Deux explications semblent apparaître : l'une ressort de motifs rationnels, l'autre témoigne des préoccupations métaphysiques de l'artiste.
On peut trouver deux EXPLICATIONS RATIONNELLES ET PRATIQUES AU NON FINITO
En premier, il peut s'agir de l'abandon ou de la transformation d'une commande par le commanditaire lui-même : ce fut le cas en particulier pour les sculptures destinées au tombeau du pape Jules II : après la mort du pape, survenu en 1513, le projet fut modifié et réduit jusqu'à son élaboration finale (1542) : de cette évolution subsistent quatre statues d'esclaves ou plutôt de prisonniers à Florence et deux au Louvre. À cette époque, Michel-Ange était un artiste renommé ayant une activité multiforme, sculpteur, peintre, architecte : il recevait de nombreuses commandes, commençait à travailler à leur élaboration ; si la commande était annulée, il cessait les sculptures s'y rapportant pour passer à d'autres choses. En ce sens, l'inachèvement des statues s'explique par le fait qu'il n'eut pas le temps de les terminer ; les biographes de l'artiste signalaient qu'il travaillait pourtant de jour comme de nuit ayant même créé un système frontal d'éclairage.
Une deuxième raison objective était l'abandon d'une œuvre à cause d'un " vice caché" de la pierre. Michel Ange choisissait la pierre avec beaucoup de soin, n'hésitant pas à réutiliser des pierres antiques ; pourtant, il se pouvait que la pierre présente un défaut ce qui entraînait Ipso-facto l'abandon de la sculpture et même sa destruction, Pour Michel Ange, le travail de sculpture était un combat contre la matière qui nécessitait des mouvements rageurs et violents, ce qui peut expliquer les cassures occasionnées dans la pierre par la force de son marteau.
À ces causes objectives s'en ajoutent d'autres qui correspondent à des EXPLICATIONS D'ORIGINE METAPHYSIQUE.
Michel Ange, rappelons-le, travaille selon les concepts platoniciens, il ne sculpte pas la réalité imparfaite des êtres qu'il côtoie mais la vision intérieure que son esprit reçoit. Cette inspiration qui l'illumine provient, selon lui, dans ses œuvres de jeunesse du monde des Idées platonicien ; cependant au fur et à mesure qu'il progresse dans son art, il va considérer que cette vision intérieure provient en réalité de Dieu.
À cela s'ajoute une autre considération : la pierre qui est choisie par l'artiste n'est pas le fruit du hasard : en application de l'idée aristotélicienne de l'hylémorphisme, le bloc de pierre contient en puissance l'oeuvre qui va être sculptée : ainsi s'établit une double démarche métaphysique qui s'articule comme suit :
. L'artiste reçoit de Dieu la vision de l'oeuvre à créer,
. L'artiste se borne à retirer du bloc de pierre la gangue qui enveloppe cette œuvre afin de la dégager, il est simplement le rédécouvreur d'une beauté qui existe dans l'absolu et est contenue dans la matière du marbre.
Dans cette perspective l'homme n'est plus à l'égal de Dieu, il ne crée plus, il se borne seulement à retrouver cette forme qui préexistait dans le bloc de pierre. Michel Ange réfute totalement à la fin de sa vie le transfert à l'homme de la puissance créatrice. Il renie cette idée que l'artiste crée son œuvre de la même manière que Dieu l'a accomplie, c'est d'ailleurs à ce point qu'il dénoncera toutes les vanités de son art.
Cette conception des choses mène à des comportements chez l'artiste qui sont pour lui à la limite du supportable : on a dit que Michel Ange menait un combat incessant contre la matière qui lui résiste ; à ce combat s'ajoute une angoisse constante, celle de ne pas être capable de dégager de la matière ce qui y est contenu. Il sait qu'il ne peut le faire que par son savoir faire d'artiste et la puissance de son bras maniant les outils. Lors de son travail, il devait prendre conscience du dualisme entre la grandeur de la tâche à accomplir et la faiblesse des forces qu'il peut utiliser. S'il y parvient c'est uniquement par la grâce de Dieu.
Cette analyse est corroborée par les poèmes écrits par Michel Ange, en voici un exemple :
Si mon rude marteau tire du dur rocher
Telle ou telle forme humaine, c'est du ministre
Qui le tient en main, le guide et l'accompagne
Qu'il reçoit son élan...
Sonnet 101
C'est dans ce cadre de pensée métaphysique que peut se produire le NON FINITO avec deux possibilités :
. Le savoir-faire de Michel-Ange ne suffit pas à faire émerger du bloc de marbre la forme qui s'y trouve en puissance, en ce cas, il ne finit pas la statue et elle est conservée inachevée ou détruite.
. À un moment de son travail. Michel Ange prend conscience que l'oeuvre a été totalement dégagée de sa gangue de pierre et que la statue correspond à la vision que Dieu lui avait transmise, dans ce cas, il cesse de la sculpter et la conserve en l'état.
Ces deux types de conceptions mènent à ce NON FINITO qui est le propre de nombre de statues : quelle hypothèse correspond à la réalité ? Impossible de le dire, sans doute toutes ont pu fonctionner à un moment donné.
Ces œuvres du NON-FINITO sont pourtant assez extraordinaires : voici trois des prisonniers (ou esclaves) qui devaient orner le tombeau de Jules II ; on leur a donné arbitrairement les noms suivants : esclave barbu, esclave s'éveillant, jeune esclave.
Pour moi, le plus surprenant de ces personnages est celui du milieu, il semble s'éveiller d'un long sommeil et essaie se lever, pour cela, il doit se dégager de la gangue de pierre qui l'entoure, tout comme le sculpteur doit lutter contre la matière, le personnage endormi semble prisonnier et doit lutter contre ce qui l'enserre, la sculpture témoigne des torsions quasi désespérées qu'il effectue, cette image témoigne tout à la fois de la tension intérieure du personnage représenté et de celle du sculpteur.
Cette volonté de puissance du personnage qui émerge de sa gangue de pierre est encore beaucoup plus expressive si on considère l'extrait ci-dessous :
Parmi les œuvres qualifiée de NON FINITO trouvent deux Pietàs, ce qui me ramènera à mon sujet d'origine sur le règne de la mort.
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