier de la date de début du deuxième âge ( incarnation, mort de Jésus, visions de saint Jean ?) ce qui conduisit à la renaissance périodique des mouvements millénaristes en particulier après chaque épidémie et mortalité importante.

Joachim de Flore évoluera ensuite dans ses conceptions et adaptera cette évolution binaire en une structure ternaire correspondant à la Trinité : L'histoire du monde se découpe en trois ères : l'ère du Père qui est celui de l'Ancien Testament, l'ère du Fils qui est celui du Nouveau Testament de l'église établie et de la prédication de la bonne nouvelle et l'ère du Saint-Esprit, époque de l'évangile spirituel et du monachisme contemplatif.

3/ l'IMITATIO CHRISTI Une autre caractéristique de la pensée de Joachim de Flore fut largement répandue concernant la critique de l'Eglise établie de son époque : c'est d'ailleurs une question importante concernant l'Eglise que l'époque médiévale mettra sans cesse en avant sous la forme d'une alternative qui peut se résumer ainsi : " l'église doit-elle être riche et puissante à l'image de la puissance de Dieu ou doit-elle être humble et pauvre à l'image de la pauvreté de Jésus ? " : devant combattre sans cesse le pouvoir temporel, l'Eglise se devait de s'imposer face aux puissants, ce qui l'a conduit à privilégier la première alternative.

Or, Joachim de Flore relie l'ère du Fils au Nouveau Testament c'est à dire au Livre et à l'Eglise établie ; or l'ère du Saint-Esprit sera celui de l'ordo monachorum : l'Eglise séculière et sa hiérarchie devront donc céder la place à l'ordre monastique dans sa perspective contemplative.

Les tenants des pensées millénaristes vont mettre en application ces théories par référence à l'"imitatio Christi", la flagellation est effectuée à l'imitation du Christ qui fut aussi flagellé avant sa Passion ; de même, on va revenir  à la pauvreté et à l'humilité voulue par Jésus. Dans ce cadre, les flagellants critiquent violemment l'Eglise et les clercs, n'hésitant pas même à des actes de violence, ils s'en prennent aussi aux juifs ainsi qu'à toute la société établie et en particulier à l'organisation féodale au nom d'idéaux égalitaires.

Cette attitude conduisit l'Eglise à interdire les flagellants (bulle du Pape Clément VI de 1349) et à les livrer à l'inquisition, ce qui conduira les chefs du mouvement au bûcher ; cependant, le mouvement se perpétuera pendant tout le XVe siècle  et s'amplifiera lors des crises et mortalités malgré les interdictions.

On dispose d'une preuve de la permanence du mouvement des flagellants dans une miniature des " riches heures du duc de Berry"  datant de 1405-8 qui les présente , comme le montre le document reproduite ci-dessous :

Ainsi, l'époque du "règne de la Mort" conduit en premier lieu à l'émergence d'une pensée millénariste d'attente d'une ère nouvelle  dont les flagellants sont la manifestation la plus tangible. Il paraît évident que cette pensée a été  largement développée dans toute l'Europe occidentale et a correspondu à un trait fondamental de l'époque  qui s'amplifiait à chaque époque de mortalité.

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