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dimanche 22 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (17) : Comment réagir ? La NEF DES FOUS de Jérôme Bosch

La NEF DES FOUS fut appelé ainsi par référence au titre d'un poème du strasbourgeois Sébastien Brant de 1494. Cette peinture de Jérôme Bosch doit dater du tout début du 16e siècle ( vers 1500 ? )  ; elle devait faire partie d'un triptyque actuellement démembré et qui pouvait comporter aussi  "LA MORT DE L'AVARE "  et " L'ALLEGORIE DE LA DÉBAUCHE"  : ces trois peintures ont en commun la représentation des  différentes formes de péchés et  correspondaient aux deux panneaux latéraux du triptyque, par contre le panneau central qui devait donner son sens à l'ensemble  a disparu. 

Comme souvent, les tableaux de Jérôme Bosch sont  assez hermétiques  tant ils sont chargés de symboles, d'allégories et de références à l'époque où vivait le peintre. Pourtant, si on fait correspondre ce tableau à l'ambiance du " règne de la mort" des XIVe et XVe siècle, la signification en devient beaucoup plus claire ;  il en est de même si on établit une correspondance entre ce tableau et la manière dont les individus réagissent à la peste dans  le récit du Decameron de Boccace.   On va en effet retrouver dans la NEF DES FOUS de Jérôme Bosch, trois des comportements des habitants de Florence lors de l'épidémie : 
   . Fuir la réalité et s'enfermer en se coupant du monde réel,
   . Ne suivre que son bon plaisir en oubliant toute règle,
   . En profiter tant qu'on est encore en vie.

L'idée de fuite de la réalité apparaît nettement en arrière-plan dans le tableau. À l'horizon, se trouve une plaine vide (ou une mer) et une montagne en pente raide formant falaise ; on ne discerne aucune vie, aucune trace humaine, il n'y a rien qu'une vaste étendue verdâtre : rien ne semble exister à l'exception de la barque et de ses occupants. A l'arrière de cette barque, on discerne des buissons qui doivent représenter un rivage. Ces étendues vides symbolisent, selon moi, cette coupure vis à vis du monde réel et tangible que les participants de la barque ont nié.

La barque est manifestement échouée sur ce rivage, son mat semble coincé dans un arbuste du littoral. D'ailleurs, elle n'a aucun moyen de se mouvoir : elle n'a pas de voiles, ni de rames, ni même de gouvernail digne de ce nom, une louche (1)  tenue par un des passagers ne semble même pas pouvoir en faire office. Si elle devait se déplacer ce serait seulement par la seule force du vent arrière qui agite l'oriflamme (2)

Cet oriflamme comporte un croissant évoquant l'avancée tant redoutée des turcs ottomans en Europe de l'Est ; or,  dans les mentalités de l'époque, le turc est assimilé à l'Antechrist qui règnera sur la terre avant la fin des temps : ainsi, inéluctablement, le bateau échoué sera porté par le vent arrière vers la fin des temps dans la plus parfaite indifférence des passagers de la nef.

Dans ce bateau se trouvent dix individus qui constituent une sorte de microcosme symbolisant l'ensemble de la société : trois religieux et sept laïcs dont un "fou" . Ce microcosme social est cependant incomplet puisqu'il se caractérise par une absence totale de structure d'autorité ; c'est comme si on se trouvait dans la société post-danse macabre (voir mes précédents articles à ce propos) où tous ceux qui étaient chargés de protéger le monde des influences maléfiques avaient disparu, livrant l'humanité au mal et au diable qui pouvait alors agir sans entraves avec son acolyte, la Mort.

Parmi ces dix personnages, l'un doit être mis à part, le "fou" (3) que l'on pourrait plutôt qualifier de "bouffon". La signification du terme de "fou" est en effet très différente de notre notion contemporaine : la folie n'est pas une maladie mentale, mais beaucoup plus une dépravation de l'âme sous l'emprise du mal. En ces temps difficiles, s'adonner à tous les interdits au lieu de penser à son salut est folie. Dans cette conception, le "fou" a pour rôle de rire et se moquer de tout, de dire tout haut ce que les autres pensent sans oser le dire, de tout tourner en dérision  et par la même de cautionner les comportements déviants, d'exacerber les penchants vers toutes les vanités : le "fou", sous l'emprise du mal, pervertit la société et est ressenti comme un séide de Satan.

Le fou de la NEF DES FOUS se trouve à l'écart du bateau, assis sur une branche, il porte le costume caractéristique de sa profession : un capuchon à grelots, un vêtement à franges ornée de grelots, il tient d'une main une sorte de gobelet conique et de l'autre son attribut, la marotte. Il détourne son regard de la scène de beuverie qui se déroule en dessous, semblant dire : " la tâche est accomplie, voici des gens que j'ai conduits à la débauche !"

La partie centrale du tableau en forme de triangle dont la pointe correspond à la volaille attachée au mat,  comporte la barque et ses passagers.

Au centre de ce triangle se trouvent trois religieux dont un franciscain reconnaissable à la couleur grise de son habit (4). Les deux autres religieux sont des nonnes (5 et 6). Ce sont ces trois individus qui semblent être les animateurs des scènes de débauche :
   . Le franciscain (4)  et la nonne (5)  sont assis de part et d'autre d'une planche figurant une table, sur cette table se trouvent un gobelet et un plat de cerises. La nonne joue du luth. Ces deux personnages ont la bouche ouverte comme s'ils chantaient , il est cependant plus probable qu'ils essaient de manger une crêpe qui pend devant eux par une corde accrochée au filin tenant le mat.
   . L'autre nonne (6) lève une cruche et s'adresse à un homme étendu (7) dans le fond de la barque, cet homme, sans doute ivre,  tient une outre à demi immergée dans l'eau, la nonne semble dire à l'homme : " lève-toi et emplit la cruche de vin, tu vois bien qu'elle est vide! " on dirait même qu'elle s'apprête à le frapper.

Tous les autres personnages sont des laïcs, ils se ressemblent beaucoup avec leurs habits de couleur rouge et leur visage rond :
   . Deux d'entre eux semblent participer au jeu de la crêpe à manger sans utiliser les mains,  (8 et 9)
   . Un autre (10) ayant un gobelet sur la tête,   lève le bras pour montrer le personnage (11) qui monte au mat et coupe le lien attachant la volaille à ce mat,
   . Un autre (12) vomit dans l'eau, il est le seul laïc à ne pas porter un habit rouge.

Tous ces laïcs participent avec délectation aux débauches initiés par les religieux sans en être les moteurs ;  ils semblent se borner à les imiter ; cette dépravation du clergé est aussi une caractéristique des mentalités de l'époque : c'est parce que le clergé est perverti et qu'il n'a plus le sens de son devoir et que l'humanité, tel un " bateau ivre", se livre au règne du mal. Il convient cependant de ne pas exagérer l'angélisme des laïcs puisque ceux-ci sont également attirés par la perversité comme en témoignent les deux personnages nus dans l'eau (13) qui aspirent à entrer dans la barque : la debauche initiée par les religieux semble se propager dans toute la société.

Il reste à évoquer une caractéristique de ce tableau qui semble relier cette scène à la vie quotidienne des Pays-Bas de l'époque : la présence de l'arbre orné de rubans terminant le mat. Cet arbre évoque les scènes des fêtes où le défoulement est de règle : fête des fous, carnaval, arbre de mai... Pourtant, il ne s'agit pas que de cela : le but du tableau, surtout dans le cadre du triptyque où il se trouve, est, selon moi. d'évoquer une facette du règne de la mort : au centre du feuillage se trouve un tête qui ressemble à une chouette mais aussi à un crâne de cadavre montrant l'inéluctabilité de la mort dans la perspective de la damnation.

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