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samedi 21 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (16) : Comment réagir ? Les enseignements du Decameron de Boccace

La disparition de tout  principe de vie sociale et la règle " fait ce qui te plait"  prend même la forme d'une REVANCHE DES PAUVRES CONTRE LES RICHES dans un contexte de quasi-anarchie sociale : les pauvres constatent avec plaisir que la peste n'épargne personne et en particulier pas les riches et les puissants. 

Deux mentions sont à cet égard significatives : outre les voleurs et les bandits cités dans l'article précédent, la rue appartient, selon le Decameron,  à la lie de la cité prenant en particulier deux formes, celle des fossoyeurs et celle des serviteurs :

   - " nous voyons la lie de notre cité, engraissée de notre sang, et, sous le nom de fossoyeurs, s’en aller, à notre grand dommage, chevauchant et courant de tous côtés et nous reprochant nos malheurs dans des chants déshonnêtes. Nous n’entendons que ceci : tels sont morts et tels autres vont mourir !" ces individus vivent de la peste, ils profitent de tout ce qu'ils n'ont jamais eu et, quand ils voient un riche, s'empressent de lui exprimer qu'il va aussi bientôt mourir ! " C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre que lors des enterrements, "les larmes étaient la plupart du temps remplacées par des rires, de joyeux propos et des fêtes" 

   - les puissants de la ville, après qu'ils aient été abandonnés de tous,  embauchent des serviteurs qu'ils doivent payer au prix fort : en effet, il ne restait à ces puissants " d’autre secours que la charité des amis — et de ceux-ci il y en eut peu — ou l’avarice des serviteurs qui, alléchés par de gros salaires, continuaient à servir leurs maîtres. Toutefois, malgré ces gros salaires, le nombre des serviteurs n’avait pas augmenté, et ils étaient tous, hommes et femmes, d’un esprit tout à fait grossier. La plupart des services qu’ils rendaient, ne consistaient guère qu’à porter les choses demandées par les malades, ou à voir quand ils mouraient ; et souvent à un tel service, ils se perdaient eux-mêmes avec le gain acquis" 

Certes, ces humbles qui devenaient fossoyeurs ou serviteurs, avaient toutes les chances de mourir de la peste  rapidement, pourtant ils ressentaient l'épidémie comme étant une juste revanche de tout ce que la misère leur avait fait subir.

Une troisième conséquence de l'épidémie qui découle des précédentes est la DÉPRAVATION DES MŒURS, elle concerne tout le monde et le Decameron en donne une image assez sombre :

en voici deux extraits :
     . " j’ai entendu dire que, sans faire aucune distinction entre les choses honnêtes et celles qui ne le sont pas, poussés seulement par l’instinct, seuls ou en compagnie, (les gens restés dans la ville)  faisaient ce qui leur plaisait le plus. Et ce n’est pas seulement les personnes libres qui agissent ainsi ; celles qui sont enfermées dans les monastères, s’imaginant que cela leur est permis et n’est défendu qu’aux autres, rompant les lois de l’obéissance, s’adonnent aux plaisirs charnels, croyant ainsi échapper à la contagion, et sont devenues lascives et dissolues". 

     . D’autres, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal. Et, comme ils le disaient, ils mettaient de leur mieux leur théorie en pratique, courant jour et nuit d’une taverne à une autre, buvant sans mode et sans mesure, et faisant tout cela le plus souvent dans les maisons d’autrui, pour peu qu’ils y trouvassent choses qui leur fissent envie ou plaisir. Et ils pouvaient agir ainsi en toute facilité, pour ce que chacun, comme s’il ne devait plus vivre davantage, avait, de même que sa propre personne, mis toutes ses affaires à l’abandon. Sur quoi, la plupart des maisons étaient devenues communes, et les étrangers s’en servaient, lorsqu’ils les trouvaient sur leur passage, comme l’aurait fait le propriétaire lui-même" 

La quatrième caractéristique est la DISPARITION DE TOUTE PERSPECTIVE D'AVENIR, le Decameron l'indique à propos des gens de la campagne : " devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, eux aussi ne se souciaient plus de rien qui leur appartînt, ni d’aucune affaire. Tous, au contraire, comme s’ils attendaient la mort dans le jour même où ils se voyaient arrivés, appliquaient uniquement leur esprit non à cultiver, en prévision de l’avenir, les fruits de la terre, mais à consommer ceux qui s’offraient à eux. C’est pourquoi il advint que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poules et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs habitations, erraient par les champs — où les blés étaient laissés à l’abandon sans être récoltés, ni même fauchés — et s’en allaient où et comme il leur plaisait." 

Certains aussi, se sentent à l'abri grâce aux PRÉCAUTIONS  qu'ils prennent : " Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments."   Cette méthode totalement empirique,  n'a certes pas pour but de se préserver de la peste mais beaucoup plus des odeurs épouvantables qui s'exhalent de partout. Pourtant, sans le savoir, les individus usant de tels moyens,se protégeaient convenablement de la transmission de la maladie par les voies respiratoires, celles-ci étant en effet une des moyens essentiels de propagation du virus.

Enfin, une autre caractéristique comportementale  est à noter, LA FUITE de la société urbaine pour les uns et de la ville pour beaucoup :

      . Certains s'enferment chez eux, entre amis, sans vouloir rien savoir de ce qui se passe ailleurs : " Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer." 

     . D'autres quittent la ville et son atmosphère de mort et d'anarchie pour se réfugier à la campagne, dans leurs villas rurales ou chez leurs familles habitant les villages. La peste y sévit tout autant, mais la moindre concentration de population peut permettre une meilleure espérance de survie. Parmi les motivations de ces gens qui fuient, il convient de citer celle de Pamphinea, une des sept femmes qui propose la création du groupe du Decameron : " Je ne sais s’il vous advient à vous comme à moi ; mais quand je rentre dans ma demeure, et que je ne retrouve, de toute ma nombreuse famille, que ma servante, j’ai peur et je sens comme si tous mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il me semble en quelque endroit de ma maison que j’aille ou que je m’arrête, voir les ombres de ceux qui sont trépassés, non avec les visages que j’avais coutume de leur voir, mais sous : un aspect horrible qui leur est venu tout nouvellement je ne sais d’où et qui m’épouvante. Toutes ces choses font qu’ici, hors d’ici et dans ma propre maison, il me semble être mal"  

Ainsi, il apparaît dans cette première journée du Decameron tout un ensemble de comportements que l'on peut résumer comme suit :
   . Le développement des pensées anarchisantes : on fait ce que l'on veut, il n'y a plus de règles ni d'autorité, plus de respect,  plus rien n'a de valeur, la propriété est abolie, on peut prendre ce que l'on veut où on veut sans aucune entrave. Ces pensées se colorent souvent d'idées de revanche sociale : " la peste s'attaque aux riches comme aux pauvres, on est tous égaux ! " 
   . L'exacerbation des instincts selon le principe : " puisque l'on doit mourir, autant en profiter au maximum " plus rien ne compte que la satisfaction de ses désirs même les plus bestiaux.
   . La peur des autres que l'on fuit par crainte de la contagion, ce qui conduit à la disparition de toute vie sociale, de tout sentiment de compassion et de charité et au repliement sur soi,
   . La fuite qui permet de nier les visions d'horreur que l'on côtoie quotidiennement, les morts alignés dans la rue, les odeurs pestilentielles, la recrudescence de la violence, du banditisme.. et conduit les gens à s'enfermer dans des endroits coupés de toute réalité.

Il convient aussi de mentionner ce qui n'apparaît pas dans ce texte :
   . Aucun sentiment de repentance n'apparaît ; pourtant, la peste est mentionnée comme un fléau infligé aux hommes par Dieu en punition de leurs péchés !
   . Il n'est indiqué aucune pratique religieuse particulière : pas de processions expiatoires, les églises semblent désertées, les " fossoyeurs" accomplissent leur œuvre non pour leur salut mais pour gagner de l'argent...

Tous ces comportements se retrouvent dans un surprenant tableau de Jérôme Bosch appelé la NEF DES FOUS.

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