REMARQUE
. Tous les articles de ce blog ont été rédigés par moi-même sans emprunt littéral à d'autres auteurs, ils sont le fruit d'une documentation personnelle amassée au cours des ans et présentent ma propre vision des choses. Après tout, mon avis en vaut bien d'autres.
. Toutes les citations de mes articles proviennent de recherches sur les sites gratuits sur Internet



Mon blog étant difficilement trouvable par simple recherche sur internet, voici son adresse : jeanpierrefabricius.blogspot.com

mardi 17 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (14) : Comment réagir ? Les flagellants et les conceptions millénaristes.  

La manière dont les gens ressentirent leur époque est évidemment très difficile à déterminer, il est probable que l'immense majorité des survivants subit la dureté des temps sans que l'on n'en sache rien. Il existe cependant quelques mentions des comportements dans des œuvres particulières qui permettent de se faire une idée de la manière dont on réagit face au "règne de la mort"! 

J'en citerai ici trois :
   . Les flagellants et leurs conceptions millénaristes,
   . Les comportements révélés dans la première journée du Decameron de Boccace,
   . La description de la "nef des fous" de Jérôme Bosch.

1/ Une PROCESSION DE FLAGELLANTS. 
la miniature représente une procession de flagellants venus de Bruges à Tournai lors de la peste de 1349.

Ces flagellants sont en procession, ils portent une aube blanche et un chaperon, celui-ci est relevé pour dénuder le dos, ils tiennent un fouet muni de billes de plomb ;  à chaque pas, ils se frappent le dos, ils espèrent ainsi non seulement expier leurs propres fautes mais aussi expier, en se punissant, les fautes de l'humanité entière.  Ils pensent que Dieu, cédant à l'intercession de la Vierge Marie et des saints, a accordé le  délai de la dernière chance aux hommes pour se racheter.  C'est au nom de cette conception que les flagellants de Bruges se sont rendu à Tournai, ils espèrent par leur souffrance racheter les péchés des hommes qui leur ont amené la peste. .

les flagellants,  nés quasiment spontanément au vu des événements dramatiques qu'ils vivaient,  se sont peu à peu organisés : ils constituent une sorte de fraternité de laïcs obéissant à un chef ; les rituels se sont codifiés : une procession dure 33 jours et 1/2 par référence à l'âge du Christ à sa mort ; ils vivent en communauté pendant le temps de ces  processions qu'ils effectuent en passant de ville en ville ; leur venue est généralement l'occasion de ferveur religieuse chez les habitants de la ville qui devient vite source d'agitation et de désordres,

Ces flagellants ne sont cependant pas que des personnes pieuses pensant racheter les péchés des hommes : leurs actes sont motivés par des concepts millénaristes qui découlent de la dureté des temps et de la vision apocalyptique qui sous-tend leur action.

2/ LA PENSÉE MILLÉNARISTE. Pour les flagellants, comme pour beaucoup de leurs contemporains, l'apocalypse est imminente. Ils se basent pour le prétendre sur la vision qu'ils ont de leur époque : le règne de la mort, comme je l'ai appelé,  est pour eux le prélude et l'annonce de la la fin des temps.

Ces idées se basent en premier lieu sur une des visions de saint Jean dans l'apocalypse :
  . Je vis encore un ange descendre du ciel ; il tenait à la main la clef de l'abîme et une grande chaîne.
  . Il maîtrisa le Dragon, le serpent primitif, qui n'est autre que le Diable et Satan, l'enchaîna pour mille ans
  . et le précipita dans l'abîme qu'il ferma et scella sur lui, de façon qu'il ne séduisit plus les nations avant le terme de mille ans ; après quoi il doit être déchaîné pour peu de temps.
  . Au terme de mille ans,  Satan sera déchaîné de sa prison,
  . il s‘en évadera pour égarer les nations aux quatre coins de la terre, les rassembler pour le combat, nombreuses comme le sable de la mer.
  . Elles montèrent à la surface de la terre, cernèrent le camp des saints et de la ville bien-aimée. (Jérusalem)
APOCALYPSE 20.2-3 puis 20.7-9)

Cette vision de saint Jean est explicite pour les gens des XIV et XVe siècle : Satan a été enchaîné par l'ange pour mille ans, afin qu'il n'incite plus l'humanité au péché , puis il se libérera, rassemblera ses forces  et établira le règne du mal juste avant que se lèvent les forces qui l'annihileront à tout jamais : le règne de la Mort est consécutif à la délivrance de Satan et, par conséquence, l'Apocalypse est  imminente.

Pourtant, aucune information n'est donnée ni  par les Évangiles ni par l'Apocalypse, sur la date de ces événements d'autant que pour les théologiens médiévaux, le terme de "mille ans" signifie plus une longue période qu'une datation précise. Pourtant, il va donner naissance aux concepts millénaristes.

Un moine cistercien  Joachim de Flore (1130-1202) va en effet tenter de déterminer à travers l'étude des faits  chronologiques, une perspective d'évolution. La pensée de Joachim de Flore est d'autant plus complexe qu'elle évolua dans le temps et qu'elle est encore actuellement l'objet de divergences mais elle influença considérablement les mentalités de cette période :
Dans un premier temps, Joachim de Flore, se basant sur les chiffres du livre de Daniel et de l'évangile de saint Mathieu va déterminer qu'il a existé 42 générations d'Abraham à Ozias puis 21 générations entre Ozias et Jésus et qu'il y aura à nouveau 42 générations ensuite de la venue de Jésus à son retour ; en effet, entre les deux, il existe une concordance historique, les faits se répètent. Si on estime à trente ans chaque renouvellement de génération, on arrive à 42 x 30 = l'année 1260 serait donc la fin du monde marquée par l'Apocalypse.

C'est dans ce contexte que l'année 1260 vit la naissance des flagellants dans la perspective de l'imminence millénariste. Certes, il ne se passa alors rien de particulier, on imputa ce fait à des erreurs de calcul et en particulier de la date de début du deuxième âge ( incarnation, mort de Jésus, visions de saint Jean ?) ce qui conduisit à la renaissance périodique des mouvements millénaristes en particulier après chaque épidémie et mortalité importante.

Joachim de Flore évoluera ensuite dans ses conceptions et adaptera cette évolution binaire en une structure ternaire correspondant à la Trinité : L'histoire du monde se découpe en trois ères : l'ère du Père qui est celui de l'Ancien Testament, l'ère du Fils qui est celui du Nouveau Testament de l'église établie et de la prédication de la bonne nouvelle et l'ère du Saint-Esprit, époque de l'évangile spirituel et du monachisme contemplatif.

3/ l'IMITATIO CHRISTI Une autre caractéristique de la pensée de Joachim de Flore fut largement répandue concernant la critique de l'Eglise établie de son époque : c'est d'ailleurs une question importante concernant l'Eglise que l'époque médiévale mettra sans cesse en avant sous la forme d'une alternative qui peut se résumer ainsi : " l'église doit-elle être riche et puissante à l'image de la puissance de Dieu ou doit-elle être humble et pauvre à l'image de la pauvreté de Jésus ? " : devant combattre sans cesse le pouvoir temporel, l'Eglise se devait de s'imposer face aux puissants, ce qui l'a conduit à privilégier la première alternative.

Or, Joachim de Flore relie l'ère du Fils au Nouveau Testament c'est à dire au Livre et à l'Eglise établie ; or l'ère du Saint-Esprit sera celui de l'ordo monachorum : l'Eglise séculière et sa hiérarchie devront donc céder la place à l'ordre monastique dans sa perspective contemplative.

Les tenants des pensées millénaristes vont mettre en application ces théories par référence à l'"imitatio Christi", la flagellation est effectuée à l'imitation du Christ qui fut aussi flagellé avant sa Passion ; de même, on va revenir  à la pauvreté et à l'humilité voulue par Jésus. Dans ce cadre, les flagellants critiquent violemment l'Eglise et les clercs, n'hésitant pas même à des actes de violence, ils s'en prennent aussi aux juifs ainsi qu'à toute la société établie et en particulier à l'organisation féodale au nom d'idéaux égalitaires.

Cette attitude conduisit l'Eglise à interdire les flagellants (bulle du Pape Clément VI de 1349) et à les livrer à l'inquisition, ce qui conduira les chefs du mouvement au bûcher ; cependant, le mouvement se perpétuera pendant tout le XVe siècle  et s'amplifiera lors des crises et mortalités malgré les interdictions.

On dispose d'une preuve de la permanence du mouvement des flagellants dans une miniature des " riches heures du duc de Berry"  datant de 1405-8 qui les présente , comme le montre le document reproduite ci-dessous :

Ainsi, l'époque du "règne de la Mort" conduit en premier lieu à l'émergence d'une pensée millénariste d'attente d'une ère nouvelle  dont les flagellants sont la manifestation la plus tangible. Il paraît évident que cette pensée a été  largement développée dans toute l'Europe occidentale et a correspondu à un trait fondamental de l'époque  qui s'amplifiait à chaque époque de mortalité.

lundi 16 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (13) : L'enfer selon Jérôme Bosch.

La partie basse de la représentation de l'Enfer du "jardin des délices" de Jérôme Bosch comporte sur la gauche des instruments de musique qui sont utilisés pour tourmenter les damnés : luth (1), harpe comportant un damné pendu aux cordes de l'instrument (2), vielle (3), triangle (4), flûte (5) à laquelle est attaché un damné à qui on a enfoncé un flutiau dans l'anus, cromorne (6), tambour (7) dans lequel est enfermé un damné. Un gros diable (8) chante en suivant une partition imprimée sur les fesses d'un damné.

En dessous des instruments de musique se trouvent des tortures utilisant des jeux de dés. A coté, un démon ayant une tête de lapin (9) porte un demi-corps attaché à une lance, une femme est enserrée par un démon dont les bras sont des branches d'arbre (10), un homme est courtisé par une truie portant une coiffe de religieuse (11)..

La scène la plus curieuse se trouve en (12) : un diable assis sur un trône percé et surélevé avale des damnés, ceux-ci ressortent par son anus et ils tombent dans un puits comportant des vomissures, on aperçoit en effet à droite du puits un démon qui force un damné à vomir (13).

Ainsi se définissent les composantes d'un monde hanté par le règne de la mort,  Il reste déterminer la manière dont les survivants des mortalités de l'époque vont se comporter face à tout cela ...

dimanche 15 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (13) : L'enfer selon Jérôme Bosch

1- LA PARTIE CENTRALE DU PANNEAU  REPRÉSENTANT L'ENFER
La partie centrale du tableau représente tant de scènes s'entremêlant les unes avec les autres que j'ai été amené à les scinder en plusieurs extraits pour une meilleure compréhension des détails.

L'arrivée des damnés
Ils sont constitués en une sorte de cortège triomphal conduit par les diables porteurs d'oriflammes et d'armes dont des lances, ces armes sont bien utiles pour faire avancer ceux qui renâclent à le faire !

L'auberge du diable
Les tourments de l'enfer ne commencent cependant pas tout de suite pour certains, en effet le diable aime à rassurer pour mieux supplicier ensuite ! Cela explique en cet Enfer la présence d'une auberge.

Cette auberge est évidemment surprenante : le corps central est constitué d'une forme ovoïde qui évoque un œuf cassé. Cet œuf est posé sur deux arbres morts dont les branches ont troué la paroi et apparaissent à l'intérieur de l'œuf.

Les deux arbres sont posés sur deux barques flottant sur un lac glacé. L'auberge possède une tête qui porte du chapeau. Ce chapeau est composé d'un disque formant plateau sur lequel se trouve une cornemuse.

Un damné (1) se trouve au pied de l'échelle, il est encadré par trois démons, l'un possède une tête d'oiseau et des ailes de papillon ;  le deuxième, de l'autre côté, lève son épée pour obliger le damné à monter, le troisième porte une lanterne et guide le chemin. Dans l'auberge sont assis des damnés (2) que l'on fait boire. Ensuite, il est probable qu'on les invite à danser, on les aperçoit sur le disque autour de la cornemuse (3). Chaque damné est conduit par un démon ; comme on peut le voir ici, les damnés sont nus alors que les démons sont représentés de manière composite associant les corps de divers animaux et des habits disparates.

Une fois rassuré, les damnés seront livrés aux tourments de l'enfer

Les tourments de l'enfer
4- un démon ailé, habillé en chevalier et portant un bouclier pourfend de son épée un damné dont la tête est ouvert d'un casque, derrière, un autre démon se prépare à pendre un damné.

5- des damnés sont mis dans une lanterne pour flamber. Les damnés ne meurent pas puisque les souffrances de l'enfer sont éternelles, les damnés de la lanterne en sortiront pour subir d'autres tourments ailleurs.

6- un chevalier en armure étendu sur un disque  est dévoré par des animaux, ce disque est posé sur un couteau qui sectionne un autre damné.

7- un démon fait rentrer un à un des damnés dans un pot,
8- le pot est ensuite relevé.
9- un démon est assis près d'un damné et semble lui expliquer ce qui va lui arriver.

10- les démons pendent à la chaîne des damnés sur un gibet construit au dessus des flammes.
11- un couteau hache des damnés, il s'élève et s'abaisse par le mouvement de deux oreilles reliées l'une avec l'autre par une flèche, un démon maintient sous le couteau un damné qui tente de s'échapper.

12- un damné est accroché à une clé pendue au bout d'une perche provenant du globe oculaire d'un crâne d'animal, un oiseau picore l'anus du supplicié.

13- un démon fait sonner une cloche dont le gong est un damné.

En dessous de ces scènes se trouvent d'autres tourments infernaux, ils seront l'objet du prochain article.

samedi 14 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (12) : L'enfer selon Jérôme Bosch

 Jérôme Bosch est né vers 1450 à Bois-le-Duc ('s-Hertogenbosch), d'une famille originaire d'Aix-la-Chapelle installée aux Pays-Bas, à l'époque possession des ducs de Bourgogne, De son vrai nom Hieronymus van Acken, il a prit le pseudonyme de sa ville d'origine. Il est mort en 1516, c'est un peintre qui appartient donc au siècle du " règne de la mort" et qui en témoigne dans toute son œuvre.

Le triptyque qui comporte la description de l'enfer, conservé au musée du Prado en Espagne,  date de 1503-4. Il est appelé  le JARDIN DES DÉLICES ;  ce nom a été donné par référence au panneau central, il est probable que le nom primitif, actuellement inconnu,  n'était pas celui là. Le terme de "jardin des délices" est, on le verra,  totalement impropre.

Le TRIPTYQUE FERMÉ représente la création du monde, avec cet extrait d'un psaume d'Elie "Lui parle, ceci est. Lui commande, ceci existe ". Dans le coin gauche, se trouve un vieillard, manifestement Dieu dans son œuvre de création.

Les deux panneaux représentent, selon la Genèse, le monde au troisième jour :   la terre a été créée sous forme d'un cercle plat inclus dans une sphère. Au dessus de la terre se trouve le ciel, en dessous le monde souterrain. Dans le ciel se sont amassés des nuages et Dieu a créé la végétation.

Le PANNEAU GAUCHE DU TRIPTYQUE OUVERT présente une scène idyllique : au centre, se trouvent trois personnages  :  Dieu  vient de créer Ève et la présente à  Adam qui s'est tout juste éveillé. Près de là, pousse un arbre, sans doute celui de la "connaissance du bien et du mal" qui deviendra celui de la tentation. Tout autour, se développe le jardin d'Eden, il est parcouru par des animaux existant réellement (éléphant) ou fantastiques (licorne)  Au fond, des montagnes et des compositions florales fantastiques terminent le jardin, Dans cette scène, comme dans les autres,  n'apparaît aucun perspective construite, le peintre se borne à mettre au dessus ce qui est le plus lointain.

Le PANNEAU DE DROITE représente l'enfer. À l'inverse du panneau de droite, il se lit du haut vers le bas : en haut, l'arrivée des damnés, au centre,  l'auberge du diable ; tout autour, les tourments de l'enfer, beaucoup sont effectués au moyen d'instruments de musique.

Le panneau central est beaucoup plus énigmatique : il représente un jardin avec une multitude de personnages nus qui se livrent à toute sorte d'ébats dont beaucoup sont érotiques. En voici ci-dessous trois extraits :

   . Le premier montre deux personnages se livrant à des ébats amoureux dans une bulle ;  en dessous, dans une autre bulle flottant sur l'eau, on aperçoit une tête d'homme qui regarde un rat s'approchant de lui dans un tube.
   . Le deuxième présente des êtres humains au milieu d'oiseaux géants, effectuant également des ébats érotiques.
   . Le troisième extrait montre des êtres humains mangeant des énormes fraises et cueillant les fruits d'un pommier.

Que représente ce panneau central ? Certains voient une simple représentation des plaisirs de la vie, ce qui correspond pour eux au titre choisi de " jardin des délices" ; cela est totalement incompatible avec l'esprit de l'époque pour qui la luxure, amplement représentée dans ce jardin, est un péché mortel.

Il est beaucoup plus probable que Jérôme Bosch à voulu représenter ce monde de péchés (d'où la présence du pommier) que Dieu a livré au Diable, cela semble constituer une sorte de cycle dont on ne sortira jamais : Dieu abandonne les hommes du fait de leurs péchés, ceux-ci se disent " damnés pour damnés, autant en profiter ! " ce qui amène à de nouveaux péchés et à un nouvel abandon de Dieu...

Ainsi, se définit assez clairement, selon moi, l'interprétation que l'on peut faire de ce triptyque :
   . 1- Dieu a créé le monde
   . 2- il a créé l'homme et la femme  à son image en les comblant de ses bienfaits
   . 3- hélas, l'humanité n'a rien compris préférant se livrer au Mal en commettant de multiples péchés,en outre, rien ne semble le guérir de cette attirance,
   . 4- Les hommes, à cause de ces péchés, sont livrés aux tourments de l'enfer. C'est ceux-ci qui seront décrits dans les deux articles qui vont suivre.

vendredi 13 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (12) : L'enfer selon Jérôme Bosch

La mort a donc fait son œuvre, elle a entraîné vers les tombeaux les puissants et a pu agir contre l'humanité en faisant mourir un grand nombre de gens. Cette description, que nos excès et notre imprécision de langage qualifierait au moins d'apocalyptique, se référait, on l'a indiqué, à ces épidémies de peste aussi soudaines que violentes qui ponctuèrent l'époque. 

Dans ce monde où l'on pensait  que Dieu semblait avoir abandonné les hommes à cause de leurs péchés, où la terre paraissait  livrée au Diable, où Jésus semblait absent et était représenté comme un cadavre, où cette absence induisait l'impossibilité du salut, il paraissait aux hommes des XIVe et XVe siècle que la seule issue pour les morts ne pouvait être que l'enfer.

C'est au vu de cette analyse que j'ai reproduit côte à côte deux extraits de peintures :
   . L'un est l'entrée dans l'au-delà selon Pieter Brueghel
   . L'autre est un extrait du triptyque de Jérôme Bosch représentant les damnés conduits en fanfare vers les supplices de l'enfer.

On a reproché à Pieter Brueghel, dans le triomphe de la Mort,  de n'avoir jamais évoqué la rédemption et on pourrait me reprocher la même chose lorsque j'accole les deux extraits ci-dessus. Ce reproche est infondé car il correspond à une approche chrétienne du salut qui, pour les hommes de l'époque,  avait été compromis  à cause de leurs  péchés : à l'inéluctabilité de la mort semble correspondre, dans les mentalités d'alors, l'inéluctabilité de la damnation.

Cette continuité entre les deux tableaux n'existe pas seulement au niveau du thème, elle se remarque aussi dans l'ambiance et les caractéristiques stylistiques qui y apparaissent : les deux extraits ci-dessous sont placés dans l'ordre chronologique : un demi siècle les sépare, pourtant on aperçoit de frappantes similitudes :

   . En premier lieu au niveau du ciel : les deux tableaux donnent une impression sinistre :
          - un ciel rendu crépusculaire par la fumée qui s'échappe des incendies pour Pieter Brueghel,
          - une nuit noire éclairée par les flammes qui s'échappent des incendies pour Jérôme Bosch.
Certes, les deux peintres utilisent des procédés inversés (les incendies obscurcissent pour l'un et éclairent pour l'autre) mais l'ambiance de fin du monde est manifeste dans les deux tableaux.

   . Tous les bâtiments construits par les hommes et fruits de leur ingéniosité sont détruits ; chez Jérôme Bosch, ils prennent même des aspects inquiétants de monstres crachant le feu.

   . Une étendue glauque d'eau existe dans les deux tableaux ainsi qu'un pont,

   . Une porte constitue un élément essentiel dans les deux tableaux :
          - porte du sas chez Brueghel conduisant vers l'au-delà,
          - porte de l'enfer chez Bosch qui débouche sur l'enfer, cette porte est éclairée de l'extérieur par les incendies qui détruisent le monde des vivants.

    . Une autre caractéristique s'observera aussi : le tableau de Jérôme Bosch comporte une profusion extraordinaire de scènes et un grand nombre de personnages s'agitant et créant une foule d'anecdotes accolées les unes au autres, c'est aussi le cas dans les tableaux de Pieter Brueghel.

Toutes ces similitudes permettent de penser :
   . Que Jérôme Bosch a pu influencer l'oeuvre de Pieter Brueghel, ce qui est possible mais improbable.
   . Surtout, que les deux peintres ont été profondément influencés par l'ambiance de "règne de la mort" qui était encore présente dans les mentalités et dont ils ont interprété, chacun à leur manière, les caractéristiques.

Avant de décrire en détail les scènes infernales du tableau de Jérôme Bosch, il me faut présenter l'œuvre dans son ensemble car l'Enfer fait partie d'un triptyque curieusement appelé " LE JARDIN DES DÉLICES" !

jeudi 12 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (11) : Le triomphe de la mort de PIETER BRUGHEL

Ce deuxième article consacré au triomphe de la mort de Pieter Brughel l'Ancien se décomposera cinq ensembles regroupés en deux parties  selon le découpage effectué ci-dessous :

LES RAVAGES DE LA MORT

Ce qui se dégage en premier lieu dans la partie supérieure du tableau, c'est l'ambiance exprimée en grande partie par le choix des couleurs effectué :
   . Le sol est de couleur uniformément ocre, ce qui dénote une terre devenue aride où plus rien ne pousse, seuls se trouvent éparpillés des croix, des morts, des ossements d'animaux...
   . Les arbres morts sont de couleur brune, leurs branches desséchées se dressent vers le ciel.
   . Le ciel  est représenté également en brun à gauche de la scène,  obscurci par les fumées des incendies qui se produisent partout ; c'est seulement à droite qu'il s'éclaircit devenant bleu-verdâtre mais c'est pour mieux mettre en valeur les scènes de tortures qui se trouvent en avant,
   . La mer est peinte avec une couleur ocre-verdâtre qui se détache à peine de la couleur du sol, il en est de même pour la rivière qui se trouve à gauche de l'extrait présenté.

Ce choix des tonalités ocre tirant sur le brun ou sur le vert selon les endroits crée une ambiance sinistre, donne une grande unité à l'ensemble et fait en sorte que les multiples actions effectuées par la mort semblent se dissoudre dans l'environnement.

Pourtant chaque détail compte comme on peut le constater à la liste qui suit :
   . En premier lieu, on trouve un peu partout des cadavres tués par la Mort au moyen des supplices inventés par les hommes : pendaison (1), roue (2), décapitation (3) ..
   . De même, les œuvres humaines sont détruites : les villages sont incendiés et en ruines (3), les bateaux sont également incendiés et coulent (4). Une tour de guet ou un phare (5) vient d'être conquis par l'armée des morts qui crient victoire,
   . Une nouvelle offensive contre les vivants se prépare : les morts amassés dans le cimetière (6) entourant une chapelle s'organisent en une armée qui descend le chemin. Face à eux se trouvent des vivants (9) masqués par la fumée se dégageant d'un incendie, ils vont être pris en tenaille entre l'armée de fantassins descendus du cimetière et une armée de cavaliers (8) rassemblés au pied d'une falaise et partant à l'assaut.

Sous cette armée de cavaliers se trouvent deux autres scènes particulières
   . 10 une horde de morts en linceul sur une sorte de barge à demi-échouée joue de la trompette
   . 11 les vivants sont jetés dans la rivière, un peu plus loin ils sont ramassés dans un filet (12) et mis dans les tas avec les autres cadavres ...

LES COMPORTEMENTS

Voici enfin trois scènes assez particulières qui décrivent quelques attitudes tant de la mort que des vivants :
   . Un mort, vêtu d'une armure volée à un cadavre, s'empare avec délectation de l'or contenu dans un tonneau. À côté de lui, un autre mort portant le chapeau d'un cardinal soutient le cadavre d'un ecclésiastique : ainsi, même après la mort, les passions humaines ne disparaissent pas !
   . Un bouffon tente d'échapper à la mort en se cachant sous une table préparée pour un festin tandis qu'un mort déverse  sur le sol les outres de vin.
   . Deux amants se regardent, oubliant tout ce qui se passe autour d'eux, sans s'apercevoir que c'est un mort qui joue du violon derrière eux .

Le triomphe de la mort est donc total, il reste à se poser la question de savoir où vont tous ces morts que l'on précipite dans le sas ? Ce sera l'objet des prochains articles..

mercredi 11 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (10) : Le triomphe de la mort de PIETER BRUEGHEL

Le tableau appelé le TRIOMPHE DE LA MORT, conservé au musée du Prado à Madrid à été peint en 1562 par le peintre flamand PIETER BRUEGHEL (vers 1525-1569), soit largement après les XIVe et XVe siècles qui font l'objet de cette série d'articles. 

On se trouve, selon les historiens de l'art, dans la période où, en Italie,  la Renaissance est à son apogée  ( La Joconde de Léonard de Vinci a été peinte entre 1503 et 1506, le plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange en  1508-12, le jugement dernier de cette même chapelle en 1536-41.. ) et pendant laquelle les influences italiennes gagnent ce qui étaient à l'époque les Pays-Bas espagnols.

Cette impression d'anachronisme que l'on pourrait ressentir à la vue de ce tableau n'est cependant qu'un leurre : certes, le XVIe siècle est celui de la renaissance voulue comme un retour à l'antiquité greco-romaine, cependant il subsiste de fortes influences de l'art et des mentalités des périodes précédentes : à cet égard, la filiation entre ce tableau de Pieter Brueghel et ceux Jérôme Bosch est évidente (le triptyque du JARDIN DES DÉLICES date de 1504, la NEF DES FOUS de 1500) : le TRIOMPHE DE LA MORT de Pieter Brueghel témoigne donc de la persistance des mentalités anciennes du 15e siècle en plein cœur de ce que schématiquement on appelle Renaissance.

Voici tout d'abord, dans son entier, ce tableau avec, encadrés, les trois  extraits que je me propose de décrire dans cet article, d'autres scènes le seront dans l'article qui suivra.

Le TRIOMPHE DE LA MORT au cours du combat livré contre les vivants. 

On assiste à une véritable bataille avec une stratégie imparable de la part de la Mort dont les forces sont ici divisées en cinq groupes de combat :

1- au centre se tient la Mort sur son cheval de bataille, elle ressemble, à peu de choses près, à la Mort du palais Scanfani de Palerme : le cheval efflanqué bondit au dessus des cadavres que la Mort vient de tuer, la Mort est représentée en squelette, elle combat non avec son arc et des flèches mais avec une faux qu'elle fait tournoyer tout autour d'elle.

2- à l'aile droite se trouvent quelques Morts qui combattent des vivants essayant désespérément de résister, certains brandissent des épées mais cela semble peine perdue : les cadavres s'accumulent formant un tas impressionnant (3)

4- à l'aile gauche, se produit une offensive latérale de grande importance, une armée considérable de Morts, étendards au vent, sortent d'une grotte (5), livrent un combat à l'épée contre les vivants qui tenteraient d'échapper à l'offensive centrale.

6- deux armées de réserve se trouvent de part et d'autre du sas central muni d'une porte ; pour l'instant, elles sont contenues par des couvercles de cercueils qui constituent une barrière mais elles sont prêtes, si besoin est, à intervenir.

Cernés aux deux ailes, attaqués frontalement, les survivants n'ont d'autre choix que de rentrer dans une sorte de sas (7) qui doit surement les conduire sur le lieu de leur extermination ! Ce sas comporte une porte qui se soulève au moyen d'un système à balancier. Au dessus, un mort frappe sur deux tambours afin de rythmer le combat. Sur la porte se trouve une croix : comme sur les couvercles de cercueil, elle évoque plus la mort que la rédemption.

Comme on le voit. Il n'y a aucune échappatoire !

LE CHAR DE LA MORT

Ce dessin du char de la mort ressemble à peu de choses près à celui présenté dans l'article précédent : on en trouve les mêmes caractéristiques : un char empli de crânes et d'ossements (8) est conduit par un mort jouant de la vielle (9). Le char est tiré par un cheval efflanqué qui porte un mort (10) tenant une lanterne et une clochette qu'il agite pour que l'on s'écarte ! Les vivants sont écrasés par le char (10) tandis qu'une femme tombée à terre, regarde avec effroi le cheval qui va la piétiner. (11)

D'où viennent ces ossements dispersés ? : pour moi,  la réponse se trouve dans le troisième extrait ci-dessous qui montre deux morts déterrant un cercueil pour récupérer les ossements qu'il contient : un tas de crânes se trouve d'ailleurs près d'eux.

mardi 10 juin 2014

LE RÈGNE DE LA MORT aux  XIVe et XVe SIÈCLES (9) : Le triomphe de la mort et le char de la mort

Il n'y a désormais plus d'entrave à l'action de la mort : les puissants ont été entraînés dans les danses macabres vers les tombeaux, le Christ ne peut plus accomplir son oeuvre de salut envers l'humanité : la Mort, en fidèle acolyte du Diable, a maintenant le champ libre. Ce triomphe de la mort prend diverses formes artistiques : deux seront décrites ci-dessous en prologue à l'étude de l'oeuvre  magistrale de Pieter Brueghel l'Ancien appelée, elle-aussi, le triomphe de la mort

Le TRIOMPHE DE LA MORT

La première œuvre présentée ornait le palais Scalfani de Palerme, ce palais du 14e siècle devint en 1446 un hôpital, la fresque fut sans doute  peinte  à cette occasion sur un mur de la cour au dessus de l'entrée ; elle se trouve maintenant au palais Abatellis de cette même ville devenu musée régional de Sicile,

Cette fresque, d'un auteur inconnu,  se décompose en trois parties : autour du motif central  apparait une sorte de double mouvement circulaire que l'on peut suivre facilement par les numéros indiqués  :

En haut et sur le côté droit, la fête se déroule comme si de rien n'était : elle se produit dans un jardin ombragé,
     . on aperçoit un jeune seigneur promenant ses lévriers (1), deux autres seigneurs devisent autour d'une fontaine (2), des musiciens créent l'ambiance, un joueur de harpe (3) et un joueur de luth (4), des dames discutent (5)
     - soudain, un homme s'écroule percé d'une flèche (6), il est soutenu par son voisin (7) étonné par la soudaineté de sa mort,  puis une femme tombe à son tour (8), de même entourée par trois autres dames (9) qui se demandent ce qui se passe.

Les invités à la fête n'ont pas vu l'arrivée de la Mort (10) sur son cheval efflanqué (11), la mort est représentée sous sa forme habituelle d'un cadavre quasiment décomposé , elle tient un arc à la main (12), et porte un carquois  (13) attaché à ses côtés par un linge qui doit être son linceuil enroulé, ce sont ces flèches qui tuent les invités de la fête. Il convient de remarquer ici, que les bubons de la peste sont souvent associés à des blessures occasionnées par des pointes de flèches.

L'autre partie de la figuration commence en bas et à gauche :
     . Un groupe de gens éplorés formant bloc (13) regarde tristement un amoncellement de cadavres qui se trouve sous les pattes du cheval bondissant.
     . Ces morts percés de flèches, constituent un groupe confus dont émergent quelques têtes : on  y aperçoit un Pape (14), un évêque (15) un prince turc (16) un juif (?. 17), un empereur, un moine, un lettré... Ils sont tous  percés de flèches. La mort a dû les atteindre depuis longtemps puisque les visages de couleur verdâtre possèdent déjà  les marques de la décomposition.
     . Vers la droite, cet amoncellement de cadavres se relie aux deux premiers morts de la fête (6 et 8)

L'action triomphante de la mort est donc rapide avec ce cheval galopant et cette Mort qui perce de ses flèches tous ceux qu'ils rencontrent : après avoir sévi à un endroit, la Mort part ailleurs et fait irruption partout. À cet égard, l'assimilation avec la peste est d'autant plus frappante que cette fresque était peinte sur le mur d'un hôpital.

Le CHAR DE LA MORT

Il va de soi que notre esprit cartésien, à ce stade de cette description, pourrait se poser la question de savoir ce que la mort fait de tous ces cadavres ? Les hommes du 15e siècle, pour y répondre,  avaient imaginé qu'ils étaient ramassés par le char de la mort, tel qu'il est présenté ci-dessus :

Le décor de fond représente un paysage paisible avec une ville entourée de remparts (1) dont émergent quelques tours d'églises ; au pied de la montagne qui ferme l'horizon se trouve un petit oratoire (2), plus loin un paysage de montagnes aux formes arrondies couvertes de forêts (3) : rien ne semble faire imaginer la scène qui se déroule au premier plan.

Le sol est jonché de cadavres, ce sont ceux de combattants puisqu'ils sont revêtus de leurs armures et de cottes de maille (4) : à cet endroit s'est déroulée une bataille ; un seul personnage n'est pas un combattant (5), il est vêtu comme un Pape.

Le char de la mort ne prend pas la peine d'éviter les cadavres, il passe sur eux et les écrase sans aucun respect pour leurs dépouilles. Ce char est tiré par quatre bœufs noirs (6) qui piétinent aussi les morts. Au dessus du char trône la Mort entourée d'un linceul et tenant la faux qui est, avec l'arc, son arme favorite (7). Le char comporte des niches dans lesquelles se trouvent des crânes (8) : décoration ou indice que le char est plein ?

L'interprétation de cette scène est simple : la Mort  a fait son œuvre, au milieu d'une bataille, elle a fauché tant et plus, maintenant, il lui reste à charger les morts et à les conduire vers l'enfer....

Les deux scènes du TRIOMPHE DE LA MORT et du CHAR DE LA MORT ont été aussi décrites dans un surprenant tableau de PIETER BRUEGHEL ..