Dans JACQUES DE VITRY (Historia orientalis et occidentalis)
Jacques de Vitry ( vers 1160-70 ; 1240 ) est beaucoup plus négatif dans son jugement des francs de Terre Sainte que Foucher de Chartres comme en témoigne le long extrait ci-dessous dans lequel il abreuve d'injures les habitants de Terre Sainte qui se sont mal conduits dès le moment où ils ont occupé le pays. . J'ai noté ces insultes ainsi que les comportements déviants en gras.
" Toutefois ceux qui, dès le moment de la délivrance de la Terre-Sainte, ont le mieux connu la situation de ce pays...affirment... qu'aucune race d'hommes...ne lui ont nui autant que ses propres habitants, hommes criminels et empestés, scélérats et impies, sacrilèges, voleurs et ravisseurs, homicides, parricides, parjures, adultères et traîtres, corsaires ou pirates, coureurs de rues, ivrognes, mauvais bouffons, joueurs, mimes et histrions, ces moines apostats, ces religieuses devenues femmes publiques, et ces femmes encore qui abandonnaient leurs maris pour s'attacher à leurs amants, et ces hommes qui fuyaient leurs propres femmes et en épousaient d'autres ensuite.
Des hommes également abominables et habitants de l'Occident traversaient la mer Méditerranée, et se réfugiaient dans la Terre-Sainte... ils souillaient cette terre de vices et de crimes innombrables, et se livraient avec d'autant plus d'audace à leurs méchantes habitudes, que, se trouvant plus éloignés de leurs connaissances et de leurs parents, ils péchaient sans pudeur, ne craignant point le Seigneur et n'ayant aucun respect pour les hommes.
La facilité qu'ils trouvaient à s'évader, l'impunité de tous les crimes et leur extrême impiété relâchaient encore plus tous les liens de la société; aussitôt que ces hommes avaient commis quelque crime, ou bien ils s'enfuyaient auprès de leurs voisins les Sarrasins et reniaient le Christ, ou bien ils se retiraient sur les galères et les navires et passaient de là dans les îles, ou bien ils parcouraient les maisons des Ordres réguliers qu'ils trouvaient de tous côtés sur leur chemin et y obtenaient l'impunité, par l'effet d'un pernicieux privilège qui garantissait dans ces retraites la liberté de ces impies.
Quelques-uns, hommes de sang... après avoir été dans leur pays saisis [à cause] de leurs méfaits, et condamnés à une mutilation de membres ou à être pendus, obtenaient à force de prières, et plus souvent encore à prix d'argent, de faire convertir leur peine en un exil perpétuel dans la Terre-Sainte. Ces hommes, qui n'étaient point touchés de repentance, devenus habitants de la Terre-Sainte, faisaient payer aux pèlerins leurs logements à des prix excessifs, trompaient les gens imprudents et les étrangers, leur attrapaient de l'argent par toutes sortes d'entreprises illégales, et soutenaient ainsi leur misérable existence du produit des dépouilles de leurs hôtes. Dans l'espoir d'un gain plus considérable, ils offraient aussi des retraites chez eux aux sicaires et aux voleurs, à ceux qui jouaient aux jeux de hasard et aux femmes de mauvaise vie; et quant aux riches et aux puissants, afin de s'assurer leur protection et d'être soutenus par eux dans leurs iniquités, ils leur donnaient un revenu annuel... Ceux qui achetaient à grand prix la direction et le commandement des maisons de prostitution et de jeu extorquaient de fortes sommes d'argent aux femmes de mauvaise vie et aux joueurs.
D'autres hommes, que dominaient la vanité, l'inconstance ou la légèreté de leur esprit,partaient en pèlerins pour aller visiter les lieux saints, et s'y rendaient bien moins par un sentiment de dévotion que par curiosité, par l'attrait de nouveauté que leur inspiraient des pays inconnus, voulant voir eux-mêmes, non sans braver de très-grandes fatigues, les merveilles qu'ils avaient entendu raconter sur les pays de l'Orient. [ces] hommes légers et curieux tournent en vanité tout ce que le Seigneur a daigné faire en témoignage de sa puissance ...."
Ainsi, si l'on en croit Jacques de Vitry, les Etats de Terre Sainte seraient quasiment peuplés de bandits et de voyous qui ne respectent rien et ne pensent qu'à assouvir leurs plus bas instincts, établissant le règne de la luxure, de l'impiété, de la violence et de l'apostasie. Tous se laissent entraîner à cette atmosphère y compris les membre des ordres religieux.
Selon Jacques de Vitry, cet état d'esprit et cette dégradation morale de la société s'expliquent par deux facteurs :
. Ceux qui arrivent en Terre Sainte sont pour beaucoup des criminels qui ont échappé aux sanctions de la justice dans leur pays en s'exilant de gré ou de force en dans les Etats francs. Comme ils ne modifient pas leurs comportements, ils y transfèrent leur mauvais instincts, exploitant les pèlerins, créant des maisons de jeux et de prostitution.
. A cela s'ajoute le fait que l'impunité est générale. Les bandits corrompent les puissants en achetant leur silence et leur complicité ; il y a aussi toujours la possibilité pour eux de s'expatrier dans les îles et même dans les pays musulmans. Enfin, ils peuvent être accueillis dans les monastères et bénéficier du droit d'asile.
Si on extrapole ces informations, on peut supposer que cette permissivité gangrène toute la société établissant partout le règne du non-droit.
Que penser de ces témoignages presque totalement antinomiques : société idéale évoquant presque le paradis terrestre pour Foucher de Chartes ou société pervertie par une ambiance de violence sauvage et de perversité que l'on qualifierait actuellement de "mafieuse" ?
Certes, l'œuvre de Jacques de Vitry est dans son ensemble très négative et pessimiste dans sa description du monde qui l'entoure, ce qui peut conduire à tempérer ses propos, pourtant, il me semble que ces deux chroniqueurs décrivent les deux faces de la même réalité :
. Les croisades et expéditions militaires ont conduit indubitablement à l'enrichissement de ceux qui y ont participé. Chaque ville conquise fut systématiquement pillée et leurs habitants massacrés avec même la pratique de la profanation des morts à qui l'on ouvre le ventre pour récupérer les pièces d'or qu'ils auraient pu avaler. La soif éhontée de richesses a été une des motivations essentielles de nombre d'habitants des Etats francs Rappelons, à cet égard, la discussion qui eut lieu lors de la quatrième expédition d'Egypte entre ceux qui voulait prendre Le Caire d'assaut afin de la piller et le roi qui ne voulait imposer qu'un lourd tribut : le pillage enrichirait tous les participants alors que le tribut ne profiterait qu'au roi. C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre cette phrase de Foucher de Chartres, "Ceux qui étaient pauvres dans leur pays, ici Dieu les fait riches"
. Les francs se sont trouvés dans un pays dont ils purent se partager les terres et biens au détriment des autochtones : de nos jours, on appellerait cela du colonialisme. Celui qui n'était qu'un pauvre métayer dispose maintenant d'une grande ferme. On comprend que dans ces conditions, les poulains n'ont aucune envie de rentrer en Occident. (1)
. La présence en Terre Sainte d'individus aux comportements déviants n'a rien d'étonnant : quand, lors d'une confession, le prêtre apprend que quelqu'un a commis un grave délit, il lui inflige de lourdes pénitences dont le pèlerinage sur les lieux saints ( ce fut par exemple le cas de Louis VII lors de la deuxième croisade). Quand ils ont terminé leur pèlerinage, certains peuvent rester au vue de l'atmosphère délétère régnante.
. S'ajoute la venue de nombreux aventuriers qui n'ont plus rien à espérer en Occident et qui viennent en Terre Sainte par appétit de conquête et de puissance, ce sont eux qui influèrent sur l'avenir de la Terre Sainte en faisant passer leurs intérêts personnels avant toute chose. L'échec de la deuxième croisade, comme celui des expéditions d'Egypte en sont une preuve évidente. Parmi ces aventuriers, le plus avide et le plus détestable fut Renaud de Châtillon qui, par son goût éhonté du pillage, sera responsable de la bataille de Hattin qui conduisit à la quasi-disparition du royaume de Jérusalem .
. Enfin, il convient de rappeler que la première croisade a été ponctué de massacres et de pillages pendant lesquels les croisés ont montré sauvagerie et férocité, ce qui correspond assez à la description effectuée par Jacques de Vitry.
1- On peut aussi mentionner dans cette perspective et bien que Foucher de Chartres ne le cite pas, l'enrichissement des cités portuaires italiennes qui transportent dans un sens les pèlerins et qui reviennent les cales remplies des produits d'Orient qu'ils revendront à toute l'Europe. Ces marchands italiens feront systématiquement passer leurs intérêts au détriment de la pérennité des Etats francs.
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